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Policier/Noir/Thriller
Tchollos : L'aube de Lucio
 Publié le 17/04/08  -  7 commentaires  -  24928 caractères  -  55 lectures    Autres textes du même auteur

Suite du "gouffre de Matt", du point de vue d'un des kidnappeurs cette fois.
Lucio ne voulait pas vraiment se faire embarquer dans cette histoire mais il n'a jamais tenté de prendre le contrôle de quoi que ce soit dans sa vie. Du moins, jusqu'à présent...


L'aube de Lucio


Note : Cette histoire fait écho au texte « le Gouffre de Matt », dont la lecture vous est donc recommandée ; se poursuit à travers la nouvelle « la rage de John » et trouve son dénouement dans « le crépuscule de Mark ».


_______________________


Les mains de Lucio tremblaient un peu. Il avait toujours le trac avant de monter sur « scène ».


La camionnette grise attendait à une trentaine de mètres, prisonnière d’un faible halo de lumière, sous un lampadaire qui agonisait en grésillant. Le quartier sommeillait et la nuit couvrait les rues d’une quiétude éphémère dont Lucio se méfiait comme la peste. Il savait que les ombres cachaient bien des secrets. Que derrière les rideaux, le spectacle de la misère humaine se jouait sans fin.


Une brise légère lui caressa la joue. Une canette solitaire roula sur le trottoir, poursuivie par trois pages d’un vieux journal aux mouvements de raie manta. Au loin, il entendait les rugissements des voitures sur l’autoroute A9 et une sirène de police pareille au hurlement d’un loup. Les bruits de fond ordinaires qui avaient depuis longtemps remplacé les chants des cigales dans cette partie maudite de la ville.


Il se souvenait de la première Ford Taurus qu’il avait piqué sur Sycomore Street, neuf ans plus tôt, une super aventure. Ce vieux Van se laisserait sans doute dompter plus facilement, mais il fallait rester prudent. Il jeta un dernier coup d’œil alentour, se signa deux fois, puis quitta sa position, à l’angle d’un mur, pour se rapprocher de sa proie sur la pointe des pieds, le dos courbé.


Il posa une main délicate sur le capot, comme s’il vérifiait la qualité d’une étoffe rare, puis attrapa la poignée de porte côté conducteur. Il tira : fermé, évidemment, faut pas rêver non plus. Il fouilla la poche intérieure de son veston pour en extraire une courte badine d’acier. Il déplia l’ustensile qui retrouva sa forme originale : une longue latte avec un bout recourbé. Il glissa l’objet dans l’interstice entre la vitre et la por…


- Hé, vous, là ! dit une voix hésitante derrière lui.


Lucio fit volte-face. À quelques mètres, un ado en singlet, coiffé d’un bandana bleu, affublé d’une fine moustache et de tatouages indéchiffrables du poignet à l’épaule, le regardait ahuri. Au bout de son bras droit, Lucio découvrit une laisse, et au bout de la laisse, un pit-bull couleur de cendre dont la mâchoire carrée frémissait d’impatience.


- Tu fais quoi mec ?


L’inconnu connaissait la réponse, bien sûr - son ton bonasse, presque enjoué, était effrayant -, il avait juste besoin d’une seconde pour entériner sa décision. Parce que, bon dieu, il avait un pit-bull quand même, et l’envie de s’en servir depuis bientôt trois ans. « Merde, quand t’achètes un robot de cuisine, tu t’en sers au moins une fois, pour voir ce qu’il a dans le ventre »… Trex, c’était SON robot de cuisine. Une putain de machine qui broyait tout jusqu’à l’os.


