Il ouvre grand les yeux. La mer envahit tout. Les derniers reliefs disparaissent lentement dans les brouillards de l’horizon, là-bas.
Bataan 12 mars 1942 : Moi, général Douglas MacArthur, je pars. Je m’enfuis. Ça n’est jamais arrivé, mais les Japonais me cherchent partout. Je garde le menton levé, tant pour rassurer mon fils que ce groupe d’officiers qui n’en mènent pas large. À la vérité, je ne suis pas sûr que nous nous en sortirons. Je jette un regard vers ma femme, elle me sourit tendrement. L’amour, aux instants ultimes, supporte le silence. Elle sait que j’ai le code. Je pars. Je me retourne vers eux, les regarde un à un et redis ce qu’ils ont encore à l’esprit : « Je reviendrai ».
Pise, 6 avril 1199 : Il regarde le grand ciel ouvert, enfin. Ses yeux ont du mal à s’habituer à cette lumière d’un jour éclairé de bleu et d’orange. Les prairies ne bougent plus. Son cou est raide. Leonardo pose sa plume, se lève difficilement. Les voyages ont déjà défié sa jeunesse, ses genoux brûlent un peu, son dos est chargé de plomb. Il laisse voyager son esprit dans ce ciel devenu bleu ; bleu comme l’espérance des soirs de Tunis, quand il parlait jusqu’à la nuit profonde avec les amis de là-bas. De ces soirs indicibles naissaient les idées nouvelles. Il rapporterait un jour dans sa Toscane ces mots que personne n’avait imaginés, ces concepts venus de la nuit des âges que nul n’avait jamais maniés, cette science si nouvelle que les Européens n’étaient peut-être pas prêts à comprendre. Combien de nuits, combien de mers le séparaient de ce matin frileux mais clair d’aujourd’hui à ces paysages de sable et de terres rouges, à ces vents brûlants où il sentait si durement la solitude entre deux moments heureux ? Leonardo connaissait le chant du monde. À son retour d’Orient, il avait interrogé un enfant sur un marché. Les habitants de Pise connaissaient bien Leonardo et s’attachaient facilement à ses pas. Ils allaient le regarder opérer avec un jeune marchand de lapins :
– Dis-moi, petit Dominique, combien de lapins as-tu dans la cage que tu tiens là ? – Juste deux, monsieur. C’est un couple, et je peux vous faire un bon prix.
L’enfant souriait de tout son visage, heureux d’être le sujet d’attention du maître. Celui-ci reprit :
– S’ils font eux-mêmes des petits, disons dans trois mois et disons deux petits, combien y en aura-t-il ? – Quatre pour sûr, répondit l’enfant. Alors, combien m’en offrez-vous ? – Écoute-moi bien. Si tes nouveaux lapins continuent à se multiplier de la sorte, au bout d’un an, combien y en aura-t-il ?
L’enfant parut perplexe :
– Pourquoi ces questions, monsieur ? Il y en aura… tellement !
Le sourire devenait presque inquiet.
– Alors, faut-il vraiment les vendre ? lui dit Leonardo Pisano.
Autour d’eux, les commerçants riaient. Il en prit un à témoin :
– Mais toi, dis-moi. Si j’enlève ces deux lapins, qu’y a-t-il ? – Comme dans la tête de cet enfant : plus rien !
Un attroupement s’était formé et riait.
– En effet, lança Leonardo, sentencieux. Plus rien. Le vide. Ce que les mahométans appellent « al sifr », le sifr. N’oubliez pas ce mot ! Aussi, braves gens, quand vous aurez mille pièces d’argent, si Dieu le veut et peut-être grâce à tous ces lapins, quand vous y ajouterez encore dix pièces, il faudra mettre ce vide, ce sifr. Vous aurez un « mille », un vide de « cent » et un « dix ». – Il est fou. Et les gens ne comprenaient pas.
Mais ce jour, Leonardo se sent seul. Comme dans ces déserts de Tunis écrasés par l’astre omniprésent. Puisque sa plume ne veut plus rien écrire, sa main criant grâce, il sort marcher. Il trouve le chemin qui mène chez Blondel, son jumeau. La campagne n’est plus silencieuse. Il y a des rouges-gorges, on voit des lapins se précipiter dans la luzerne, on devine les marchands conduisant leurs bœufs et la carriole qu’ils tirent vers le port. Le commerce n’a jamais été si actif, si florissant : on raconte que des Normands font venir du vin de Londres. Faire venir du vin ! Ici ! Des draps de Gênes aux bijoux de Montpellier, des émaux de Florence au fer de Venise, tout circule. Arrivé devant la maison de Blondel, il devine la silhouette de son frère qui lève les bras, avachi au fond d’un fauteuil installé dans le jardin. Le voilà qui se réveille d’une longue méditation. Surpris il est heureux d’apercevoir Leonardo. Ils ne peuvent se regarder sans penser aux longs voyages qu’ils ont endurés l’un et l’autre vers des contrées dont les habitants de Pise ne soupçonnent pas même l’existence. Ceux qui ont été si loin se sentent si proches l’un de l’autre. Ensemble, ils ont le sentiment d’être revenus chez eux comme s’ils retrouvaient le temps de l’enfance. Leonardo en vient à parler de son retour et de la scène du marché.
