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Nicolas Sarkozy ne prévient pas : il improvise, ou du moins laisse croire qu’il improvise, alors que simplement, il ne prévient pas. Ainsi donne-t-il l’impression qu’il est partout. Il connaît le risque : laisser supposer qu’il n’est peut-être nulle part. Quand je l’ai croisé dans les toilettes du château d’Azay-le-Rideau, qui baigne dans un bras de l’Indre au sud de Tours, il donnait bien l’impression d’être nulle part. Un président est supposé être « proche des gens » : il avait l’air perdu. Je crois qu’il était encore plus surpris que moi. Ce qui m’a le plus étonné, c’est que j’étais justement en train de penser à lui. J’allais moi aussi faire pipi dans les toilettes du château, en me disant que je n’aurais pas dû me resservir de thé au petit déjeuner. Qui dit petit déjeuner dit radio, par laquelle un journaliste m’annonçait que le président de notre République dirait ce soir à la télévision qu’il comptait bien repartir pour un tour. Je me disais qu’il était gonflé, mais ça on le savait déjà, en pensant qu’il était bien tôt pour l’annoncer. Nous n’étions qu’à l’automne 2011, il lui restait plus de sept mois avant cette échéance fatidique sinon fatale, pour lui comme pour nous. Je me souvenais que Mitterrand avait attendu le mois de mars en 1988, une annonce légère – un simple « oui » – pour une élection printanière. Au mois de septembre, s’il est toujours agréable d’envisager la prochaine belle saison, il est risqué de s’imposer dans nos vies alors que les jours raccourcissent et que nous sommes angoissés à l’idée de recevoir nos taxes foncières. En cette saison, on pense plus à l’échéance de notre assurance auto qu’à l’échéance présidentielle. On a les priorités qu’on peut. Je m’apprêtais donc à baisser ma braguette quand je faillis me heurter à un type qui finissait de relever la sienne.
– Oups ! Pardon.
Il ne dit rien. De perdu, il devint excédé. Normal, comment le service de sécurité avait- il pu laisser un inconnu s’approcher d’aussi près du pénis présidentiel, centre du pouvoir s’il en est un ? Il ne dit rien et se dirigea vers les lavabos. Ce n’est qu’au son de l’eau qui coulait du robinet que je m’aperçus que ce type était Nicolas Sarkozy. Une réaction physiologique étrange est qu’il devient difficile, voire impossible dans mon cas, d’uriner quand on croise un président de la République. Comme il vit que je restais stupidement pétrifié devant l’urinoir, ne sachant quoi faire, et pourtant que peut-on faire devant un urinoir quand on s’est resservi de thé au jasmin le matin, le président se retourna tout en se lavant les mains et me demanda sans vraiment me regarder :
– Ils vous ont laissé rentrer comme ça ? – Euh… Je vous demande pardon ?
Le président avait forcément l’habitude des quidams incapables d’articuler une idée quand ils se retrouvaient en face de lui. Il reprit donc :
– Il n’y a pas de policier devant les toilettes ? Personne ne vous a demandé d’attendre cinq minutes ? – Euh… non, il n’y a personne. – Ou vous travaillez ici peut-être ?
Je me suis senti presque vexé :
– Dame pipi ? Non, pas du tout. J’habite par ici et je voulais juste prendre deux ou trois photos.
Déjà, je pouvais me vanter d’avoir fait sourire le président de la cinquième puissance mondiale.
– Non, pas dame pipi ! J’avais remarqué que vous étiez plutôt utilisateur et que vous êtes un peu chauve. Vous travaillez au château ? Vous êtes guide ? – Non plus, je travaille dans l’immobilier. Je passais vite fait ce matin pour alimenter ma bibliothèque d’images. Et vous ? – Quoi moi ?
Lui demander s’il était guide aurait été un peu étrange eu égard à l’approche démocratique de sa fonction, lui demander s’il comptait « faire dame pipi » bien que cela me fasse encore sourire m’aurait peut-être amené à finir la journée au poste de gendarmerie, on ne sait jamais avec les sanguins.
– Vous… êtes en visite dans le coin ? – Visite purement privée. – OK, je m’excuse. – Je vous en prie.