Le voleur fixa la main du jeune homme. Ses phalanges se soulevèrent au ralenti, comme les lourdes pinces d’une grue gigantesque, la laisse ondula en tombant vers le sol et le molosse se précipita. Le souffle de Lucio s’accéléra. Il pivota, muscles tendus, et s’affaira maladroitement sur la baguette qui glissait de gauche à droite sans trouver de résistance. Les jappements enthousiastes du chien se rapprochèrent, ses griffes ripèrent légèrement sur le bitume, mais ne le ralentirent guère, il n’était plus qu’à quinze mètres. Le front de Lucio se transforma en cascade glacée. Douze mètres. Il bataillait avec l’outil qui lui avait permis de commettre tant de larcins. Dix mètres. Ses pommettes, soulevées à l’extrême, dévoraient ses yeux, reclus derrière deux fines fentes pareilles à des traits de crayons. Huit mètres. La baguette frôla le mécanisme du loquet une première fois mais ne s’accrocha pas. Cinq mètres. Les lèvres de Lucio dessinèrent des mots inaudibles, une prière à la sainte mère de Jésus. Quatre mètres. L’acier de la baguette semblait lui brûler les doigts. L’objet familier se révoltait contre son maître au pire des moments. Lucio ferma les yeux et retint son souffle, tentant de reprendre le contrôle de son corps d’automate. Trois mètres. Clic, le crochet attrapa le cylindre de la serrure. Lucio tira de toutes ses forces et le bouton noir encastré dans le plastique de l’autre côté de la vitre sauta. Lucio ouvrit la portière, plongea sur le siège et referma. Le chien cogna contre le métal en grognant sa frustration, ses maxillaires claquèrent dans le vide. Lucio tourna la tête vers le garçon qui n’avait pas bougé, mains dans les poches, et le regardait avec déception, les pensées figées sur un énorme « Dommage ! » Le pit-bull sauta à hauteur de la vitre en y déposant sa bave. Lucio se pencha sous le tableau de bord, arracha quelques fils et démarra la camionnette.


***


L’homme n’avait pas 25 ans, il s’appelait Henri Kilborn Junior, lui avait dit John, et son père, Henri Senior - mignon cette homonymie - possédait une énorme fortune. Le petit bourge avait des allures d’adolescent attardé dans sa veste en jean qui couvrait un sweat des Falcons d’Atlanta. Il était maigre et élancé. Une barbe de trois jours décorait son visage anguleux, assez banal, sur lequel se lisait l’ennui. Ses yeux vert clair, à la fois froids et curieux, laissaient malgré tout entrevoir une personnalité paradoxale qui attirait la sympathie. Lucio le trouva « simple », rien à voir avec le portrait dressé par John pour qui chaque riche, irrécupérable, dissimulait un démon sournois et vorace sous des allures proprettes de premier de la classe. Mais John était un psychopathe, Lucio n’avait aucun doute là-dessus. John avec ses tic-tacs à la menthe et ses idées à la con, John qui l’avait engagé pour un petit boulot - une broutille avait-il dit – et qui l’entraînait sans vergogne dans l’univers de la grande criminalité.


- On y va, ordonna une voix à l’arrière.


Lucio appuya sur la pédale d’accélération, torturé par l’inquiétude, désespéré par sa propre bêtise. Comment faisait-il pour se mettre dans le pétrin en permanence ? Son cerveau de naïf ou d’imbécile, ou des deux, était un véritable radar à emmerdes.


Ils suivirent Henri Junior de loin, jusque sur Jackson Road, pas loin du Ruppert’s café - Lucio y allait parfois avec Analice. Ils mirent leurs cagoules et Jack ouvrit le hayon. Lucio ralentit, un œil dans le rétro de droite, l’autre sur la route. Il manœuvra en frôlant le bord du trottoir puis stoppa. La moue exaspérée mais nullement intriguée du jeune homme au moment où John et Jack l’attrapèrent par le collet pour le propulser, mains menottées, à l’arrière du van, laissa Lucio dubitatif. Le jeune homme pensait-il être la victime d’un mauvais tour joué par quelques camarades espiègles ?


- Doucement les gars, dit Henri Junior avec le ton fatigué de quelqu’un devant répondre à une question idiote.

- Ta gueule, répondit John.

- Charmant.

- Ta gueule.

- Oui, j’avais compris. Vous faites ça dans les règles hein.


Mais qu’est-ce qu’il avait ce gamin ? Il était taré ou quoi ?

Lucio accéléra en secouant la tête.


