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Fantastique/Merveilleux
tatanlongi : Les yeux d’un noir profond
 Publié le 12/03/20  -  5 commentaires  -  23345 caractères  -  50 lectures    Autres textes du même auteur

Nata perd sa femme et sa fille lors de l'accouchement. Il ne s'en remet pas, jusqu'au jour où il revient au village avec une nouvelle femme, une étrangère qu'il aurait épousée dans un village inconnu, et leur fille. Mais le village ne les accepte pas.


Les yeux d’un noir profond


Je fus moi-même témoin de ces faits que je vous conte.

Certains midis, le soleil ne brille pas. Il brûle. Ce midi-là, les rayons du soleil dardaient, coloriant les toitures en paille d’une lumière rouge et bleue. Les femmes hurlaient. Les pleurs semblaient ondoyer comme sous la houlette d’un maestro un peu fou. Les pleurs montaient, les cris stridents déchiraient le ciel de Malonde. Les hommes pleuraient aussi. Certains se laissaient aller comme des femmes. Le tragique de la mort de Ndinga permettait sans doute un instant d’oublier l’étiquette traditionnelle, « un homme ne pleure pas ». C’était un triste midi, un de ces midis où le soleil à son zénith se teignait aux couleurs du crépuscule. Le veuf éploré ne pleurait pas. Ses yeux étaient vides. Son épouse avait succombé en donnant la vie. Cruel paradoxe. Sa première, unique et inutile corvée de mère avait épuisé son souffle de femme. Après que la mère s’était éteinte, l’enfant, une fille toute belle et avec les yeux d’un noir profond, a bien respiré quelques heures. Mais vite, très vite, elle l’avait suivie sans doute un peu perdue toute seule dans ce monde qui doit avoir mauvaise réputation dans le pays des bébés.

Les pleurs des jeunes filles célibataires étaient-ils sincères ? Ndinga était une étrangère venue dans les bagages de sa sœur, la femme de Mbata le forgeron. Arrivée à douze ans, elle n’avait jamais vraiment intégré les groupes des filles de son âge. Seule la timide Miezi était son amie. Seule avec elle, elle avait affronté les matins brumeux, allant puiser de l’eau. Seule Miezi avait partagé ses jeux. Seule Miezi ce jour-là la pleurait sincèrement.

La nouvelle des fiançailles de Ndinga et Nata Mambu avait eu l’effet d’une déflagration. L’éclair fendant en deux le gros arbre à palabre au beau milieu du village n’aurait pas été plus foudroyant.

Elles étaient toutes éperdument amoureuses de Nata dans le village. Ce jeune a les traits de sa défunte mère dont la beauté éblouissante est encore chantée par les griots. Même son gros nez a un charme ensorceleur. Ses yeux sont tout petits, des petites billes malicieuses et mobiles qui donnaient le tournis à ces demoiselles et à leurs mères. Eh oui ! Les mamans aussi étaient troublées par ce bel étalon. En plus d’être beau, bâti comme une statuette de guerrier sculptée pour dessiner chaque muscle d’un corps souple et effilé, il était poli et serviable, tout le temps en train de courir dans tous les sens pour faire plaisir et rendre service à toutes les matrones du village. Une chose est sûre, le jour où Ntangu, le cousin de sa mère qui lui servait de tuteur coutumier, a demandé pour lui la main de Ndinga, le village a couvé la nuit plus d’un sanglot de déception.

Pauvre Ndinga, sûrement mangée par une de ces sorcières ou sacrifiée Dieu seul sait dans quelle néfaste conspiration ! Quelle femme, cette Ndinga ! Quel homme ne perdait pas la raison en la regardant marcher lascivement dans la cour du village ? Au milieu des autres filles, elle paraissait d’un autre monde. Sa peau était sombre, que dis-je ? Noire. Noire de jais. L’iris de ses yeux était tout aussi noir, d’un noir profond, si profondément noir que personne n’en pouvait soutenir le regard. Et ses courbes ? Laissez-moi vous raconter les histoires de ses courbes. Quelles histoires ! Quel homme du village n’a pas rêvé Ndinga couchée dans le secret de sa case, lui tournant le dos ?

Cette étrangère que les filles de son âge regardaient de travers et qui avait eu le toupet, comble de l’outrecuidance, de ravir le cœur du plus beau parti du village, la pleuraient-elles d’un cœur sincère ? Du cercle des Notables d’où je regardais, impassible en apparence, triste au fond de moi, j’en doutais.