– Sais-tu Blondel, mon frère, que les gens ont peur ? Oui peur de changer, comme ils ont peur de toi ou de moi, parce que nous sommes jumeaux. Je leur donne pourtant un moyen de compter tellement plus simple. Écrire « mille dix » dans le langage des Arabes que nous appellerions « chiffre » se ferait simplement ainsi : « 1010 ». Mais introduire cette merveille qu’est le Zéro les trouble et les perd. Ils veulent rester romains.
Blondel ne dit rien. Sans y penser, ils ont décidé de marcher sur le chemin qui longe la maison de Blondel et conduit à la mer, près de l’embouchure de l’Arno. Ils marchent. Brusquement, Blondel s’arrête.
– Eh bien, qu’as-tu, le frère ? – J’ai composé une chanson voici plusieurs années. Grâce à toi, Leonardo. Je connais ton histoire de lapins multipliés. Nous étions tous les deux en voyage, je pensais à toi et me servais de tes découvertes sur les nombres. Et j’en ai fait une chanson. Elle dit : découve « Là découve Bas découve Gisaient découve Des lilas découve Des acacias découve Dans la cour du Roi vespéral découve Là-bas au milieu du firmament ancestral. » – C’est charmant, sourit Leonardo, stupéfait. Et j’y retrouve bien mes lapins !
Chalus le même jour :
– Ils m’appelaient Melek-Ric, le Roi des Terres Angulaires, et d’autres encore « Celui qui a le cœur du lion ». Je me meurs. J’ai vu tous les soleils, toutes les mers, toutes les terres, j’ai entendu Sa parole, j’ai entendu le chant du Monde, j’ai ma chanson. La Bible dit « rassasié de jours ». Ces quarante années offertes à moi par le Seigneur Dieu ont été un long voyage. J’ai croisé les hommes mais je ne connais pas mon fils. Nous avons dû le cacher. Et aujourd’hui, il me manque. Ô oui, qu’il me manque ! Je le voudrais près de moi. Au moins ne me voit-il pas souffrir. Ces jours d’agonie m’ont-ils puni de mes péchés ? Cette flèche qui a envahi mon corps si brusquement, ce poison qui a mis si longtemps à m’achever. Mais enfin, voilà, je vais passer. Mon successeur a le code, Dieu me pardonne de ne pas avoir aimé cet homme. Tout est en ordre. Le jour filtrant de cette petite fenêtre me laisse deviner quelques toits rouges, j’entends presque les voix des colporteurs et le pas des chevaux. Le soleil tourne encore. Je repense à ma mère, comme tous les hommes qui se demandent pourquoi le Très-Haut a voulu qu’ils quittent leur giron. J’ai si longtemps voyagé, si loin. Alors que j’étais retenu prisonnier, c’est une chanson qui m’a délivré. La chanson de mon ami et maître : Blondel. J’étais dans la nuit, aujourd’hui brille un fier soleil de printemps. J’espère tout de l’éternité, quand si loin je n’attendais plus rien. Henri me retenait, le Roi des Rois me libère. J’étais enchaîné, j’étais prisonnier. À peine devinais-je par mes yeux meurtris un sombre soupirail qui ne laissait venir que des odeurs pestilentielles. Au milieu des râles et des pleurs, j’ai entendu la chanson. Blondel m’avait retrouvé. Un frisson a déchiré mon âme noire et le jour m’a fait tressaillir. J’ai su que je revenais à la vie. J’ai levé une main vers le ciel, témoin solitaire de la gloire de Dieu. Au fond de ce puits, Blondel m’avait retrouvé. À mon jour ultime, j’emporte la chanson. Et pourtant ! Qu’elle reste encore sur la Terre ! Pour tous les prisonniers qui en auront besoin et qui témoigneront de la Gloire du Très-Haut.