***


Ils descendirent au premier sous-sol. Henri, haletant sous le sac qui recouvrait sa tête, ne faisait aucun effort pour marcher, John et Jack suaient pour le transporter. Lucio, en retrait, se retournait sans cesse pour vérifier que personne ne les suivait. C’était absurde, il le savait, mais sa nervosité était insurmontable. Ils débouchèrent dans une grande pièce défraîchie aux murs carrelés plongée dans une pénombre rassurante. John obligea Henri à s’asseoir sur une vieille chaise de bureau sans roulettes. Jack retira les menottes, lui saisit le poignet et le posa sur une table. Le truand grassouillet pesa de tout son poids sur le bras frémissant du jeune kidnappé qui commençait manifestement à prendre conscience de la gravité de sa situation. John sortit une tenaille de sa poche et le cœur de Lucio s’emballa. Il serra le poing et le porta à hauteur de sa bouche. Un silence, si dense qu’il paraissait liquide, s’installa une seconde. Lucio ne s’était jamais senti aussi proche du néant. Henri Junior murmura quelque chose, mais Lucio n’entendit rien, perdu au fond de lui-même, spectateur d’un rêve éveillé. John approcha son visage tout près de celui d’Henri, comme s’il comptait l’embrasser, puis de sa voix caverneuse et monocorde qui intimidait même les plus costauds, il murmura :


- Ta gueule on t’a dit.


Et CLAC, il lui coupa le petit doigt. Le jeune homme, ramené à la réalité, effroyable et douloureuse, hurla comme un condamné poussé dans un précipice sans fin. Ses poumons se vidèrent entièrement, son corps s’affala d’un bloc et il s’évanouit. La chair morte de son auriculaire roula sur la table en émettant un son de chipolata crue, discret mais funeste, qui hanterait Lucio pour le restant de ces jours.


Jack, qui avait été infirmier dans l’armée, soigna brièvement la plaie puis ils emmenèrent le prisonnier au troisième sous-sol, dans les ténèbres, là où l’on parquait les animaux mourants dans le temps. John ordonna qu’on le débarrasse de « toutes ses merdes » et Lucio, singeant le kidnappé, susurra un : « charmant » ironique tout en obéissant aux ordres. Il se pencha sur Henri, lui retira sa veste puis fouilla ses poches. Sa main effleura un vieux chapelet patiné dans une des poches. L’objet de culte le fit sursauter, comme s’il avait mis la main sur un cobra. Il le tira avec prudence, pour ne pas être mordu peut-être, et le balança sur la veste en jean qu’il replia dessus. Qu’est-ce que ce truc foutait sur ce gamin ? Vachement bizarre quand même, non ? Il continua à le dépouiller, de plus en plus mal à l’aise. Un paquet de chewing-gum à la fraise, un portefeuille, un trousseau de clefs et, sous son t-shirt, une petite croix en or accrochée au bout d’un collier de cuir. Lucio observa longuement l’objet en le tenant délicatement entre l’index et le pouce, comme une relique unique et fragile prête à se transformer en poussière à la moindre maladresse. Lucio serait sans doute resté ainsi plusieurs minutes encore, peut-être des heures, comme un personnage du musée Grévin qui hésiterait à prendre vie, torturé par des émotions sur lesquelles il ne pouvait mettre de mots, un doute vague flottant à la surface de sa raison sans prendre forme, si John ne l’avait pas brutalement sorti de sa léthargie.


- Alors, qu'est-ce que tu fous, putain ?


Lucio lui lança un regard vide par-dessus son épaule.


- C’est bon, il n’a plus rien, dit-il en replaçant discrètement la croix sous le t-shirt.

- Allez, on remonte alors.


***


« Les riches vivent dans la peur, les autres vivent dans la merde ». Il avait entendu cette phrase pompeuse, pleine d’une certitude ingénue, lors d’une pseudo conférence dans l’église baptiste au bout de sa rue. Pourquoi surgissait-elle soudain dans son esprit ? Aucune idée. Elle s’était fait une place au milieu de ses méninges, comme une de ces chansons idiotes et entêtantes qui vous rendent à moitié fou. Le feu devint rouge et il stoppa. Il croisa brièvement son regard dans le rétroviseur et les deux billes sombres, pareilles à des trous noirs, ne lui inspirèrent que dégoût et remords. Il augmenta le volume de la radio, espérant noyer sous les décibels les interrogations qui lui pourrissaient la vie. Un rocker à la voix éraillée hurlait qu’on vienne l’aimer. Sur sa gauche, accrochés au-dessus d’une vitre opaque, les néons jaune et bleu d’un commerce tentaient d’appâter les flâneurs avec leurs lueurs artificielles. Un dessin de cow-boy accoutré d’un large chapeau, d’un colt et d’un lasso, invitait les passants à venir découvrir les merveilles du « make a wish ». « Nous exhausserons vos pires cauchemars », lisait-on en lettres travaillées dans une bulle accolée au joyeux faciès du vacher. Le feu devint vert. Lucio accéléra si brusquement que les roues patinèrent un moment avant d’adhérer à la route.