*


Le deuil passé, la vie reprit sa morne cadence, si propre aux journées de saison sèche. Les villageois de Malonde avaient chacun un œil à leurs tâches quotidiennes et un autre œil bien soutenu sur les allées et venues de Nata. Six lunes étaient passées, il se métamorphosait en fantôme. Ses rapports avec autrui se bornaient au strict minimum, et il disparaissait des journées entières. La plaie était encore béante, mais nul ne doutait qu’un beau sourire de femme aurait vite cicatrisé cette blessure, « les hommes ne pleurent pas longtemps ».

Mais le temps passait et Nata ne guérissait pas. Ses yeux restaient vides, son regard fuyant, ses gestes lents, sa voix à peine audible. Il maigrissait chaque jour, ses joues se creusaient, il s’asséchait.

Mfumu-A-Malonde, le Chef du Village et lointain oncle de Nata – tout le monde est parent dans notre village pratiquant les unions endogamiques vutula menga – le convoqua devant lui. Nata traînait son corps comme un fardeau, les yeux pochés comme ceux de Mvumbi, le fabricant de vin de palme connu pour être un saoulard invétéré, la démarche presque titubante, les bras ballants paraissant plus longs, les lèvres sèches et le regard dur. Les villageois le suivaient de loin, vainement d’ailleurs, car personne, hormis les Notables, n’aurait eu le droit d’approcher suffisamment le gros baobab qui sert aujourd’hui encore de Cour de justice, de cour tout court et de lieu de réception pour le Chef de Village.

Après les formalités traditionnelles, les salutations respectueuses des notables au Chef, et de Nata au Chef et aux notables, le dos bien courbé, le fameux baka lukofi, le Chef ne prit pas quatre chemins.


– Nata Mambu, dans ce conseil des notables, le malheur qui t’a frappé ne nous est pas inconnu. Moi-même, j’ai perdu deux épouses, l’une d’elles dans les mêmes conditions que toi, avec une fille qui venait de sortir de ses entrailles et qu’elle emporta avec elle. C’est une épreuve difficile, surtout pour un jeune esprit comme le tien, car si vous autres jeunes êtes au sommet de votre force physique, votre force mentale n’est pas encore affermie. Je comprends ta douleur. Mais tu es un homme, un des plus courageux, un des plus forts, un des plus attentifs aux enseignements des anciens, un des plus serviables, toujours prompt à effectuer des corvées pour les mamans du village, un de ceux dont je suis le plus fier. Je ne peux te laisser te morfondre ainsi. Tu dois sortir de ton sommeil. La piste la plus simple est le mariage. Seule une femme peut combler le vide laissé par une autre femme.

– Mfumu ! a répondu Nata en répétant le baka lukofi, je ne suis pas encore prêt. Je vous en supplie respectueusement, je voudrais attendre deux ou trois saisons de pluie avant de m’engager à nouveau.


Je regardais Mfumu. Je le connaissais depuis notre tendre enfance. C’était un bon Chef, sage et pondéré quand il le fallait, intraitable quand c’était nécessaire. Je savais qu’il ferait preuve de mesure dans cette circonstance-là.


– Rien n’est pire qu’un mariage que celui qui unit des cœurs, lorsque l’un d’eux n’est pas encore prêt. Les parents parfois abusent des pouvoirs sacrés que Nzambi-A-Mpungu et les ancêtres leur ont légués. Ils doivent veiller à ce qu’à l’âge raisonnable leur fils ou leur fille se marie. Mais ils ne doivent surtout pas forcer les unions. Il y a toujours entre la folie de l’action qui force l’instant non propice et la procrastination qui attend indéfiniment le temps parfait, une voie moyenne de la sagesse qui persuade le soleil à se coucher au crépuscule, le moment prévu pour lui. Tu réprimes un sourire, jeune homme, pourtant, c’est la simple vérité. Mais tel n’est pas notre sujet. Je vais accéder à ta demande. Tu n’es pas si âgé au point que ton célibat inquiète. Je vais te charger d’une mission. Peut-être que d’ici-là, tu auras grandi.


