- Voici la première hypothèse. Elle est d’une grande banalité, je l’admets. Imaginez que la machine à voyager dans le temps existe. Une belle mécanique rutilante de chrome et d’argent en forme de charlotte aux fraises, entourée d’un entrelacs labyrinthique de circuits électriques et de courroies en caoutchouc, et dissimulée par intermittence sous un nuage de vapeur crépitant. Voyez-vous le tableau ? Très Cronenberg, n'est-ce pas ? - Pardon ? - Euh, laissez tomber. Imaginez maintenant qu’un quidam mal intentionné, psychopathe de compétition élevé à coups de taloches, engraissé au jambon périmé et éduqué par un tube cathodique, s’introduise dans l’engin, chipote avec quelques boutons et se téléporte aux sources de la création, au temps de la pureté des parfums et de la beauté des possibles, et qu’il écrase du talon tous les petits poissons bien sympathiques qui luttent pour s’extraire de la vase en transformant leurs nageoires en avatars de phalanges. Ou, plus simplement, qu’il tire trois balles dans la tête d’Adam - celui d’Ève-, y en a-t-il d’autre ? Ne serions-nous pas dans le caca par hasard ?
L’assemblée pouffa…
***
Egon Traumforscher, jeune Berlinois à l’esprit vif et au nez piqueté de taches de rousseur, était sur le point de serrer le dernier boulon d’un fléau dans ce genre. L’appareil n’avait pas fière allure - il était loin d’avoir la classe d’une DeLorean ou le charme désuet de la toupie de Wells -, à vrai dire, il ressemblait à s’y méprendre à un photomaton sauvé de la décharge puis collé sur le nez d’une vieille locomotive diesel sans roues. Mais qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse.
***
Egon, par modestie ou timidité, aimait vanter les mérites de « l’équipe de Leib’ ». Une bande de post-ados à gros cerveaux et t-shirts du groupe Scorpion qui hantait les labos de l'université, un livre de Max Planck à la main, une épaisse couche de Biactol sur le front. Il ne faut pas minimiser leur contribution à ce projet - ranger les outils, faire du café et résoudre une équation de temps en temps, c’est plutôt profitable -, mais inutile de se leurrer : l’unique génie de ce groupe de farfelus, c’était Egon. L’initiateur des idées, l’astucieux, l’inventeur des prismes de force sans causalité et de la résonance des atomes à vitesse supraluminique, c’était lui. Pourtant, personne ne retiendrait son nom. Son existence même sombrerait dans l’oubli comme le faible écho d’un cri poussé dans un gobelet de plastique. Un dictionnaire obscur de la bibliothèque d’Hambourg le référencera néanmoins en ces termes :
« Egon Traumforscher : Aachen 1976 - Berlin 2008. Savant Allemand. Professeur-assistant de physique à l’université Humboldt de Berlin ayant participé aux recherches sur la lumière du Docteur Leibwitz. Décédé prématurément lors d’une expérience ».
Pas terrible comme gloire posthume.
***
- Je n’ai pas le temps, dit Egon sans ralentir le pas. - Clara sera là, insista Matthias en remuant les sourcils façon Groucho Marx.
Egon stoppa net.
- Clara, souffla-t-il, songeur. - Oui m’sieur. La jolie Clara qui transforme ton calecif en champignon atomique. - Pauvre idiot. Je ne peux pas. Ce soir, je bosse avec Leibwitz et Lukas. J’ai promis, dit Egon en reprenant sa route. - La fête nationale, supplia Matthias en mimant un baiser. - Je sais. - J’insiste pas, Mister Science. - Non. J’essayerai de venir un peu plus tard, ok ? - Tu sais où on sera, hein ? - Porte de Brandebourg. Comme tout le monde. - Comme tout le monde, sifflota Matthias avant de disparaître à l’angle d’un couloir.
Egon récita une dernière fois le message laissé par son mentor sur le coin de son bureau :
« Cher Traumforscher. Préparez-vous ! Ce soir à 19 h 30, nos noms entrent dans l’histoire de la science et des hommes. »
***
Clara Samztig était lunatique, caractérielle, désordonnée, impulsive, râleuse et colérique. Avec tant de qualités, impossible de ne pas tomber amoureux d’elle. Son sens de l’humour, sa fraîcheur et la longueur de ses splendides jambes y étaient aussi pour beaucoup, pas de doute. Egon en était zinzin. Verrückt disait Matthias. Elle avait le charme intemporel des beautés indolentes mais n’avait pas hérité de la suffisance détestable dont fait preuve ce genre de demoiselles. Issue d’une famille pseudo aristocrate de banquiers et d’avocats, elle avait emprunté une route parallèle, marchant dans les pas d’un aïeul qui avait enseigné à Humboldt, pour devenir l’un des plus jeunes professeurs de l’honorable établissement. Elle logeait dans un petit appartement aménagé dans les combles d’un vieil immeuble proche du Konzerthaus. Ses horaires décousus à la faculté d’histoire lui permettaient souvent de flâner. Elle aimait passer ses journées dans le Monbijou Park, pour lire ou rêver, étendue sur une couverture ancestrale en sirotant des limonades.