Il traversa le carré de mauvaises herbes qui le séparait de sa maison. Un autre monde l’attendait derrière la vieille porte-moustiquaire, il en était convaincu. Une réserve protégée, accueillante, jamais hostile. Il s’accrochait à cet espoir naïf. La gadoue de l’univers, la merde des rues et des hommes, la désolation et les tourbillons d’affliction, rien ne pourrait jamais traverser les murs magiques de son foyer. Un voisin, qui tondait sa pelouse, lui adressa un petit salut amical de la main auquel il ne répondit pas. Il s’engouffra dans la maison à toute vitesse, version Indiana Jones sous ecstasy, comme si la porte risquait de se refermer sur ses doigts.


Analice, le ventre tendu par les deux diablotins qui y patientaient depuis un peu plus de 8 mois, sommeillait dans le sofa. Une revue féminine traînait sur le sol – Carmen en avait apporté tout un stock, un matin, en souriant comme si elle venait d’offrir le plus beau des cadeaux. Lucio imagina sa femme en train de lire les conseils de mode vieux d’une année, les paupières de plus en plus lourdes se soulevant et s’abaissant comme de grosses vagues à l’assaut d’une digue, jusqu’au moment où Morphée l’avait attrapée dans son filet. Cette vision paisible et innocente de sa tendre Analice - pareille à une vieille photo sépia chargée d’une tristesse mélancolique - lui arracha un soupir. Elle sentit sa présence – elle avait une sorte de sixième sens, pensait souvent Lucio – et se réveilla en bâillant.


- Lucio ? murmura-t-elle.

- Je suis là.

- Viens, dit-elle sans ouvrir les yeux.


Elle plia les genoux pour lui faire une petite place et il s’assit au bord du divan, une fesse dans le vide. Il posa les mains sur le ventre de son épouse, comme s’il les réchauffait au-dessus d’un brasero.


- Ça va ? demanda-t-elle.

- Oui oui, mentit-il.


Ils restèrent ainsi plusieurs minutes. Elle, encore engourdie, à moitié captive des rêves qui avaient pimenté sa sieste. Lui, encore étourdi, à moitié emprisonné par les affres qui étiolaient son existence. L’image de la petite croix en or qu’il n’avait pas pu confisquer à son malheureux propriétaire s’imposa à lui.


- Pourquoi crois-tu en Dieu Analice ?


Elle ouvrit les yeux, interloquée. Son mari fixait la table basse. Elle prit son temps pour répondre, consciente que quelque chose de particulier avait dû arriver. Ils ne parlaient jamais de religion.


- Parce que j’en ai besoin, finit-elle par dire, pas très heureuse de sa formule.

- Pourquoi en as-tu besoin ?


Elle se releva en s’aidant des coudes. Avec l’index de sa main droite, elle chassa une mèche du front de son mari. Il pivota vers elle, lui dévoilant enfin son visage crispé, presque flou, comme dissimulé derrière un voile. Ils s’embrassèrent longuement puis Lucio enfouit sa tête au creux de son épaule.


- Souvent, quand tu n’es pas là, dit-elle, que la porte est fermée à double tour et que les rideaux sont tirés, je vais m’allonger dans la chambre, pour réfléchir. Je suis seule et il fait tout noir. Pourtant, je sais que quelqu’un me regarde. C’est pour ça que j’ai besoin de Dieu. Quoi que je fasse, où que je sois, je sais que quelqu’un me regarde.


Quelle affreuse idée pensa Lucio, mais il ne dit rien. Le silence les entoura de ses bras maternels et ils s’abandonnèrent tous deux à la chaleur de l’autre.