Mfumu fit un geste de la main. Un des notables, Mpova se lèva et pénétra à reculons dans la case des fétiches du Chef, comme le commande la tradition, et en ressortit quelques minutes plus tard avec un gros sac en cuir, cette fois en marchant dans le sens de ses pieds. Il remit le gros sac en cuir au Chef en murmurant des paroles dans la langue des Grands initiés que seuls nous notables comprenons. Mfumu le tendit à Nata :


– Mon garçon, je te mande d’aller remettre ce présent au Mfumu de Mpanga. Il est situé à trois cycles lunaires de marche d’ici. Nzita que j’y ai envoyé la dernière fois te donnera les indications pour y arriver sans encombre. Voilà des dizaines de saisons de pluies que nous échangeons ainsi des présents en signe de l’amitié des deux anciens Mfumu. Nzita t’expliquera tout ce que tu dois savoir. Tu resteras chez eux un cycle lunaire et ensuite tu reviendras. Tu seras donc revenu avant le début de la prochaine petite saison sèche.


*


Il partit trois saisons de pluies. Pendant ce temps, le Chef de Mpanga avait envoyé lui aussi un émissaire et son présent à Malonde. L’émissaire nous raconta que Nata avait accompli sa mission à la grande satisfaction du Mfumu de Mpanga. Qu’il y était resté une lune avant de repartir avec la bénédiction du Mfumu qui avait apprécié son sérieux et sa serviabilité. Il y avait plusieurs lunes qu’il avait quitté Mpanga, il aurait déjà dû être de retour chez nous. Le village s’inquiéta longtemps et un jour, aux aurores, Nata revint. Mais pas seul.

C’était un matin orageux. Le ciel était tout noir. Les nuages menaçaient d’exploser en une grosse averse. Le genre d’averses qui tombent du matin au soir et forcent les villageois au repos. Les enfants qui jouaient sans se préoccuper de savoir si les trombes tomberaient ou pas le virent descendre la pente qui mène à la place principale du village. « Il est revenu ! Il est revenu ! Nata est revenu ! », phrases qui firent sortir de leurs cases tous les villageois, fonçant sur la place pour apercevoir le revenant. « Il n’est pas seul ! Il y a une femme et un enfant avec elle ». Tout le monde put le voir. Nata ne revint pas seul.

Elle paraissait belle comme une mami-wata. Sa peau sombre, que dis-je ? Noire, noire de jais. L’iris de ses yeux était tout aussi noir, d’un noir profond, si profondément noir, au point que personne n’en pouvait soutenir le regard. Et ses courbes, ses courbes étaient toute une histoire, une histoire de sensualité, une histoire déhanchée, se dandinant, racontant des promesses, des nuits folles et des journées à ne pas vouloir la quitter d’une semelle. L’enfant devait avoir deux ou trois saisons de pluie, elle était belle comme sa mère, elle avait un magnifique teint d’un noir profond et l’iris de ses yeux était tout aussi noir.

Dans la case du Chef, le jeune Nata nous racontant comment s’était déroulée la mission, ce que nous savions déjà, fut interrompu par Mfumu, qui lui demanda de nous narrer ce qui s’était passé pendant son retour. Il nous raconta qu’il s’était perdu sur les pistes, fourvoyé dans un village au-delà de la forêt. Dans ce village, dénommé Mputu, il avait vécu toutes ces dernières saisons. Il y avait épousé sa nouvelle femme Luzolo, et celle-ci avait conçu cette belle petite fille, Miezi. Il présenta les cadeaux que sa belle-famille avait envoyés au Chef et à sa famille en signe d’amitié et preuve qu’elle avait accepté l’union de leur fille avec Nata. Mfumu demanda à voir son épouse et sa fille. Il leur posa quelques questions et les autorisa à habiter avec lui au village.

J’avais un sentiment assez confus. Bizarre même, en présence des deux étrangères. J’en fis part au Chef, il confessa ressentir la même chose. Mais il fallait, dit-il, « laisser les ancêtres nous aider à voir clair dans cette histoire ».

Au village, la vie reprit comme auparavant. Nata redevint le garçon serviable et apprécié de tout le monde. Son épouse et sa fille, tant bien que mal, s’intégrèrent dans la vie de la communauté. Mais elles restaient solitaires, peu aidées par une méfiance générale.