Egon et Clara s’étaient poursuivis pendant plusieurs semaines, au sens propre du terme. Leurs chemins s’étaient croisés sur Gendarmenmarkt, un matin gris d’avril. Ils avaient parcouru une centaine de mètres côte à côte, bicyclette pourrie contre VTT rouillé, et avaient échangé un regard timide avant qu’elle n’accélère pour creuser la distance. Le lendemain, Egon s’était porté à sa hauteur, lui avait souri bêtement, s’était mis en danseuse et l’avait laissée sur place. Une démonstration de virilité peu élégante qui avait amusé la malicieuse, allez comprendre ! Elle prit sa vengeance le jour suivant en le doublant, essoufflée mais ravie. Ils s’étaient défiés ainsi pendant près d’un mois. Sans échanger un mot. Ils se retrouvaient devant la cathédrale française, tournaient deux fois autour de la statue de Friedrich Schiller, puis fonçaient vers l’université en zigzaguant entre les passants. Il leur arrivait de frôler l’accident. Le jeu était devenu si prenant qu’ils en oubliaient les risques. La séduction est un divertissement qui rend tout le monde maboul, même les intellos dont le QI frôle les 160. Egon gagnait deux fois sur trois - cédant parfois une victoire pour maintenir la motivation de sa charmante concurrente. Un jour ensoleillé de mai, elle s’était pointée dans un petit short rouge qui mettait en valeur le galbe de ses cuisses bronzées. Face au spectacle, Egon avait perdu toute raison. Il avait parlé, enfin, bredouillé. Elle n’avait compris que quelques mots : jolie, Egon, discuter… et avait fini par éclater de rire.
Depuis, leur relation était pour le moins insolite. Clara aimait sa liberté. Elle ne voulait pas qu’ils planifient leurs rencontres, encore moins leurs relations sexuelles. Elle discutait sans cesse de la beauté du hasard et de la force des pulsions. Elle rêvait de passion sans artifice, de bonheur indompté, d’amour désordonné. Parfois, ils restaient deux semaines sans se voir et enchaînaient par trois jours de délires au lit. Il leur arrivait même d’être présents à une même fête, sans se saluer, pour finir en sueur à l’arrière de la Volkswagen de Matthias. Clara redoutait de perdre le mystère qui entourait leur attirance réciproque. Elle voulait que chaque minute passée ensemble soit pareille à l’ivresse et se dissolve dans la brume de cet ensorcellement. Bien que souffrant parfois du manque de repères, Egon comprenait les intentions de Clara. Elles paraissaient insensées mais exaltaient les sentiments, transformant chaque baiser en explosion, chaque regard en étourdissement. Il pensait à elle en permanence. Quand aurait-il la chance de la revoir ? Quand pourrait-il encore caresser sa peau ? Il n’avait jamais rien vécu d’aussi fort. Il l’aimait.
***
Le docteur Leibwitz s’habillait avec un goût très sûr, mais son élégance ne s’arrêtait pas à sa seule apparence. Il se comportait aussi en gentleman, quelles que soient les circonstances. Les coupes rigoureuses et raffinées de ses costumes londoniens reflétaient parfaitement la probité de sa morale et de son éducation, preuve vivante que l’habit fait parfois le moine. Il méprisait toutes les formes de vulgarité, de vanité ou de jalousie et respectait un code de conduite qui n’aurait pas déplu aux chevaliers idéalistes des gestes d’antan. Il s’était très naturellement effacé derrière un plus doué que lui, vantant avec joie les qualités de son « petit » assistant. La réussite de son cadet le gonflait de fierté, sans aucune amertume. L’intégrité et le désintéressement étaient des qualités rares dans un domaine d’activité qui transformait les egos en monstres boursouflés. Certains confrères, qui avaient entendu parler des prouesses du jeune Traumforscher, raillaient déjà le vieux professeur : ce dandy tatoué à la loose, ridiculisé par un jeunot. Mais leurs médisances n’effritaient pas encore la réputation du savant. Sa carrure athlétique et sa présence solennelle, un poil sentencieuse, imposaient le respect, et même une forme de crainte que son charme flegmatique éclipsait pourtant rapidement.
***
Le hangar 4-B0, situé en périphérie de la ville, sur la route de Potsdam, avait longtemps vibré aux ronronnements des Messerschmitt avant de devenir la propriété de l’université. Au début des années 80, Leibwitz, dont les travaux prenaient une direction titanesque, en avait obtenu la très enviable administration. Peu de professeurs pouvaient se targuer de disposer d’un endroit aussi vaste et bien équipé. Le doyen de l’époque était un ancien chimiste qui préférait discuter d’expériences scientifiques que de gestion financière. Les mentalités avaient bien changé depuis et le nouvel administrateur surveillait le budget du département de physique avec le zèle d’un banquier suisse paranoïaque. Egon pénétra dans le bâtiment par une minuscule porte verte sur laquelle paradait le symbole inquiétant, jaune et noir, d’une menace radioactive. Comme toujours, il fut impressionné par la taille et l’atmosphère du labo. Sa peau se couvrit de chair de poule. La démesure de leur œuvre l’intimidait et le mettait mal à l’aise. La machine trônait au centre de la pièce, comme une énorme baleine endormie. La salle de contrôle, protégée par d’épaisses vitres, longeait le mur du fond, à côté des bureaux. Des câbles de toutes tailles serpentaient par centaines entre les divers instruments de calcul et de gestion. Le tout grésillait aux rythmes électroniques des bips-bips, bourdonnait sous la tension électrique, et soufflait aux va-et-vient des pistons hydrauliques. La plus belle des symphonies pour les oreilles d’un physicien.
Egon se fraya un chemin entre les câbles et les bonbonnes d’hélium et d’azote et fit halte devant le vivarium de Froggy Beckenbauer, le crapaud qui avait bourlingué huit fois à travers le temps et l’espace.
- Ça va mon gars ? demanda-t-il à l’animal qui avait vaguement les traits d’un célèbre footballeur. - Croaa, répondit le batracien. - Tant mieux, éclata Egon en riant.
À côté, sur un tableau noir, une main nerveuse avait écrit : « Serment de Chronos ! » Egon prit une craie et ajouta un minuscule « Clara » dans le coin inférieur droit.