Après le dîner, Lucio monta dans la future chambre des jumeaux. Un espace minuscule qui puait encore la peinture fraîche – deux pots tombés d’un camion. Sur le sol, il avait étalé les pièces d’un puzzle de 10000 pièces - trouvé dans le coffre d’une Dodge et qui ferait une belle décoration pour les petits. Il s’agenouilla et entreprit de rassembler toutes les pièces piquetées de rouge. Il espérait oublier ses ennuis dans la répétition de ces gestes machinaux. Il avait remarqué que la plupart des gens passaient leur temps libre à faire des choses idiotes et mécaniques qui les empêchaient de penser. La télé – dénichée dans la villa d’un avocat en vacances – avait rendu l’âme en début de semaine et, ne sachant ni tricoter, ni remplir des cases de Sudoku, il se replia sur le puzzle. Mais rien n’y fit. Le foyer paradisiaque dont il rêvait n’offrait pas la protection espérée. Les idées noires traversaient les murs avec une facilité dérisoire. L’argent devint petit à petit le sujet central de la conversation entre ses neurones. L’image d’un petit doigt roulant sur une table fut bientôt remplacée par celle d’un énorme symbole $ : la source de tous ses problèmes, le but de tous ses actes.


- Rien dans cette maison n’a vraiment été acheté, chuchota-t-il.


Il se mordit la lèvre inférieure en regrettant d’avoir trahi sa présence. Les mots de sa femme s’immiscèrent à nouveau et il se sentit soudain épié par un inquisiteur invisible. L’idée que quelqu’un puisse le juger à tout instant le rendait malade. Il n’avait besoin d’aucune instance supérieure et omnisciente pour reconnaître qu’il était misérable et qu’il ferait un père minable.


***


Lucio étouffait littéralement, mais il ne baissa pas les vitres du van. La chaleur n’avait rien à voir là-dedans. La peur bouillonnait au fond de lui, brasier ardent alimenté par le tumulte de ses états d’âme. Il avait déjà été tourmenté par la même sensation de crainte primitive, en prison, lors de la pire nuit de sa vie. Seul dans sa cellule, il était resté recroquevillé sous les couvertures de sa couchette en attendant qu’une bande de voyous décide de son sort. Cette fois, la bande de voyous était au fond de lui, mais il n’était plus seul à les attendre. Lucio avait Analice, Analice avait Lucio, et bientôt, ils auraient des jumeaux. Les livres disent que ça change tout, ils sont loin du compte. Ça bouleverse tout, ça secoue tout, ça transforme tout. Un vrai tremblement de terre. Il ne s’était jamais posé de questions sur le sens de sa vie auparavant. Il n’en avait pas eu le temps. « Survivre » était déjà particulièrement accaparant et ne s’embarrassait jamais d’interrogations aussi inutiles. Lucio vivait « à l’arraché » et il n’y avait pas de place pour la philosophie, la mémoire ou l’analyse dans une telle existence. Il avançait, c’est tout. Porté par le destin, comme un voyageur coincé sur un long tapis roulant sans fin, comme un bout de papier voguant dans une rigole après la pluie. La nuit dernière, allongé au creux des draps, les yeux fixés sur un trait de lumière vacillant au rythme des phares des voitures, il avait fait preuve d’un courage extraordinaire. Il avait combattu longtemps, sans donner de coups, sans bouger - avec lui-même. Une guerre de tranchées subcrânienne qui s’était révélée plus violente, plus dure, plus douloureuse que bien des bagarres auxquelles il avait participé. Il avait fini par trouver une réponse à la question inédite : quel genre d’homme suis-je ?


À l’aube, il avait simplement dit : « je suis la vie d’Henri Junior ». Quelques mots simples, affirmés, choisis, qui traçaient la route de son avenir… pour la première fois.


Il ouvrit la portière et se dirigea vers les entrepôts désaffectés.


***


Un peu plus de 30 heures qu’Henri était enfermé dans une pièce sordide, sombre, froide et désolée comme le vide de l’espace. À cette idée, Lucio accéléra le pas. Plus il descendait, moins il avait peur, il souriait même, soulagé du poids des doutes. Son cœur, de plus en plus léger, semblait se gonfler à l’hélium. Il pénétra dans la grande pièce carrelée du premier sous-sol, là où John avait joué de la pince coupante, en traversa la moitié et bifurqua sur la gauche pour prendre l’escalier.