Des rumeurs couraient au village plus rapides qu’un lièvre poursuivi par les chiens-chasseurs. Plusieurs villageois racontèrent avoir connu des cauchemars pendant lesquels Luzolo tentait de les étrangler. D’autres prétendirent avoir aperçu des lueurs inquiétantes la nuit dans la case de Nata. Il y a également ceux qui dirent que des voix autres que celles des trois membres de la famille Nata étaient audibles la nuit tombée, dans cette case. Une chose était certaine et dont je pouvais, moi, témoigner, chaque fois que je croisais la femme et sa fille, tous les poils de mon corps se hérissaient. J’avais comme une inexplicable peur, aussi subite que passagère. Et je n’étais pas le seul. Plusieurs villageois témoignèrent de la même sensation bizarre et indicible, surtout les plus âgés.


*


Plusieurs fois la lune avait accompli son cycle mystique, maigrissant et s’arrondissant tour à tour. Nata et sa femme et leur fille vivaient en paix mais un peu à l’écart. Seule Miezi, l’amie de la défunte Ndinga fréquentait régulièrement la famille dont la petite fille portait son nom. Ses congénères ne cessaient de tenter de l’éloigner d’elles. Elle répondait invariablement que Luzolo était une personne gentille et serviable et qu’elles s’entendaient à merveille comme si elles s’étaient toujours connues. La méfiance du village loin de se dissiper s’aggravait envers les étrangères. Un fait renforça encore plus la méfiance du village.

Nkunga, un jeune du village, fut trouvé un matin raide mort, le bras gauche tout enflé. Il ne s’était plaint d’aucune douleur ni la veille ni plusieurs jours plus tôt. Il se racontait que la veille, il avait grondé la petite Miezi, la fille de Nata et Luzolo, lui ordonnant de s’éloigner de sa case. Et comme la fillette prenait son temps pour s’en aller, il l’avait soulevée de son bras gauche, selon les témoins, et déposée sans ménagement plus loin. Sa mère Luzolo qui avait assisté à la scène vint reprendre sa fille et foudroya Nkunga de son regard, avec ses yeux noirs, d’un noir profond. Tous ceux qui avaient assisté à la scène prétendaient avoir été glacés d’effroi par ce regard.

Pour mettre fin au doute, le père de Nkunga consulta le féticheur Mfinda. Celui-ci, après examen des esprits des ancêtres et autres génies de la nuit et du jour et surtout sa calebasse d’eau magique qui montrait les images des coupables de visu, conclut que la mort de Nkunga avait été causée par des esprits maléfiques, des esprits des morts. Et qu’aucun vivant n’y était impliqué. Hélas, un brouillard l’empêchait de voir avec exactitude quels esprits avaient causé un tel forfait et pourquoi.

La méfiance envers Luzolo et sa fille ne baissa pas. Au contraire. Bien qu’officiellement disculpées par le féticheur le plus puissant du village, elles subissaient une véritable mise en quarantaine. Les villageois restaient convaincus qu’elles étaient mêlées à ce décès et qu’elles pratiquaient la sorcellerie. C’était donc leur puissance de sorcières qui avait dérouté les recherches du féticheur. Curieusement, Nata lui, était épargné de la vindicte populaire. Il était plutôt plaint, considéré comme la victime et même l’otage de cette sorcière.

C’est dans cette atmosphère pesante au village que survint l’épidémie de cette maladie mystique qui faisait cracher du sang. C’est le chasseur Funga qui le premier y succomba. Il se réveilla avec des douleurs au ventre. Toute la journée une furieuse diarrhée sanglante s’en prit à lui. Le soir, il cracha le sang et la nuit, il mourut. Ce mal si soudain et meurtrier meurtrit tout le village. Et tandis que sa famille se préparait à consulter le féticheur le lendemain matin, sa seconde épouse fut prise des mêmes maux. Et le soir n’arriva pas qu’elle succomba également.

Au bout d’une semaine, une dizaine de villageois fut terrassée dont cinq membres de la famille de Funga. Le féticheur Mfinda demanda à s’enfermer. Il sortit de sa retraite au bout de deux jours et il rassembla le village à la grande place pendant que tombaient encore de nouvelles victimes.

Il annonça deux grandes nouvelles : les ancêtres demandaient que le village soit déplacé de l’autre côté de la rivière. Mais auparavant, les esprits promettaient de mettre hors d’état de nuire le ou les coupables de ce mal. Mfinda devait se rendre en pleine forêt pour cueillir les plantes commandées par les esprits afin de préserver les survivants du mal.