L’épais Lukas Werner s’affairait sur une console de travail, jonglant avec quatre moniteurs et autant de claviers. Les auréoles sombres imprimées sous les aisselles de son t-shirt psychédélique avaient la taille de nappes phréatiques. Il tentait en vain de synchroniser la charge des tachyons.
- Merde de merde de merde de… - Je te l’ai dit cent fois, intervint Egon. Tu dois passer en position Hartman. - Oui, oui, c’est vrai, s’écria Lukas avec joie, enfin libéré de ce casse-tête.
Il tendit une grosse paluche moite qu’Egon saisit avec mollesse.
- Tu vas bien ? questionna Egon en s’essuyant discrètement la main sur son jean. - On est quasiment prêts, répondit Lukas.
Son sourire dévoila quelques dents de couleurs suspectes.
- Parfait. - Nous SOMMES prêts, affirma une voix de baryton derrière eux.
Le docteur Leibwitz apparut, haute silhouette prisonnière d’un tablier éclatant d’où dépassait le nœud d’une cravate bleue.
- Bonjour Professeur. - Bonjour Traumforscher. Vous n’avez rien dit à personne ? - Non monsieur. - Tant mieux. Chaque chose en son temps. J’espère que vous avez rédigé une déclaration officielle. Notre avenir sera secoué de conférences de presse et d’interviews. - Peut-être. - Je n’en doute pas. Allez au travail.
La mise en place de l’expérience nécessita une heure de travail. Le docteur Leibwitz montra des signes de nervosité exceptionnels qui n’inquiétèrent pas Egon. Après tout, son professeur allait devenir le premier chrononaute de l’histoire. De quoi perturber son impassibilité de menhir humain. Quand il prit place dans la machine, Leibwitz avait retrouvé tout son calme, parfaitement maître de ses émotions, et Egon admira une fois de plus son charisme sans âge, mélange amusant de détachement et d’abnégation.
L’expérience débuta…
***
Une lumière aveuglante envahit le hangar. Egon souleva la main à hauteur du front mais ne la vit pas. Tout était laiteux, noyé sous les photons, désagrégé dans un halo aveuglant. L’absence totale de bruit ajoutait à l’angoisse de cette poignée de secondes inconcevables, figées dans un néant éblouissant. Et soudain, tout redevint normal. Egon et Lukas échangèrent un bref regard puis se précipitèrent sur l’énorme porte en forme de coquille de l’habitacle. Ils l’ouvrirent en gémissant. Le professeur était sain et sauf, mais inconscient. Egon vérifia son pouls. Son cœur battait une mesure endiablée. Ils l’allongèrent sur un lit de fortune et versèrent un peu d’eau sur son front incandescent.
Il se réveilla quelques minutes plus tard, le regard perdu, les lèvres tremblantes.
- Avez-vous voyagé, professeur ? demanda Egon.
Le docteur Leibwitz confirma d’un faible signe de tête.
***
Ils n’avaient pas célébré la réussite de leur expérience. Quelle frustration ! Le professeur était lessivé et paraissait plus troublé que réjoui. Il voulait garder les idées claires - ce qui signifiait : « Pas de champagne les gars » - et profiter de ses dernières forces pour rédiger un premier carnet de voyage. Il était donc resté évasif et n’avait répondu à aucune question. Ensemble, ils venaient de reléguer Colomb et Neil Armstrong au rang de nains de jardin de l’exploration, et de botter en touche Einstein, Planck et Flash Gordon, mais ils devaient se contenter, en guise de sanctification, d’une poignée de main, d’un fond de Minute Maid et d’une boîte de zakouskis périmés retrouvée dans un coin. Lukas rêvait de parader dans Berlin à l’arrière d’une décapotable, des confettis collés sur les dents, et Egon n’était pas contre le principe de se noyer sous un océan d’euros.
- Nous convoquerons la presse pour notre seconde expérience. Je dois me mettre immédiatement au travail. Je redoute ma mémoire mes amis, elle me joue des tours, avait murmuré le professeur Leibwitz avant de s’enfermer dans son bureau.
Lukas et Egon avaient passé l’heure suivante à ranger le labo en maîtrisant leur excitation. L’aura de la notoriété mondiale dont il rêvait n’éclairait guère plus qu’une lampe de poche de Barbie. Sans doute est-ce de cette façon que naissent les légendes. Lukas dessina une croix blanche sur le côté de la machine, comme l’aurait fait un pilote de chasse après une mission victorieuse.
Egon retrouva Matthias vers minuit, heureux de pouvoir enfin partager sa joie, même s’il devait en garder la source secrète. Il était extatique, proche du délire, et envisageait très sérieusement de jongler avec des pintes de bière en dansant la macarena.
***
Le trois octobre, jour de fête nationale, la porte de Brandebourg devient le décor extravagant d’une orgie toute germanique : un grand bordel parfaitement organisé. Les concerts succèdent aux saucisses qui succèdent aux bibines qui succèdent aux concerts qui succèdent aux saucisses qui… Le mouvement perpétuel en quelque sorte. Matthias et sa bande batifolaient devant une échoppe dont les fragrances acides de houblon et de choucroute vous agressaient les narines. Personne ne portait jamais plainte pour violence nasale, trop vite enivré par ces parfums sournois.
- Salut les martiens, chanta Egon en bondissant de droite à gauche. - Ravage de la cocaïne, chuchota Matthias en se tournant vers une jolie brune. - Pas du tout. L’amour et la réussite, mon vieux, répondit Egon. - Pff, souffla Matthias. Tu arrives tard, Mister Science. - J’ai manqué un truc ? - Des litres. - Clara est là ? - Qui ? - Clara. - Clara qui ? - Hein ? - Clara qui ? - Samstig, Clara Samstig. Tu es bourré toi. - J’connais pas. - Qu’est-ce que tu dis ? hurla Egon.
