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Réalisme/Historique
Tapiocusz : La révérence
 Publié le 24/01/17  -  8 commentaires  -  6388 caractères  -  68 lectures    Autres textes du même auteur

Grand-mère s'en va, le monde se presse et l'oppresse.


La révérence


« Salut grand-mère, ça va ? »

Ça faisait un mois que je n’étais pas passé la voir. La dernière fois, elle était à l’hôpital, dans la chambre 586 aux murs jaunes. Elle s’habituait au personnel, elle était contente de voir l’infirmière qui venait tous les jours pour le café, et puis surtout Yves, l’interne « bien gentil avec elle ». Finalement ils n’ont pas pu la garder. Trop en forme pour rester, trop faible pour rentrer dans sa campagne, on lui a trouvé une place au temple gérontocrate d’à côté.

Le bâtiment est un immeuble moderne assez banal, qui projette ce dynamisme froid des lieux où l’on force des vieux chênes à s’égosiller dans des chorales. Dans les couloirs, on croise une petite dame encore bien fringante, occupée à rattraper son vieux voisin sénile qui boite et qui déboîte. « Parfois, il se trompe et vient dans ma chambre… Moi j’ai 94 ans hein, ça fait deux ans que je suis là. T’as été prendre ton café Raymond, hein Raymond ? Mais non, ça sera pas long l’ascenseur. »

Ils ont mis grand-mère tout au bout du couloir, et du bas de ses trois jambes, ça fait loin. Arrivés au bon appartement, on entre sans frapper, tonton est déjà là. Grand-mère sourit doucement dans son ensemble Ikea qui la bouffe. Comme la dernière fois, elle paraît encore avoir vieilli de dix ans en quelques semaines, mais « ça va ». Maman dit qu’elle paraît plus en forme que la veille, et tout le monde se raccroche à ça. On s’empresse de le confirmer dans un élan commun. Grand-mère ne semble qu’à moitié convaincue par l’artifice.

La conversation des trois fois rien s’enclenche rapidement. Livide, elle comble ce vide inavouable. Le ciel bleu, tes chats, blablabla. La plaque à induction, blablabla. Tout se répète trois fois et de plus en plus fort, avec grand-mère qui tend l’oreille chaque fois plus près en toile de fond. « EDF T’A ENVOYÉ DU COURRIER MA’ », « T’AS PAS TROP CHAUD ICI ? » On s’en tient à l’essentiel, on va pas non plus s’acharner. Toutes les dix minutes, on s’échange un rire convenu et grand-mère lance à chaque fois le même sourire poli, ses lunettes qui penchent dangereusement au bout de son nez. Ça nous fait tantôt sourire et tantôt frémir.


« Allez, mangez quelque chose donc. »

On a bu le café. C’était un peu fort pour grand-mère, alors elle a rajouté le sucre qu’elle avait égaré dans le placard, sous l’évier. Ça lui a aussi rappelé qu’il restait une tarte au chocolat de ce midi. À moitié entamée, elle lève les yeux vers le ciel, la dignité qui s’envole « je me suis endormie dessus ».

Ça m’a longtemps tracassé de savoir ce que grand-mère faisait dans sa campagne. Le journal, des chiffres et des lettres, les chats, le bois, le jardin, les mûres, et la nuit noire, immense. Réglée comme du papier à musique, tu te baladais avec ton monde et je ne parvenais pas à saisir comment cette rupture aussi marquée avec nos rythmes saturés était humainement possible. « Mais tu t’ennuies pas ? » qu’on lui demandait. Aujourd’hui, la question ne nous traverse même pas. Quand le quotidien se réduit comme une peau de chagrin, les heures manquent. « Repas, dormir, et les siestes. Ça fait passer le temps quand même. »


« J’arrive pas à voir l’heure, sur ce machin-là. »

Les lieux sont chaleureux et fonctionnels. Lustre verni, canapé canari. Les espaces sont ouverts, les lignes sont épurées pour ne pas obstruer la rectitude des trains de vie. On a perdu la personnalité de la vieille maison où il faisait rarement plus de 15 degrés, où les marches craquaient sous le poids des années. Ni la Vierge ni le calendrier des pompiers ne sont ici pour briser l’uniformité.

La lumière tamisée me tape sur le système. Pourtant, elle pourrait être bien ici. Le repas de Noël en prémâché, la chorale en yaourt, la gym en fauteuil, et le ciné du troisième âge pourraient être un joli ensemble cohérent pour se laisser doucement s’éteindre. Les gens sont bienveillants ici, ils savent y faire. On avait mis dix ans à lui faire comprendre que les chaînes de télé ne s’arrêtaient pas à la 3, ils ont déjà réussi à lui refourguer une montre connectée en une semaine.