Le lendemain du départ de Mfinda pour la Grande forêt, le village se réveilla, encore un peu engourdi. Quelques malades déchiraient le silence matinal par leurs cris de douleur. Régulièrement des femmes criaient les noms des parents ou des maris qui allongeaient la liste de ceux qui étaient mangés par le mal mystérieux.

Pour les habitants de Malonde, les coupables étaient connues. Pendant cette période de souffrance collective, les faits et gestes de ces présumées fautives étaient scrutées avec une attention absolue. Mais personne depuis ce matin-là ne les avait vues sortir de leur case. Ce bruit répandu comme un feu de brousse, tout le village se retrouva devant leur demeure. Malgré les appels, les bruits de la foule, seul le silence fit écho. Leur porte enfoncée, le vide de leur demeure révéla avec une implacable évidence cette certitude que la foule portait déjà en elle : Nata et sa famille s’étaient échappés du village.


*


Entre-temps Mfinda était revenu. Je lui fis le rapport des événements survenus en son absence. La fuite de Nata et des siens en tenait la une. Le féticheur sembla troublé par cette nouvelle. « Aurais-je eu raison ? » se répétait-il dans un murmure. Il ordonna que les fuyards fussent poursuivis et rattrapés, ramenés au village, « ligotés s’il le faut ! » vociféra-t-il.

Un groupe de jeunes gens alertes et vigoureux se lança à la poursuite de Nata et de sa famille. Ils retrouvèrent leur trace aisément. Toutefois, la forêt tout entière se mit en travers leur chemin. Un gros arbre tombé presque devant eux, un essaim d’abeilles les attaquant, une piste pourtant praticable bien connue d’eux soudain encombrée de lianes et impossible à passer. Les esprits de la forêt étaient complices des fugitifs, se disaient-ils.

Les jeunes gens furent intrépides et malgré la forêt qui fut si peu amène avec eux, ils rattrapèrent Nata et les siens, en faisant sacrifice de leur sommeil et des moments de répit qu’ils auraient pu légitimement s’accorder. Nata veillait, assis au bord de la lagune aux crapauds, bien connue des chasseurs, sa femme et sa fille couchées sur et sous des peaux de bêtes.

Nata entendit un bruit et se dressa, sa lance au poing. « Nata ! Nous ne te voulons aucun mal ! Nous te ramenons simplement au village. Nous sommes plus nombreux que toi. Rends-toi ! Protège ta famille, il ne leur sera fait aucun mal. » Nata se cambra de plus belle, prêt à sauter sur le premier qui se serait placé à portée de sa vue. N’ayant pas d’autre choix, l’un des jeunes hommes fendit l’air d’une flèche. Elle se planta sur la cuisse de Nata qui s’effondra tout en s’écriant : « Ne touchez pas aux miens, frères ! ».

Le retour se déroula sans encombre. Le groupe avançait dans le silence : personne n’adressait la parole à l’autre. Au village, ils furent reçus par des cris de haine. Mfumu d’une voix forte mit fin à ce tohu-bohu. Le féticheur qui s’était retiré, revint avec une grosse marmite contenant un liquide verdâtre. Chaque villageois but une gorgée de cette décoction amère, y compris Nata et sa famille. Le féticheur affirma que personne n’ayant bu ce produit ne souffrirait plus de ce mal mystérieux qui décimait le village. Ensuite, il demanda au Mfumu et aux notables de le suivre en retrait.


– Mfumu et vous tous mes pairs notables de ce village, je ne vous en dirai pas assez, je ne vous en dirai pas trop, je ne vous en dirai pas moins. Je vous en dirai ce que me dictent les esprits des ancêtres. Je vous dirai ce qu’ils me permettent de vous dire parce que ce qu’ils souhaitent que vous sachiez, vos yeux s’ouvriront et vous le verrez.


Pendant qu’il prononçait ses paroles incompréhensibles, ses yeux semblaient sortir de leurs orbites. Je vis quelque chose que je n’avais pas l’habitude de voir chez ce féticheur réputé et expérimenté : il avait peur. Une véritable peur avec de grosses gouttes de sueurs qui perlaient sur son torse nu. Il se leva et nous demanda de le suivre. Nous rejoignîmes les autres villageois et ensemble sous les ordres du féticheur Mfinda, nous nous dirigeâmes vers la rivière. À l’endroit où elle pouvait être traversée à gué, Mfinda nous fit un signe et nous nous arrêtâmes. Il nous expliqua que chacun devait traverser la rivière à cet endroit-là, après avoir craché sur le rivage. Il dit « celui qui est coupable de ce qui nous est arrivé au village ne traversera pas la rivière, il sera avalé par les eaux commandées par les esprits de nos ancêtres ». Je ne pus m’empêcher de sourire un peu. En effet, il était impossible même à un enfant de huit ans de se noyer à cet endroit de la rivière.