Une fanfare venait d’entamer un hymne cuivré et pétaradant : une reprise du thème de Star Wars façon valse viennoise.
- Je ne connais pas de Clara, répondit Matthias sur le même ton. - À quoi tu joues ? - Et toi ? - Putain Matthias, tu es lourd comme mec. Où est Clara ? - Putain Egon, c’est toi le lourd. Tu te fais un délire sur une Clara ou quoi ? Faut arrêter les sites pornos mec. - Clara, Clar…
Egon fut pris d’un malaise. Il porta une main à son front. Un vrai réchaud. Ses neurones effrayés se mirent à déambuler entre ses synapses, comme des scouts sur un train fantôme.
- Jure-moi que tu ne me joues pas un tour ? supplia-t-il. - Je te jure Egon. Est-ce que ça va ? - Est-ce que quelqu’un a vu Clara ? cria Egon vers l’assemblée. - Clara Hoeffner ? demanda un trentenaire en perfecto. - Clara Samstig, répéta Egon. Mâchoire serrée. À quoi vous jouez merde. Clara Samstig, Cla...Cl…
Le prénom sembla soudain lui échapper, fuir sa raison. Il se plia en deux, mains sur les genoux, le souffle court.
- Ça va, tu es sûr ? Tu as pris un truc, sérieux ? s’enquit Matthias. On dirait Iggy Pop en manque de Twix. - Je reviens, bégaya Egon. - Tu vas où ?
Déjà il s’éloignait en titubant.
- Personne ne boit au verre d’Egon, beugla Matthias et les rires moqueurs fusèrent autour de lui.
***
Clara était là sans l’être. À la fois présente et absente. Comme un mirage qui se dérobe à l’horizon, comme un souvenir dont on ignore la source, résidu de rêve ou de réalité. Egon avait l’impression qu’on poussait du charbon dans ses oreilles pour alimenter un brasero sous sa boîte crânienne. Il bouillonnait.
Il traversa Gendarmenmarkt en zigzaguant, sous les regards divertis des fêtards, puis bifurqua vers l’immeuble de Clara. Il cogna l’épaule contre la porte d’entrée, le cœur palpitant, le polo couvert de sueur, appuya plusieurs fois sur la sonnette de l’appartement 3A, puis posa le front contre le mur, espérant que la fraîcheur de la brique stoppe sa cuisson interne.
- Oui ? demanda une voix masculine via l’interphone. - Clara ? - Qui est-ce ? - C’est Egon. Je veux parler à Clara. - Eh petit con, tu as vu l’heure ? - Je veux juste parler à Clara. - Y a pas de Clara ici, tu veux que je descen…
Egon n’entendit pas la suite. Sur la vignette du 3A était écrit : Famille Dietmar. Il recula de trois pas et une voiture l’évita de justesse en klaxonnant.
- Clara, chuchota-t-il plusieurs fois avant de hurler. CLARAAA.
***
La silhouette du hangar 4-B0 se dessina, intimidante, dans la pénombre d’une nuit sans lune, bateau fantôme égaré au milieu des champs. Egon ralentit, mains scellées sur le volant. Le prénom d’une femme qu’il commençait à oublier allait et venait sur ses lèvres tremblantes, vagues d’émotions à l’assaut d’une digue amnésique. Ses jambes flageolèrent jusqu’à la porte. Il avançait sans s’en rendre compte, comme un insecte attiré par une lumière. Il pénétra dans le labo. De l’électricité statique lui souleva les cheveux. Lukas, surpris, pivota sur sa chaise.
- Egon ? - Où est le professeur Leibwitz ? psalmodia Egon. - Aucune idée.
Egon claudiqua jusqu’au tableau noir. Sa main fébrile y laissa une trace humide. Son index serpenta et s’arrêta dans le coin inférieur droit. Là où il avait écrit « Clara » quelques heures plus tôt.
- Elle existe, chuchota Egon en souriant avant de sombrer dans l’inconscience.
***
Le docteur Leibwitz se désintégra et réapparut à Berlin, le neuf novembre 1938*, le poing serré sur le cylindre de titane qui permettait son retour en 2008.
La rue pavée était jonchée d’éclats de verre, tapis sinistre aux mailles tressées de folie humaine. Les vitrines des commerces semblaient percées d’yeux avides de chair fraîche. Des hommes couraient en tout sens, armés de barres de fer et de chaînes, bouches entrouvertes, regards perdus sur le vide d’un délire incontrôlable. Les fanatiques lançaient des cailloux. Les moutons hurlaient sous la lune comme des loups enragés. Les partisans humaient l’air à la recherche de sang juif. Le professeur fonça vers la librairie de livres rares qui hantait ses nuits. Dans trente minutes, Lukas et Egon déclencheraient le processus de rapatriement temporel. Il ne pouvait se permettre aucune hésitation. Une affreuse odeur de bois brûlé, portée par un vent complice, transformait l’air en souffre. Il rejoint rapidement l’ancien magasin familial. Il enroula un mouchoir autour de sa main et brisa les morceaux de verre en forme de baïonnettes qui l’empêchaient de se frayer un chemin à travers la devanture.
- Papa, papa, chuchota-t-il.
Il avança à tâtons, attiré par une vague lueur au fond de la pièce, et trébucha plusieurs fois sur les ouvrages éparpillés. Il ne se souvenait pas de cette maison où il avait passé les premiers mois de sa vie mais il se l’était imaginée mille fois. Elle lui parut si petite, si modeste, si cafardeuse, à l’image de son enfance après la fuite en Albanie. Son cœur frappait contre sa poitrine avec la force d’un marteau-piqueur. Il s’enfonça dans son passé, spéléologue d’un nouveau genre. Il poussa la porte et percuta son destin, pour la seconde fois.