« Tu reviens demain ? »

On va y aller. Elle va bien, mais j’ai presque la nausée. La routine séculaire de la grand-mère des champs à la blouse à carreaux a été bouffée par celle lugubre des vrais vieux, ceux qui râlent pour leur anniversaire et qui sont déphasés par cette frénésie omniprésente et aliénante. Ton équilibre s’est violemment déréglé, même les mots croisés restent invariablement immaculés.

Ce qu’elle dit, c’est qu’elle voudrait juste voir du monde. « Yves va passer je crois. » Je ne pense pas, grand-mère. Yves bosse pas là, et puis, c’était son travail tu sais. D’autres viendront, Yves n°2, ou un autre matricule. Maman passera, et puis, on viendra aussi. Pendant longtemps, on passait la voir une fois de temps en temps dans sa grande maison, pour se remplir le devoir de la bonne conscience, et la panse de cakes aux fruits. Aujourd’hui, les visites macabres s’intensifient avant que tu ne battes en retraite, sans cake aux fruits. Plus de chat à dégager de la véranda à coups de balai, plus de mauvaise herbe à biner, plus de grange pour méditer. Je m’y ennuyais dans ces visites de routine, c’était toujours la même vieille rengaine. Mais tu étais mon métronome identitaire je crois.


« J’ai pas le temps. »

Tonton veut se promener, grand-mère ne peut pas, « j’ai pas le temps » comme elle dit. Elle ne le dira pas explicitement, mais il faut juste qu’elle se hâte aux toilettes. Pour stopper l’hémorragie de son autonomie qui s’enfuit. Les couches trônent sur la table basse, implacable signe que la déliquescence avance. Tant que le couperet n’est pas tombé, elle essaiera de se replier, sur ce dernier carcan d’intimité. Ça prendra le temps que ça prendra mais elle réajustera aussi sa barrette avec l’imprécision tendrement cruelle de la nonagénaire.

La course contre la montre est perdue d’avance, et je pue le fatalisme. Même si le printemps prochain tu rentreras peut-être à la maison, tu tireras ta révérence, et ton monde avec toi. On te volera alors quelques derniers sourires pour se reconstruire l’idéal de la dernière bataille, et pour oublier que tu n’es pas partie comme une fleur au crépuscule de l’été. Que tu es partie, fanée, amaigrie, flétrie, submergée par les machines et les cris, avec l’interminable agonie des jours tristes.


 
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   plumette   
2/1/2017
 a aimé ce texte 
Un peu
ce texte me donne l'impression d'avoir été écrit à la va vite et à peine relu!
ex : "Finalement ils ne l’ont pas pu la garder"

j'ai buté sur un certain nombre de formules que je n'ai pas trouvé très heureuses.
ex: "on lui a trouvé une place au temple gérontocrate d’à côté."
"Le bâtiment est un immeuble moderne assez banal, qui projette ce dynamisme froid des lieux où l’on force des vieux chênes à s’égosiller dans des chorales. "
"dans son ensemble Ikea qui la bouffe"
"et du bas de ses trois jambes, ça fait loin"
"avec grand-mère qui tend l’oreille chaque fois plus près en toile de fond."

Et je pourrais continuer! il me semble que l'auteur n'a pas fait un véritable choix entre un ton un peu intimiste et triste sur la réalité de cette mise à l'écart de grand-mère qui attend sa fin et un ton plus caustique et distancié pour décrire cet univers.

c'est dommage!

plumette

   Marite   
3/1/2017
 a aimé ce texte 
Bien
" La conversation des trois fois rien s’enclenche rapidement."
C'est la petite phrase qui m'effraie le plus dans cette nouvelle, très réaliste. Plus de communication vraie, plus de questions à poser à la grand-mère en dehors de ces "riens" et pourtant, ne devrait-on pas lui demander de " se raconter " ? C'est l'heure de passage du témoin qui est arrivée et personne ne le prend en compte semble-t-il ... très triste je trouve.
Laisse-t-on à cette grand-mère le temps de parler, de dire, d'expliquer même peut-être ? Grand silence sur ce qui approche inéluctablement ? Peut-être aimerait-elle que quelqu'un en parle avec elle, histoire d'exorciser la peur de l'inconnu qui sera là, demain ...

   GillesP   
3/1/2017
 a aimé ce texte 
Bien
J'ai bien aimé cette nouvelle. J'ai pensé à ma propre grand-mère, qui est, elle aussi, dans une maison de retraite, preuve que cette histoire particulière a bien une portée plus large, universelle, ce qui justifie le placement dans la catégorie "réflexion".
L'écriture m'a plu dans l'ensemble: elle est simple, adaptée à l'événement malheureusement banal raconté. Elle ne cherche ni la grandiloquence, ni le pathétique.
Quelques petits détails sont peut-être un peu maladroits: la présence incongrue du verbe "bouffer" au sein d'une narration plutôt soignée, par exemple. Peut-être est-ce un effet stylistique, mais je ne le trouve pas du meilleur effet. Et puis: "Le repas de noël en prémâché, la chorale en yaourt, la gym en fauteuil, et le ciné du troisième âge": cette énumération ne m'a pas vraiment convaincu. "pour se remplir le devoir de la bonne conscience, et la panse de cakes aux fruits": ce zeugma est une bonne idée, mais je ne le trouve pas bien formulé: on ne se remplit pas le devoir de la bonne conscience. "avant que tu ne battes en retraite, sans cake aux fruits": je n'ai pas compris ce que je suppose être un clin d'œil.