Tout le monde traversa sans encombre. Presque tout le monde. Car, alors que nous traversions en dernier avec le féticheur, nous nous retournâmes devant le spectacle insolite de Nata en train de se battre avec une sorte de tourbillons qui empêchait Luzolo et Miezi de traverser la rivière.

Il y eut soudain un violent éclair. Une blanche lumière qui nous aveugla tous. Et comme un brouillard se dissipa devant nos yeux. Nous vîmes ce que nos yeux refusaient de voir durant toutes ces lunes. Luzolo, la femme de Nata n’était pas une étrangère : elle était Ndinga. Oui Ndinga, sa femme, la défunte. Le sortilège était tellement puissant que nous n’avions pas reconnu ses yeux noirs, si profondément noirs, si particuliers !

Elle ! Je compris soudainement ce malaise que je ressentais à son approche ! C’était une revenante ! Et cette petite fille était, elle aussi, la fille défunte de Nata et de Ndinga. Pendant que dans ma tête tourbillonnaient mille pensées et que je tremblotais de toute ma couardise, des jeunes gens revinrent sur leurs pas et se saisissant de Nata, l’obligèrent à lâcher sa femme et sa fille que le tourbillon retenait prisonnières. Et un second éclair déchira le ciel d’un feu brûlant et tomba en plein milieu du tourbillon, une nouvelle lumière éblouissante, Luzolo ou plutôt Ndinga et sa fille disparurent.


*


Je vous ai conté, chers petits-fils et petites-filles, l’histoire de Nata Mambu. Le forgeron muet, si beau et si aimable. C’est ce jour-là qu’il perdit l’usage de la parole. Les ancêtres n’ont pas voulu qu’il raconte ce qui lui était réellement arrivé dans ce fameux village d’où il était revenu remarié à sa défunte femme, de peur que des villageois soient tentés de l’imiter en faisant ressusciter des morts qu’ils auraient trop aimés. Mfinda en savait certainement plus sur cette terrible histoire, mais lui non plus n’a pas voulu en dire plus, jusqu’à sa tombe.

C’est ainsi que le village s’est déplacé de ce côté-ci de la rivière. Nata, le toujours bel étalon, devenu muet, a épousé la fille du forgeron et celui-ci n’ayant ni enfant ni neveu, l’initia à l’art du chalumeau, et depuis, il est devenu le forgeron célèbre auprès de qui accourent les envoyés des Mfumu des villages avoisinants. Mais de mots, il n’en sort plus de sa bouche. Souvent le soir, il joue sur sa harpe une complainte tellement triste que je semble l’entendre pleurer sa fille et son épouse tellement aimées qu’il n’avait pas hésité pour elles à remettre en cause les équilibres naturels entre le monde des visibles et des invisibles.


 
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   maria   
16/2/2020
 a aimé ce texte 
Bien
Bonjour,

Les noms ( à la consonance inhabituelle) des nombreux personnages ont compliqué ma lecture.
Pas si nombreux que ça, en fait. Puisque Luzolo- la nouvelle épouse de Nata, et sa fille Miezi s'avèrent être Ndinga et sa fille dont on avait célébré les funérailles.
Une histoire de revenants, donc.
A Molonde, on n'aime pas les personnes à la peau "noire de jais". On les soupçonne de sorcellerie, les accuse d'être responsables de "la maladie mystique qui faisait cracher le sang" dont sont morts de nombreux villageois.
N'est-ce pas le racisme que l'auteur(e) a traité dans cette histoire ?
Les comportements des villageois, leur méfiance, leur jalousie, l'exclusion de l'étranger sont intemporels et dépassent les frontières.
Tout rentre dans l'ordre, à la fin : "le bel étalon" épousera une femme bien de chez eux !
On peut facilement transposer cette histoire dans notre monde actuel et réel.

Je regrette que "les esprits de la forêt étaient complices des fugitifs" n'a pas été développé, pour donner plus l'effet poétique du fantastique-merveilleux.