Son père, allongé contre le sol, inconscient, saignait abondamment de l’arcade sourcilière. Sur sa droite, sa maman, le visage blême, serrait un bébé contre sa poitrine. À ses pieds, une petite fille de neuf ans irradiait de courage : la petite Anna qu’il n’avait pas connue. Trois SA* en civil ricanaient devant eux, leurs visages de babouins sculptés par les ombres ondulantes de deux faibles bougies. Dans une poignée de minutes, ils violeraient la mère de Leibwitz. En tentant de s’interposer, sa grande sœur recevrait un mauvais coup à la tempe qui la priverait d’avenir. Ainsi avait été écrit le passé. Le docteur Leibwitz défia la fatalité et tira de sa poche un vieux Luger parabellum. L’un des SA se retourna, un garçon d’à peine vingt ans balafré d’une large cicatrice sur la joue.
- Qu’est-ce…
Il n’acheva pas sa phrase. Une balle perfora son poumon droit. Le professeur Leibwitz déchargea son pistolet sur les trois hommes, le visage tendu à l’extrême, proche de la démence. Sa mère le fixa, terrorisée, ignorant qu’elle tenait dans ses bras un futur meurtrier. Les nazis s’écroulèrent et Anna recula d’un pas, étrangement sereine. Leibwitz dévora sa famille des yeux et fila sans dire un mot, bataillant longtemps contre son désir de rebrousser chemin pour les prendre dans ses bras et les couvrir de baisers. Des larmes de joie et de peine s’entremêlèrent sur ses joues. Il courait sans but quand le cylindre vibra dans sa main gauche. Il glissa le pistolet dans une poche puis ses vieilles jambes le lâchèrent et il tomba à genoux. Un gigantesque hameçon invisible sembla s’accrocher à son cerveau. Il se sentit imploser.
Une fièvre sans limites s’empara de lui. Ses souvenirs se modifièrent, déversant leur flot de nouvelles images et de nouveaux sons, comme un torrent abreuvant sa mémoire de sensations inconnues. Il s’évanouit.
Il ouvrit les yeux. Le jeune Traumforscher, penché au-dessus de lui, l’étudiait avec inquiétude.
- Avez-vous voyagé, professeur ? demanda-t-il, crispé.
Leibwitz dodelina de la tête.
***
- Qui est Clara ? demanda Lukas. - Je ne suis plus sûr. Je crois que c’est ma fiancée, répondit Egon, assis par terre, comme un boxeur récupérant après un KO. - Tu es célibataire, non ? - Qui a écrit Clara sur le tableau noir ? - Pas moi. - Je crois qu’on a changé le cours du temps. - Hein ? - Je suis persuadé de connaître quelqu’un qui n’existe pas. - Peut-être que tu deviens dingo, affirma Lukas en posant l’index sur sa tempe. - Peut-être que le docteur Leibwitz a rompu le serment de chronos. - Wow, rien que ça. - Je… je ne sais pas. - Comment pourrais-tu connaître quelqu’un qui n’existe pas ? C’est impossible. - Aucune idée. Peut-être qu’il existe des constantes… euh… inamovibles. - C'est-à-dire ? - Je ne sais pas. Des choses qui ne changent pas. Qui demeurent quelle que soit la marche du temps. - Mon dieu, que tu es compliqué. - Je veux retrouver Clara avant de l’oublier. Quand est parti le professeur ? - Il y a une heure environ. - Non, je veux dire : quand est-il parti lorsqu’il a fait le bond dans le passé ? - Tu le sais très bien. Nous avons choisi la date ensemble. Le 9 juillet 2006, finale de la coupe du monde à l’Olympiastadium. - Vérifie, s’il te plaît. - Mais… - S’il te plaît. - La clé est dans le bureau de Leibwitz, conclut Lukas pour mettre un terme à la conversation.
Egon se releva d’un bond et se dirigea vers la porte du bureau d’un pas décidé. Elle était fermée. Lukas suivait son camarade en se grignotant le bout des doigts. Egon fouilla dans une caisse à outils et en délogea une énorme masse. D’un coup précis, la serrure vola en éclat.
- Oh merde de merde… murmura Lukas en sautillant.
À contrecœur, il pénétra dans le bureau et s’empara d’une petite clé bleue accrochée au mur. Elle permettait l’accès au panneau de contrôle principal de la machine à voyager dans l’espace-temps.
- Merci Lukas, dit Egon.
Son collègue lui lança un regard dépité : « Est-ce que j’avais le choix ? » Ils ouvrirent l’appareil et Lukas vérifia une série de mécanismes, ainsi que le positionnement de divers interrupteurs. Finalement, il relia un PC portable au dispositif et, au bout de quelques minutes, une série de chiffres se mit à y défiler sur l’écran.
- Là ! rugit Egon.
Lukas appuya sur une touche et figea le défilement. Au centre de l’écran, ils lurent : 09/11/1938, 22 h 34.
- Leibwitz doit être chez lui, dit Lukas. - Allons-y.
***
La porte d’entrée de la maison du professeur était entrouverte.
- Professeur Leibwitz ? Vous êtes là ?
De la lumière filtrait sous une porte au bout d’un long couloir décoré de photos de voyage. Ils avancèrent à pas de loup, déboussolés par leur récente découverte. Que cachait le professeur ?
- Monsieur Leibwitz, vous êtes là ?
Ils poussèrent la porte et découvrirent une momie, ou presque. Leibwitz ne bougeait pas, figé derrière son bureau, les mains posées sur les genoux, Osiris made in Germany.
- Professeur ? murmura Egon. - Traumforscher, balbutia Leibwitz. Anna est morte.
Egon et Lukas échangèrent un regard circonspect.