- Où tu vas ? dit une voix dénuée d’inflexions.


Lucio stoppa net, la nuque bloquée, les bras raides paralysés à hauteur de son nombril, comme un Playmobil surpris à voler des Legos. John était assis dans la pénombre contre le mur, en équilibre sur deux pieds de la chaise de bureau. Lucio plissa les yeux pour percer l’obscurité. Pendant un instant, la silhouette difforme de son complice lui évoqua celle d’un monstre boursouflé vomi des entrailles de la terre.


- John ?

- Gagné.

- Qu’est-ce que tu fous là ?

- J’attends le bus et toi ?

- Je… je venais voir si tout va bien, hésita Lucio.

- Oh. C’tait pas prévu ça.

- Non, mais je voulais vérifier.

- Ouais.

- On va bientôt être riche, hein John, tenta Lucio pour changer de conversation.

- Peut-être.


Le ton blasé de son partenaire signifiait qu’il n’en avait rien à foutre. John se pencha vers l’avant et les deux pieds de la chaise qui lévitaient au-dessus du sol retombèrent en claquant sur le béton. Clac. Son visage surgit de l’ombre, inexpressif - une face de constipé disait souvent Jack -, mais Lucio remarqua que ses paupières étaient enflées, comme s’il venait de pleurer.


- Ça va John ?

- On a un problème avec toi Lucio ?

- Non, non.

- J’crois bien que oui, moi.

- Mais non, affirma Lucio en y mettant toute sa conviction.

- Mais si.


Ce psychopathe est plus malin qu’un singe, pensa Lucio.


- Qu’est-ce que tu racontes John ?

- Je dis que t’es comme tous les autres. Qu’t’es pourri jusqu’à la moelle. Tu veux me faire du mal hein, Lucio ?

- Quoi ? Bien sûr que non.


Les propos de John devenaient de moins en moins cohérents, mais ils grondaient comme un orage derrière une colline. Le danger envahissait lentement la pièce de sa présence lugubre.


- Vous êtes tous contre moi, hein. Avec vos petits yeux, avec vos petites dents, avec vos petites mains. Je vous gêne, hein.

- De… de quoi tu parles John ? murmura Lucio, avec le ton ballot et bébête d’un grand-père penché sur le berceau de son petit-fils. « gazou, gazou ?».


John se redressa. Un éclat scintillant miroita autour de sa main droite et Lucio y découvrit la lame d’un long poignard.


- Qu’est-ce que…


Lucio n’acheva pas sa phrase, se rendant compte de l’inutilité des mots en cet instant. John avait perdu la raison, peut-être, mais il était encore assez lucide pour lire en Lucio comme dans un livre ouvert et y décrypter l’ultime chapitre, celui de sa trahison. La colère de John, pourtant, ne s’adressait pas uniquement à lui. Il l’ignorait et ne chercha pas à percer tous les mystères du caractère de son associé - pas vraiment le meilleur moment pour ça. Il pivota et s’enfuit à toutes jambes. John se propulsa dans son sillage.


Ils remontèrent la rampe d’accès en soufflant comme des chevaux au galop. Lucio jeta un coup d’œil rapide derrière lui, façon cycliste tentant d’évaluer la distance qui le sépare du peloton… d’exécution. John grognassait à moins de cinq mètres, le bras tendu, les lèvres retroussées sur une grimace indéfinissable, entre souffrance et jouissance. Ils aboutirent dans l’ancien hall de réception. Les vitres étaient obstruées, mais un rayon de soleil se faufilait sous la double porte d’entrée en projetant d’étranges ombres rasantes semblables aux cheveux d’une gorgone. Lucio tenta d’accélérer encore. Ses chevilles flageolaient. Ses doigts de pied, recroquevillés au fond de ses vieilles Doc Martens, semblaient vouloir percer le cuir pour s’agripper au plancher comme des pitons à l’assaut d’une paroi de glace. Lucio était l’antilope effrayée, zigzaguant sans cesse. John était le guépard affamé, focalisé sur sa proie. Un vrai documentaire animalier, tourné en direct dans la savane des ruines d’une vieille usine, trois étages au-dessus d’une cellule de douze mètres carrés où un gamin luttait contre sa peur du noir. Un gamin que Lucio voulait sauver, pour mieux se sauver lui-même.