Merci du partage et à bientôt.
Maria en E.L.

   poldutor   
17/2/2020
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Bonjour
Voila une nouvelle comme je les aime : d'abord le dépaysement, l'Afrique, puis c'est un conteur qui parle, on l'imagine entouré d'auditeurs attentifs, ensuite le mystère du voyage de Nata, et enfin la résurrection de sa famille. Cette histoire me rappelle toute proportion gardée le roman de S. King "Simetierre", le coté horrible en moins...
J'ai admiré la sagesse du chef et du guérisseur
Le récit est ponctué de mots et d'expressions zaïroise (?) qui le rendent encore plus authentique : mami-wata, vutula menga,baka lukofi...
Belle description de la beauté de la femme africaine :
"Elle paraissait belle comme une mami-wata. Sa peau sombre, que dis-je ? Noire, noire de jais. L’iris de ses yeux était tout aussi noir, d’un noir profond, si profondément noir, au point que personne n’en pouvait soutenir le regard. Et ses courbes, ses courbes étaient toute une histoire, une histoire de sensualité, une histoire déhanchée, se dandinant, racontant des promesses des nuits folles et des journées à ne pas vouloir la quitter d’une semelle."
Belle écriture.
Merci pour cette belle nouvelle.
Cordialement.
poldutor en E.L

   cherbiacuespe   
20/2/2020
 a aimé ce texte 
Passionnément
L'Afrique mystérieuse.

Superbe nouvelle. Les mots s'enchaînent et se mêlent de façon redoutable. C'est à la fois efficace, captivant et bien composé. On suit le plan sans se perdre dans les méandres de l'exotisme de ce vaste territoire. Et on découvre ou redécouvre une culture oubliée. Au-delà de l'écriture bien brodée, on est en haleine devant le suspense de cette mystérieuse deuxième épouse. Qui est-elle et que cache ce mariage? Et, pour ma part j'avoue que mon imagination s'autorisait toutes les solutions. Donc, bien joué!

Cherbi Acuespè
En EL

   plumette   
12/3/2020
 a aimé ce texte 
Bien
si j'exprime de manière globale mon ressenti de lecture, je peux dire que j'ai aimé ce texte, j'ai aimé l'histoire et l'écriture dont la forme rappelle plutôt une tradition orale mais a beaucoup de charme.

J'ai aimé être dépaysée, entrer dans les croyances de ce pays Africain, dans les coutumes si loin de celles en vigueur sur notre continent.

J'ai cependant des critiques: la première partie implique beaucoup de personnages, et cela nuit à la narration. Ces personnages n'ont pas nécessairement une utilité pour la suite du récit, ou alors, il aurait fallu peut-être distiller leur arrivée dans l'histoire pour permettre au lecteur de les intégrer.
J'ai également trouvé curieux l'utilisation du présent pour décrire Ndinga alors qu'on vient de dire qu'elle est morte.

Ensuite, je trouve qu'il y a des longueurs jusqu'au retour de Nata Mambu au village.

Pour ce qui est de la vraie nature de Luzolo et de la petite Miezi, le conteur a préparé son lecteur par l'utilisation d'une description identique à celle qu'il avait utilisée pour Ndinga. Il n'y a donc pas d'effet de surprise à ce sujet.

Ce qui m'a manqué, c'est d'avoir une explication au sujet des maléfices liées aux revenantes. Pourquoi toutes ces morts? C'est à cause d'une transgression? Cela n'est pas très explicite pour moi.

Il n'empêche que le texte est prenant, qu'il a le mérite de proposer un récit différent de ce qu'on peut lire habituellement ici !

   Marite   
22/4/2020
 a aimé ce texte 
Passionnément ↑
"Il y a toujours entre la folie de l’action qui force l’instant non propice et la procrastination qui attend indéfiniment le temps parfait, une voie moyenne de la sagesse qui persuade le soleil à se coucher au crépuscule, le moment prévu pour lui."
Cette phrase enferme toute la Sagesse qui devrait nous imprégner de façon innée.
Servi par une écriture admirable, fluide, fidèle à traduire cette atmosphère particulière propre à la Vie sous certaines latitudes, ce récit m'a rappelé les romans de Léonora Miano et Hemley Boum, deux romancières camerounaises de grand talent.
Pour avoir côtoyé de nombreuses années ce monde étrange, j'émerge de cette lecture littéralement époustouflée. (je suis aussi tentée d'écrire le pseudo de l'auteur "tatan longi ...)


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