- Qui ? - Anna, ma sœur. Je l’ai sauvée. Trois jours plus tard, elle est tombée d’un train. Quelle ironie n’est-ce pas ?
Lukas souleva les paumes. Il ne comprenait rien.
- Mais je peux la sauver encore, ajouta le professeur sans initier le moindre mouvement, comme un oracle en transe. - Qu’avez-vous fait en 1938, professeur ? Avez-vous changé l’avenir ? - Oui. Mon avenir, récita Leibwitz. - Mais…
Egon marqua une pause. Clara disparaissait de sa mémoire, aspirée par un tunnel sombre menant au néant. Sa tête était au bord de l’explosion.
- Le serment de Chronos, professeur ? Nul homme ne pourra s’opposer au cours du temps. - Je suis désolé Traumforscher. Je n’ai pu résister à cette tentation. - Clara Samstig n’existe plus. - Qui ? - Clara, ma fiancée. - Je… j’ai… sans doute ai-je tué un de ses ancêtres, affirma-t-il sans émotion.
Thomas Samstig avait rejoint le groupe des chemises brunes en 1935, sans réelle conviction, poussé par l’ennui, le désœuvrement et un goût pour la bagarre qui avaient creusé un affreux sillon sur sa joue. Les SA modelèrent l’écervelé à leur guise, le gonflant d’une haine frelatée qui ne demandait qu’une étincelle pour s’embraser. Sa route croisa celle de la famille Leibwitz, pour le malheur de tous.
- Vous avez tué quelqu’un ? - J’ai sauvé ma sœur.
Egon se prit la tête à deux mains.
- Nom de dieu, dit-il. - Merde de merde de merde, jura Lukas. - Allons-y, brailla Egon. - Non !
Le docteur Leibwitz quitta sa léthargie et pointa le Luger sur son assistant.
- Je suis désolé Traumforscher.
Egon plongea au sol, une fraction de seconde avant le tir. La balle frôla son omoplate et se planta dans une armoire. Lukas bondit vers la porte. Le professeur pivota vers lui et visa. Son doigt effleura la détente mais Egon sauta par-dessus le bureau et lui saisit le poignet. Ils basculèrent et la seconde balle se logea dans le plafond. Bien que vigoureux, le vieil homme ne faisait pas le poids et lâcha son arme. Egon se retrouva à califourchon sur son mentor, poing serré, prêt à asséner un coup terrible. Il hésita une dizaine de secondes, mais ne frappa pas. Il se redressa et ramassa le Luger qu’il glissa à sa ceinture.
- Ça va Lukas ? - Je crois.
Et sans plus attendre, ils quittèrent la pièce.
***
Egon attrapa un cylindre de titane - l’objet avait la forme et la taille d’un relais d’athlétisme - et s’installa dans la machine à remonter le temps.
- Tu es sûr de toi ? questionna Lukas.
La douleur était devenue insupportable et Egon n’avait plus la force de parler. Il souleva simplement le pouce en forçant un sourire.
- Ok, dit Lukas en poussant la porte. Je te renvoie en 38.
***
La nuit appartenait à Lucifer et Berlin creusait sa tombe dans les entrailles de l’enfer. Le chaos avait mille visages et autant de cris de rage. Hitler qualifierait cyniquement cette nuit de « tapage nocturne » et mettrait à l’amende tout un peuple dont il avait scellé le sort bien des années plus tôt. Les mots s’envolent peut-être mais les écrits restent, surtout ceux imprimés à l’encre de sang.
Egon apparut à quelques mètres du professeur Leibwitz.
- Arrêtez, cria-t-il, la main tendue. - Traumforscher ? souffla le professeur. Comm… Que faites-vous ici ?
Ses yeux étaient si ronds qu’on aurait pu y glisser des boules de bowling.
- Je sais ce que vous vous apprêtez à faire professeur. Je vous en prie, ne le faites pas, supplia Egon. - Comment pourriez-vous comprendre jeune homme, chuchota Leibwitz. - Nous avons fait un serment professeur. - Vous faites preuve d’une ridicule naïveté mon ami. À quoi diable pourrait bien servir une machine à voyager dans le temps, selon vous ? - Nous avons…
Une explosion retentit au loin, suivie par les exhortations d’une foule semblables aux jappements d’une meute de chiens sauvages. Tout, autour d’eux, n’était que sanglots et démence.
- J’ai longtemps réfléchi, vous savez, dit le professeur sur un ton découragé, les yeux baissés. L’avenir est l’illusion des jeunes gens. À mon âge, il n’a guère plus de consistance qu’un glaçon plongé dans une tasse de café. Ma vie se dissout, Egon, et je voudrais mourir avec de beaux souvenirs.
Berlin se figea quelques secondes, comme ensorcelée par une formule magique, puis Leibwitz se redressa avec orgueil, menton relevé, dos droit.
- Le reste n’a pas d’importance. Ne vous mettez pas en travers de mon chemin, ordonna-t-il.
Ils se défièrent du regard. Egon dodelina de la tête, de moins en moins lucide, de plus en plus engourdi. Sa raison n’était plus qu’une bouillie de déception, de douleur et d’effroi. L’image subliminale d’une jeune fille en short rouge sur une bicyclette le secoua comme une décharge électrique. Il fonça sur son mentor. Le vieil homme possédait encore de sacrés réflexes. Il se saisit de son Luger et tira sans viser. Egon roula sur le pavé humide. Les projectiles ricochèrent autour de lui en étincelant. Il allait riposter quand une balle transperça son épaule. Il s’écroula en lâchant le cylindre de titane et le pistolet qui rebondirent et se mêlèrent à divers débris au milieu de la chaussée.
Leibwitz étudia un moment ce second parabellum qui était manifestement le sien, celui-là même qu’il tenait en main. Quel étrange tour de passe-passe, pensa-t-il.