Bataan 12 mars 1942, encore : Alors que l’île n’était que feu, je croyais tout perdu. Une vision de l’Enfer. Le néant allait tout envahir. Je dois le confesser, l’effroi m’a saisi. Je ne savais plus quoi faire, j’étais enfermé. Sans espoir, dans un coin d’archipel indonésien. Les Japonais arrivaient de partout. Contre-torpilleurs et destroyers, avions de reconnaissance, signaux lumineux : la prise de guerre qui allait être la leur les excitait tels des fauves. Le bruit de l’Enfer. La terreur partout, l’asphyxie par stupéfaction. Je forçais mon esprit à calculer froidement les conséquences de ma capture. Prendre le commandant des forces alliées aux Philippines avait des conséquences incalculables : Roosevelt serait obligé de négocier, ce qui impliquait de temporiser plusieurs mois notre action dans le Pacifique. De quoi obliger les Soviétiques à regarnir leurs côtes Est, au pire moment. Je ne pouvais le permettre, j’ai envisagé le pire. Le pire n’était pas mon suicide, le pire était le destin de ma famille et de mes hommes. Je ne suis plus jeune, mais mon garçon, mon petit garçon… Les larmes me venaient aux yeux lorsqu’on me transmit un message noté « hautement confidentiel » envoyé d’un cargo australien dissimulé à quelques miles sur la côte Est. Il m’avait retrouvé.
Pise, 7 avril 1199 : Leonardo Pisano pense à ses lapins. « Vous portez le message du Monde. Existe-t-il encore beaucoup de nombres comme ceux que vous désignez ? Oui, "Pi" bien sûr. L’incommensurable "Pi", évidemment. Le vôtre lui ressemble, on l’a appelé "Phi". Son surnom est bien plus intéressant : "le nombre d’or". Mon jumeau l’a mis en chanson. Il sera utile à nombre de seigneurs sur cette Terre ». Leonardo marche doucement dans ces rues de Pise. Il n’est pas venu depuis longtemps et à vingt-quatre ans, son expérience comme sa discrétion font de lui un sage parmi les habitants de la cité. Il n’hésite pas à aider la famille Batiglia à qui la ville interdit un emplacement décent pour ses étals aux jours de marché, il renseigne les représentants de Venise, de Split, de Brindisi, maintenant que la paix est actée, sur les meilleures façons de calculer les conversions de monnaies. Tout le monde italien aime Leonardo, mais c’est un sujet de France qui lui demande : « Maître Leonardo, enfin, combien y a-t-il de lapins à la fin de l’année ? ». Il répond : « C’est sans importance. C’est leur rapport entre eux qui doit vous questionner ». Le Montpelliérain le regarde, un sourcil levé. Le maître continue : « Vous conviendrez que nous avons un lapin, un autre lapin, puis deux, puis trois ». « Certes ». « Nous aurons ensuite cinq lapins et huit lapins ». L’élève d’un jour en convient. « Il y aura après treize lapins, nous en compterons après encore vingt et un ». « Dois-je comprendre, Maître Leonardo qu’il y a une suite logique que je peux trouver par moi-même ? » Pisano sourit : « En effet. Trouvez donc cet enchaînement ». L’homme réfléchit longtemps mais Leonardo ne montre aucun signe d’impatience. Il regarde vers le port et devine tous les bateaux qui doivent être arrivés à cette heure de la journée, tous ces bateaux qui font la fierté de Pise, et songe à celui qui l’a emmené si loin, un jour comme aujourd’hui. « Si j’additionne un nombre et son précédent… », « Tu trouves le suivant ! À la bonne heure ! Mille bravi, frère ! J’en viendrais presque à vouloir être comme toi sujet du roi Philippe. Ainsi, après treize et vingt et un, nous en aurons trente-quatre ». « Et cinquante-cinq. Mais, pourtant, Maître Leonardo, je ne vois pas de rapport entre eux. » « Alors, fais-le ! Fais ce rapport ». Leonardo sent le vent léger de la mer caresser ce rayon de soleil qui n’existe qu’ici à Pise, dans cette lumière pâle oranger qui appelle au voyage. Il guette les yeux du Français. Il récite en silence la chanson de Blondel. Devant le mur d’incompréhension qui le regarde en suppliant, Pisano se décide volontiers à lui donner la clé : « Le rapport de treize à huit par exemple donne une unité et six cent vingt-cinq millièmes, le rapport de vingt et un à treize, à peine moins : une unité et six cent quinze millièmes exactement. Plus nous nous élevons dans les nombres, plus nous approchons ce que les Anciens appelaient "le nombre d’or". C’est ce nombre qui a servi à bâtir les palais, c’est le nombre qui ordonne les feuillages des arbres, qui unit le nombre de mâles au nombre de femelles dans une ruche, qui décompte les pétales du tournesol et décrit tant de mystères. Rappelle-toi du nombre d’or, ami de France, c’est la fidélité due aux Anciens ». Blondel est resté