Lucio trébucha sur un bout de ferraille, vacilla sur quelques mètres - le poignard frôla sa nuque - puis culbuta au sol, bras et jambes emmêlés façon vidéogag. John sauta sur lui. Le poignard, pareil aux crocs d’un fauve, chercha la jugulaire mais Lucio bloqua l’assaut avec son bras gauche et parvint, dans le même geste, à attraper le poignet de son adversaire. Ils roulèrent sur la droite en gémissant. Leurs corps chargés d’électricité se couvrirent de poussière et de crasse. Un coup de poing heurta la tempe de Lucio mais il ne lâcha pas prise - le poignard dansait à quelques centimètres de ses yeux – et il répliqua d’un coup de genou maladroit qui manqua sa cible. Ils roulèrent de plus belle, soudés, amalgamés, informes. Puis soudain, ils se figèrent, rocher de chair et de coton. Un râle ignoble déchira le silence. La lame s’enfonça et disparut sous la peau, entièrement. Le pouls s’apaisa. Son rythme de fanfare cocaïnée se transforma en délicate mélodie d’un lointain menuet. Les deux hommes se regardèrent longuement, les yeux figés sur des énigmes à jamais sans réponses. John déglutit bruyamment, son haleine empestait la menthe. Lucio sourit.


John se releva. La poitrine de Lucio tressauta une dernière fois. Le prénom d’une femme se dessina sur ses lèvres, aucun son n’en sortit. Il mourut en regardant vers le plafond, mais n’y vit pas le dieu voyeur qui s’amusait de lui.


 
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   clementine   
17/4/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Quelle lecture!
Je ne suis pas déçue par la suite du gouffre de Matt, bien vu de nous donner successivement le vécu des 2 cotés de l'histoire, et vraiment quel raffinement dans la description de la pensée de Lucio. Et quel accent de vérité a ce personnage!
Quant à la façon d'écrire je ne trouve rien à dire de négatif, pour moi ce fût un délice, ça descend tout seul à grande vitesse et si j'ai relu certaines phrases c'était juste pour le plaisir des mots.
Merci et bravo Tchollos.

   nico84   
20/4/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Bravo Tchollos, je me disais bien aussi, il y avait une suite ...

Tout est maitrise et je n'ai rien à t'apprendre, j'ai vraiment tou dégusté, je suis triste de cette mort mais il a changé avant la fin.

Il y a de l'espoir, mais le temps passe, que va t'il se passer, tu nous mets en haleine, le suspense est au rendez vous, bravo !

   widjet   
20/4/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
Hello Tchollos !...Petite question pour toi avant tout commentaire. Est-ce que l'idée de faire quatre partie t'es venue de suite ou au fur et à mesure ? Si je te demandes ça c'est parce que si ton objectif depuis le début était de faire 4 épisodes, je pense que tu aurais du l'indiquer en note dans "Le gouffre de Matt" (comme tu l'as fais sur les épisodes suivats) ansi, pour ma part je l'aurai analysé et apprécié differemment (je parle toujours du premier épisode)....

Bon revenons à notre Lucio. Déjà, le thème de la rédemption est un de mes thèmes fétiches. Ici, il est bien rendu, on voit bien que Lucio même s'il a fait des choses moches, ce n'est pas un vrai pourri mais plutot un type pris qui attire les emmerdes et finit par être aspiré dans une spirale de violence. On suppose aussi du fait de son manque de ressources financières qu'il a du être logiquement attiré par l'argent facile ce qui l'a conduit à fréquenter des gars pour le moins dangereux.
Bref c'est pas un ange mais cela n'en fait pas un assassin pour autant et ça on le sait depuis le début. Lucio est dépassé par les évènements et son envie de se racheter est présente. Il veut faire un truc bien, il veut sortir du trou où il s'est empêtré. Contrairement à Matt (qui était tout de même bien dépeint), le lecteur en sait plus et mieux sur Lucio (l'auteur s'attarde ce qu'il faut pour lui donner une densité, un coeur, une âme) et donc inévitablement on s'attache à lui, on tremble pour lui....Tchollos a aussi un formidable don pour poser une ambiance. C'est pour moi l'intêret majeur de ce texte, ce qui le rend si captivant. Il fait vrai ! (grosse influence cinoche chez l'auteur je pense). Là aussi il prend le temps de developper son récit en parlant des extérieurs, les descriptions sont d'une précision diabolique (rien n'est laissé au hasard, les détails fourmillent...), d'un réalisme étoudissant et bien sûr très visuelles. Encore une fois c'est ce qui est le plus impressionnant dans ce texte - au-délà de l'histoire assez classique et qui pour moi n'est pas - je peux me tromper - ce qui en premier lieu a interessé l'auteur.