- Mon dieu, Egon. Mais pourquoi ? Pourquoi ? se lamenta le professeur. - Ce n’est pas une personne que vous allez tuer, mais toute une génération, grinça Egon, une main posée sur sa plaie. - Oh Egon. Vous n’avez aucune idée de ce que j’ai pu vivre, ajouta Leibtwitz au bord des larmes. - Non, professeur, je n’en ai aucune idée. Mais c’était votre destin, votre unique et singulier destin, souffla Egon.
Un voile commençait à obscurcir son champ de vision.
« Clara ».
- Balivernes, rugit le professeur. Rien n’est écrit
Il ramassa le cylindre et le Luger de son assistant et s’enfuit sans ajouter un mot.
***
Leibwitz faillit trébucher sur un livre de Jules Verne. Ses cheveux, d’habitude impeccablement gominés, bataillaient désormais sur son front humide. D’énormes veines tendaient la peau laiteuse de son cou. Quelques mètres le séparaient de sa famille. Une silhouette se glissa derrière lui par la vitrine éventrée du magasin. Egon tituba et posa une main sur une bibliothèque pour rétablir son équilibre. Il initiait un nouveau concept : le geek coriace.
- Allez-vous-en ! murmura Leibwitz.
Egon passa la langue sur ses lèvres.
- Qu’y a-t-il ici professeur ? - Taisez-vous.
Les pièces du puzzle s’imbriquaient petit à petit. Egon sourit sournoisement.
- Non, non, non, n… - ALERTE, hurla Egon. ALERTE !
Les SA surgirent. Leibwitz fit feu maladroitement puis émit un affreux cri de douleur. Tout s’embrouilla. La maman de Leibwitz mugit. Anna posa les mains sur ses oreilles. Un des SA frappa le vide avec une badine d’acier, comme un cinglé obsédé par une mouche. Un autre tomba à genoux et se mit à ramper. Tous évitèrent miraculeusement les balles. Egon piqua une tête dans les bouquins pour s’écarter de la route des trois adolescents, qui s’enfuirent sans demander des comptes.
Egon devait absolument récupérer un cylindre de titane sous peine de se retrouver coincé en 1938. Il aperçut la petite Anna, saine et sauf, et sa maman, assise dos au mur, qui se balançait d’avant en arrière en pleurant. Elle tenait quelque chose entre les bras. Elle était couverte de sang. Egon pivota vers Leibwitz, inerte au sol. Son professeur fixait un horizon invisible en tremblant, bouche tordue.
- Professeur ?
Et Egon découvrit ce qui traumatisait son mentor. Leibwitz n’avait plus de bras gauche, disparu.
- Mon fils, mon fils, mon fils, marmonnait la femme.
Une des balles perdues de Leibwitz s’était figée dans le bras du bambin qu’elle serrait contre sa poitrine. Un bras qui serait sacrifié pour sauver la vie de l’enfant.
Egon ramassa les cylindres. Ils commençaient à vibrer. Il en glissa un dans la main de Leibwitz, toujours léthargique. Moins d’une minute plus tard, ils retournaient à leur présent respectif.
***
L’éclat éphémère d’un petit soleil dissimula l’entrepôt sous un voile étincelant. Egon se réveilla, le cœur gonflé d’amour. C’est à peine s’il sentait son épaule meurtrie. Il se souvenait enfin de Clara. De tout ce qu’elle était et de tout ce qu’il voulait qu’elle devienne. Il se releva, enivré par le souvenir de son parfum et de sa peau, et posa une main sur la poignée de porte. L’habitacle de la machine à voyager dans le temps était fermé de l’extérieur. Egon se pencha au hublot. Le labo semblait vide et il sursauta quand un visage torturé apparut soudain derrière la vitre.
- Quelle période voulez-vous visiter Traumforscher ? demanda le manchot en souriant. - Professeur ! - Personnellement, j’ai toujours eu un penchant pour l’époque romaine. - Ouvrez la porte ! - Peut-être préférez-vous visiter notre bonne vieille Prusse ?
Leibwitz tapota sur divers claviers et enfonça plusieurs boutons. Egon était impuissant.
- Professeur, je vous en prie. - Vous savez, Egon, mes souvenirs sont encore plus terribles qu’avant. C’est inadmissible, n’est-ce pas ? dit-il en soulevant son moignon. - Nous pouvons arranger les choses ensemble, tenta Egon. - Ma confiance est légèrement ébranlée cher ami. Je préfère me passer de vous si vous n’y voyez pas d’inconvénients. - J’en vois ! - C’était juste rhétorique. - Nous sauverons Anna ! reprit Egon avec la conviction d’un avocat en pleine plaidoirie.
Leibwitz hésita un instant, troublé par l’évocation de sa grande sœur.
- On n’est jamais mieux servi que par soi-même, conclut-il en reprenant le travail. - Arrêtez ! hurla une voix depuis l’entrée de l’entrepôt. - Lukas ! éclata Egon.
Le ventripotent assistant tenait Froggy Beckenbauer au creux de son bras gauche - les yeux globuleux du crapaud épiaient la scène avec circonspection. Au bout de son bras droit brillait la flamme d’un petit chalumeau.
- Qu’est ce que vous faites ? demanda Leibwitz, flegmatique. - Faites-le sortir où je fais tout exploser, répondit Lukas en pointant le chalumeau sur un câble de caoutchouc relié aux bonbonnes d’hélium. - Vous nous tueriez tous ? - Je… Je… - Je… Je quoi ? Avez-vous jamais pensé par vous-même Werner ? - Il faut… - Écoutez-moi imbécile. J’envoie Traumforscher sur orbite, je sauve ma famille, et je disparais. Mais avant ça, je fais de vous l’unique inventeur de la machine. Je le mettrais même par écrit. Je vous offre gloire et fortune, Lukas.