J'ai bien aimé la dernière phrase.

   Anonyme   
24/1/2017
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Bravo.
Même si tout est exacerbé, c'est tellement ça. Vos avez narré à la perfection ce qu'était une fin de vie, du moins juste avant, sans prendre de pincette, mais avec une vérité, qui peut faire frémir. Cela peut paraître cru, car votre histoire oblige à regarder les choses en face, et surtout vous le dites sans tabous, j'ai presque envie de dire, que vous décrivez ce monde sénile, avec une sincérité déconcertante.
J'ai bien aimé la description des dialogues ennuyeux, c'est si vrai qu'on s'y croirait. Des discours sans queue ni tête, comme vous avez raison.
En tous cas ce texte m'a parlé, il est écrit sur un rythme agréable, où vous avez réussi à décrire un monde qui malheureusement existe, et qui pose des questions d'ailleurs.
C'est pour toutes ces raisons que j'ai adoré vous lire, le style, le fond, la forme.
Un grand merci.

   MissNeko   
24/1/2017
 a aimé ce texte 
Bien
Bonjour

J ai beaucoup aimé le ton intimiste et réaliste de votre nouvelle. Beaucoup de vérités sont énoncées : on parle de pas grand chose, c est le vide, on fait comme si tout allait bien, on se raccroche à la moindre amélioration pour se donner du courage et de l espoir. Mais au fond de soi on sait que la fin est proche. Les souvenirs s égrènent et s envolent.
Beaucoup de nostalgie et de résignation.
J ai moins aimé certaines formulations et surtout les changements de personnes : parfois vous dites "tu" en plein milieu d'un paragraphe où vous menez une réflexion sans discours direct. Je pense que le discours direct/ indirect est à revoir ici.

   Solal   
25/1/2017
 a aimé ce texte 
Un peu ↑
Bonjour,

Durant ma lecture, mon attention s'est surtout concentrée sur la critique des "résidences séniors".
Bon, je vais pas cacher mes cartes, je bosse dans la santé. L'univers de la personne âgée dépendante, je connais. (enfin j'ai connu) Ce qui influe sur ma lecture. Je vais donc essayer de commenter le fond de votre histoire sans me montrer trop pointilleux. (petit exemple quand une personne âgée paie pour une chambre elle l'aménage comme elle veut, c'est son lieu de vie)
J'ai aimé les discussions où personnes ne sait quoi dire, le choc entre les souvenirs d'une dame vaillante et la réalité d'une petite vieille dépassée par les années.
Je voulais juste vous dire que, à mon avis, votre texte prend le sujet par le mauvais bout.
J' aurai préféré que vous exploitiez plus la sphère intimiste du récit.
Un texte qui ne m'a pas vraiment touché mais il s'en est fallu de peu.

Bien à vous.

   Donaldo75   
28/1/2017
 a aimé ce texte 
Bien
Bonjour Tapiocusz

Je m'attendais à un texte plus dur, au vu du sujet, mais, finalement, il est plutôt triste; j'ai aimé:
- les allers-retours entre la situation de la grand-mère dans son centre pour seniors et sa vie précédente à la campagne
- le dégoût du narrateur pour une réalité pourtant incontournable, puisque c'est sa famille qui l'a placée là
- les références aux petites phrases toutes faites des gens que ça emmerde de venir en ces lieux pour n'avoir rien à dire à quelqu'un qui meurt à petit feu

J'ai moins aimé la fin, après « J’ai pas le temps. »

Merci pour la lecture,

Donaldo

   micherade   
29/1/2017
 a aimé ce texte 
Un peu
Bien entendu je reconnais ces lieux, la vie rétrécie des personnes âgées qui vivent dans ces maisons de retraite, l'ennui de ceux qui y vivent et la gêne des visiteurs. Mais je trouve que le texte n'est pas suffisamment construit; et le propos est exprimé en demi-teinte; il aurait fallu peut-être aller un peu plus loin car effectivement il y a beaucoup à dire sur ces lieux et sur la déchéance bouleversante de ces vieillards.
Par ailleurs l'écriture est parfois maladroite : répétition de "ça", des impropriétés , des tournures bizarres notées dans les commentaires précédents.
N'oubliez pas qu'écrire une nouvelle c'est écrire une oeuvre littéraire. Allez, reprenez ce texte et vous obtiendrez un résultat bien meilleur.


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