Même si la similitude ne crève pas les yeux, j'ai pensé à CARLITO 'S WAY (L'impasse) de Brian de Palma avec ce héros dont la rédemption est impossible. Inutile de dire que je vais lire La rage de John avec beaucoup d'intêret. De plus, Tchollos, tu m'as donné l'envie d'écrire une sombre histoire genre polar. Par conséquent je te remercie doublement.

Bravo !

Widjet

   Anonyme   
31/8/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
Après le Gouffre de Matt, cette aube de Lucio m'a convaincue dans l'idée que l'histoire allait me plaire.

Ces parallèles, entre la pensée de Matt et celle de Lucio comme dans « Les riches vivent dans la peur, les autres vivent dans la merde », qui répond à la réflexion de la victime... c'est très StephenKingien... du coup ça me parle, je me sens chez moi.

Et en fin de compte je crois que c'est ce qui me parle tellement dans cette suite de nouvelles, c'est que je me sens à l'aise, en terrain connu, grâce à tous ces clins d'oeils cinématographiques ou littéraires... ici j'ai eu King et Tarantino en ambiance latente, sur le ton Tchollos...

La lecture est aisée, même si parfois j'ai du mal avec les paragraphes trop longs, mais tu n'y es pour rien, c'est ma paresse de lectrice qui veut ça.

Bon, je file au suivant... et je te remercie pour la lecture, qui tient ses promesses...

   marogne   
2/11/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Lu immédiatement après le « gouffre de Matt », il a un peu souffert de la comparaison, pas qu’il soit moins passionnant, mais autant j’ai trouvé la description de Matt crédible, et surtout le style adapté au personnage, ici je ressents un décalage. On reste sur la même tonalité que dans le précédent opus, alors que l’on passe du fils de famille aisé à la petite frappe. Si les sentiments, les interrogations de Matt étaient crédibles, ici non.

Une bien jolie description néanmoins de son amour.

Un coup de chapeau pour la fin ; le « lucio sourit » qui nous fait espérer juste avant la chute, un coup de bluff, mais qui marche.

La reprise de quelques phrases du premier opus me semble être une très bonne idée, un peu comme à la Paul Auster (et c’est vraiment un compliment).

   victhis0   
24/11/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup
pas de baisse régime dans le second opus, également nouvelle à part entière...Un personnage de petite frappe plus vrai que nature. Bon...je vais me faire la suite avec jubliation !

   Menvussa   
15/4/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Rondement mené cet épisode. La scène de l'attaque du pit-bull m'a semblé un peu limite dans son timing, Je le voyais pourtant bondir ce satané clebs, limite en crédibilité mais très bon pour les nerfs du lecteur, ça accroche d'emblée.

Il y a encore quelques longueurs, cette scène que l'on a déjà vécue, mais c'est peu être nécessaire pour bien comprendre le personnage de Lucio, et plus tard d'entrevoir un John, psychopathe.

"- Rien dans cette maison n’a vraiment été acheté, chuchota-t-il." Une phrase anodine et qui pourtant nous traduit en quelques mots toute l'ambivalence de ce pauvre Lucio.

Le dialogue entre John et Lucio est vraiment très bon, les deux personnages se jaugent jusqu'au dénouement final.

Cette haleine de menthe, ce sourire, un nom qui se dessine et puis plus rien. Lucio était vraiment né sous une mauvaise étoile.


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