Le jeune savant baissa la tête et Froggy Beckenbauer l’imita. Lukas avait trois passions : les chips au paprika, son baladeur mp3 et les mathématiques. Sa vie était aussi palpitante qu’un mauvais épisode de Derrick. Faire la une de tous les journaux lui apporterait l’attention dont il avait toujours manqué. Il baragouina quelque chose et releva la tête.
- Libérez le professeur ! s’exclama-t-il, résolu. - Je vois.
Leibwitz pivota et frappa du poing sur un gros bouton. Plusieurs gyrophares orange, postés aux quatre coins du bâtiment, se mirent à étinceler alors que retentissait une alarme.
- CINQ, dit la voix enregistrée d’Egon au haut-parleur. - Et voilà, susurra Leibwitz en se retournant. - Non, hurla Egon en entendant sa propre voix. - Et maintenant Lukas ? questionna Leibwitz, sourire en coin. - QUATRE.
Lukas lâcha le chalumeau - ainsi que le crapaud, qui fila en bondissant - et se précipita vers la console de contrôle pour arrêter le compte à rebours. Le docteur Leibwitz se fixa en travers de sa route. Il avait soixante-dix ans, et n’avait plus qu’un bras, mais il paraissait en bien meilleure forme physique que son bedonnant adversaire. Lukas feinta sur la droite puis sur la gauche, comme un rugbyman tentant de percer une défense.
- TROIS. - Amusant, n'est-ce pas ? lança Leibwitz
Egon respirait comme un marathonien. Son pied droit incontrôlable cognait désespérément contre la porte en fonte de sa prison. Bong, Bong…
- Fonce-lui dessus, cria-t-il. - Hein ? dit Leibwitz en écarquillant les yeux.
Une masse informe déboula sur lui.
- DEUX.
Lukas le percuta avec la force d’un pachyderme et il valdingua sur plus de trois mètres.
- UN.
Le choc déséquilibra Lukas qui roula au sol. Il tendait la main vers le bouton d’arrêt d’urgence quand il aperçut un éclat sur sa gauche. Le chalumeau était tombé sur un réseau de tuyaux, tous reliés aux diverses bonbonnes d’hélium.
- ZÉRO. - Non, souffla Lukas en fermant les yeux.
Et l’entrepôt explosa. La déflagration fut entendue jusqu’à Potsdam. Le panache de fumée resta visible à des kilomètres à la ronde pendant plusieurs heures.
L’hommage rendu aux scientifiques fut sans commune mesure, à l’image de la peine qui étreignit la ville. L’université Humboldt se transforma en couvent bénédictin. Le campus fit vœu de silence et l’année scolaire s’acheva au ralenti. L’année suivante, on inaugura une statue de Leibwitz. Sur la plaque commémorative, on écrivit : « Les rêves sont sans limites. Les souvenirs perdurent à jamais. »
Chaque matin, quand Clara traversait Gendarmenmarkt, elle tournait deux fois autour de la statue de Friedrich Schiller en murmurant une prière. Parfois, elle se dressait sur les pédales de sa vieille bicyclette et accélérait avec rage pour que la vitesse chasse les larmes qui pointaient aux coins de ses yeux.
* * * *
***
- Et quelle est votre seconde hypothèse professeur Samstig ? demanda avec fébrilité un étudiant portant une fine redingote grise.
Egon sourit. Ce nom d’emprunt, susurré avec respect, évoquait un futur à jamais inaccessible. Une vérité dramatique avec laquelle il vivait depuis bientôt sept ans.
- Ma seconde théorie, chers amis, contredit en tout point la première. La voici, tenez-vous à vos pupitres, petits innocents : il est impossible de changer le cours du temps. - Comment ça ? s’offusqua malgré elle une timide demoiselle dont les cheveux auburn lui rappelaient ceux de Clara. - C’est tout simplement impossible. Quoi qu’il arrive, il se produira toujours quelque chose qui rétablira l’ordre temporel. Le destin si vous préférez. - Deus ex machina, chuchota un jeune homme affalé. - Chronos ex machina, reprit Egon en levant un doigt, un peu à la manière du docteur Leibwitz. Laissons le divin en dehors de tout cela voulez-vous. Il n’a pas de temps à perdre, le pauvre. Cette mécanique temporelle, comme j’aime la nommer, repose sur le principe que l’histoire est cohérente. Notre quidam plein de mauvaises manières et de fantasmes machiavéliques, dont je vous parlais dans mon premier exemple, aurait beau se couper en quatre, jeter toutes ses forces dans une bataille contre les conjonctures, il se ferait invariablement étrangler par une ligne du temps.
Un petit grondement amusé traversa la classe des troisièmes années, faculté de science de l’université Frédéric-Guillaume, future université Humboldt, promotion de 1897.
- C’est ainsi. J’en ai fait l’exp… euh, j’ai longtemps étudié ce point. L’intervention humaine dans le processus du…
La porte s’entrouvrit et une dame ronde aux joues rosies par un trot soutenu passa la tête dans l’interstice.
- Professeur Samstig, dit-elle hors d’haleine. Votre épouse Béatrice va accoucher.
Egon sauta de l’estrade. Les étudiants, ravis de partager la joie de leur biscornu mais bien-aimé professeur, se levèrent à l’unisson.
- Comment allez-vous l’appeler Professeur ? hurla une voix de stentor. - Cela dépendra mon ami. Lukas pour un garçon.
Il marqua une pause.
- Clara pour une fille.
FIN
* 9 novembre 1938 : la Nuit de Cristal, Reichskristallnacht. * SA : Sturmabteilung, organisation paramilitaire nazie.
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