chez lui. Il regarde les arbres en cette fin d’après-midi et guette le chant des oiseaux. C’est à cette heure-là que lui reviennent ces souvenirs venus d’ailleurs. C’est toujours à la faveur d’un jardin, d’une cheminée qui fume, d’un siège devant cette cheminée ou posé sous son arbre favori qu’un voyageur repense aux contrées lointaines, qu’un pèlerin voit revenir le chemin qui l’a mené vers d’autres mondes. Blondel a été au bout de tous les mondes possibles. Le roi Richard l’appelait son ange gardien. Il espérait tout de lui, il avait raison. Blondel n’avait pas même besoin d’entendre les souhaits de son maître pour les combler. Il devinait ses peurs quand les Sarrasins se lançaient à l’attaque de leurs convois, rapides et violents comme un éclair. Alors que son armée longeait un défilé de roches plus hautes que des maisons, ils s’étaient jetés sur l’arrière-garde et revenaient vers eux semant des cris effroyables, laissant des chevaux aux jarrets coupés, éclatant des crânes par coups de massue, coupant les hommes en deux d’un seul jet de sabre. Les têtes volaient, le sang giclait, la poussière se rapprochait avec les cris. Ces hurlements raisonnent encore dans la tête de Blondel qui pourtant se rappelle que la première pensée de la garde fut de se resserrer autour du souverain. Les mahométans furent défaits avant que le danger ne se précise, mais il se souviendra toujours de l’effroi qui assombrit brutalement son âme. Le danger se faisait précis, immédiat, exigeait un engagement sans retour, alors que les hommes mouraient dans la bestialité. Blondel préférait mourir comme eux que de vivre en esclave. Mais c’est aussi sur le champ des batailles, dans la peur et dans le sang, que le poète vit revenir à lui les images de ces vertes prairies tranquilles, de ces orangers bien alignés, cette musique, sa musique, que les princesses aimaient en fermant les yeux alors que les dames de compagnie et les servantes ouvraient grand les leurs. Sur les terrains lointains de la désolation, à la recherche de ces lieux sacrés, il revoyait Pise, son frère Leonardo, les jolies filles de France, qui sentaient bon le lilas, là-bas…
2 septembre 1945, à bord de l’USS Missouri : « Mais il est question pour nous de nous élever vers cette noble dignité qui seule convient aux buts sacrés que nous nous apprêtons à servir, en engageant toutes nos nations à une fidèle conformité avec l'accord que nous allons ici adopter. » Le général Douglas MacArthur referma son stylo dans un silence complet. On entendait un lointain ressac de la mer, les officiels se regardaient ne sachant trop quoi faire alors qu’en quelques secondes il était clair que le plus grand génocide de l’histoire humaine venait de s’achever. Chacun remettait en perspective ces rapides instants et ces dernières années, ces quelques mots et les siècles qui pesaient sur les épaules de quelques-uns. MacArthur se fit remettre et rangea précieusement les six stylos, il en réservait un pour sa femme, à qui il avait dit en premier : « Je suis revenu ». À Bataan trois ans plus tôt, le messager l’avait retrouvé. MacArthur était à présent un détenteur du secret, comme Girault, échappé des nazis, comme de Gaulle, qui avait dit à Roosevelt combien le sauvetage de MacArthur était essentiel dans la marche vers la victoire. Tous étaient les détenteurs du « code Blondel », ce poème mille fois transformé qui pourtant gardait sa clé primaire : la suite de Fibonacci. Le premier vers avait un pied, le suivant aussi, le troisième deux pieds, puis trois, cinq, treize, ainsi de suite : la suite de Leonardo Pisano, dit Fibonacci. De Philippe Auguste, frère ennemi de Richard Cœur de Lion, à Saint Louis, de la Pucelle à Louis XI qui s’en fit reconnaître par la chanson de Blondel, de La Boétie à Henri de Navarre, de Necker à Talleyrand, de Gambetta à de Gaulle, la Tradition avait permis que fût protégée en tous les lieux des royaumes la liberté. Le code n’était pas un secret. Le poème était un signe, un appel, un témoignage. Il avait couru le monde, jusqu’en ces années, aux Philippines comme en Australie où avait appareillé un vaisseau qui sauverait MacArthur. Aujourd’hui encore, où entendre la mélodie du Monde ne semble plus possible dans le vacarme désenchanté, on trouve non loin du Campo dei Miracoli aux environs de l’ancienne Pise, quelques pierres burinées par le vent de la mer qui ont entendu les chants de nombreux prisonniers évadés qui, regardant les étoiles dans ce ciel d’Italie, murmuraient : « Là-bas au milieu du firmament ancestral ».
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