C’est mon plus grand regret : on ne s’excuse pas soi-même, on prie l’autre de bien vouloir le faire. Je n’avais plus qu’à attendre qu’il parte pour ranger cet épisode de ma vie dans la catégorie « minute d’incongruité ». J’aurais ainsi rattrapé ma filière générationnelle. Mon arrière-grand-père avait en d’autres circonstances connu cette minute étrange à la Belle Époque lorsqu’il se retrouva tout nu place de l’Opéra, à la sortie d’un bordel dans lequel trois margoulins l’avaient proprement dépouillé, mon grand-père dut également trouver cette minute longue et solitaire quand il lança à son officier de cavalerie : « Alors, mon capitaine, on les ouvre comme des huîtres ? » alors que celui-ci s’était évanoui sur son cheval à la découverte d’une batterie de canons allemands, en 1918. Ma mère quant à elle eut cette minute incongrue mais gracieuse lorsqu’un patron d’hôtel aux îles Moustiques lui demanda s’il restait une place dans son bateau à fond plat et en verre pour y accueillir un touriste américain. Elle accepta, ne prêta aucune attention à l’étranger qui s’installait délicatement et s’aperçut une demi-heure plus tard qu’elle admirait de beaux poissons rouges et bleus en compagnie de Clint Eastwood. Ma minute à moi était plus rapide à raconter : « J’ai fait pipi avec le président de la République ». J’imagine les questions qu’on n’aurait à peine osé me poser. D’ici là, j’aurais bien eu le temps de trouver la réplique appropriée pour confondre le petit malin qui aurait proposé un raccourci facile entre la taille d’un sexe masculin et le pouvoir. Mais voilà, pour qu’il y ait « minute d’incongruité », il faut qu’il y ait une minute. La mienne allait durer plus de six mois. Les mains sèches, Sarkozy me lança :
– Vous n’avez pas vu Hervé Novelli par hasard ? – Qui ? – Le ministre Hervé Novelli. Il était député ici, ça ne vous dit rien ? – Non, rien du tout. Pourquoi ? – Je devais le retrouver ici, et… personne. C’est incroyable, tout de même. – Vous aviez rendez-vous avec un ministre dans les toilettes ?
Sarkozy sourit. Je trouvais ça inquiétant… Car à bien y réfléchir, se retrouver en tête à tête avec le président attendant un ministre dans un cabinet autre que ministériel, dans un film américain mon compte était bon, je finissais suicidé avec trois balles dans le carafon, attaché par les pieds à un bloc de béton au fond de la Loire. Les connaisseurs voudront rectifier en précisant qu’Azay-le-Rideau est au bord de l’Indre et non de la Loire, mais c’est oublier que la rivière est sensiblement moins profonde que le fleuve.
– Je devais retrouver Novelli dans un endroit tranquille. Je lui ai dit de me retrouver dans un salon fermé du château. Voilà, vous savez tout. – Euh, ça m’étonnerait, monsieur le président.
Sarkozy sourit encore. Mon inquiétude se dissipait pour de la curiosité. Je repris :
– J’avoue, monsieur le président, que je n’arrive pas à croire qu’on puisse vous faire attendre. – Détrompez-vous !
Il leva sa main droite, comme s’il jurait sur une Bible, dans un geste familier qui me rappelait combien il était étrange de connecter ses habitudes télévisuelles à une réalité extraordinaire. Le gars qui levait la main et secouait ses épaules, même en pissant, c’était Nicolas Sarkozy, cinquante-six ans, président de la République, le gars qui porte autour du cou une espèce de carte bleue capable de déclencher l’apocalypse, qui a bavardé avec Tom Cruise, qui a dit « Barack et moi on va changer le monde », qui a fait plusieurs discours à la tribune des Nations-Unies, qui a ressuscité Mireille Mathieu pendant toute une semaine, qui connaît personnellement le patron de TF1, qui rend Bayrou fou de rage et de jalousie, qui a visité à peu près tous les pays de la planète, qui dispose d’un énorme avion pour ce faire et accessoirement qui a épousé une des plus belles femmes du monde. Et on faisait attendre ce gars-là ! Mon iconographie médiatique en prenait un coup : à peine avais-je réalisé que même Nicolas Sarkozy doit faire pipi, qu’il m’était révélé sa soumission obligée aux aléas du temps, à l’attente.
– C’est parce que l’exactitude est la politesse des rois qu’on se permet de vous faire attendre, monsieur le président ?
Il ne comprit peut-être pas très bien cette subtilité, j’avoue que moi non plus, j’essayais juste de jouer sur les mots et les fonctions.
– Je crains surtout qu’il ne lui soit arrivé quelque chose.
Il parlait en poussant du menton, ce qui n’étonnera personne. Quand je réalisai ce qu’il venait de dire, je revis soudainement les Men in black, les oreillettes, les balles dans le citron, la corde, la pierre, la Loire, ou l’Indre, comme on voudra.
– S’il avait eu un accident, vous le sauriez déjà, non ? – Oui, sans doute. Ou alors…
Il était clair qu’il ne me parlait plus. Après tout, je n’étais qu’une ombre de passage dans un endroit sans intérêt. Ses yeux fixaient le mur à sa gauche, il était assis sur le rebord des lavabos, les bras croisés mais sa main levée tenant son téléphone pour se tapoter le menton. Il réfléchissait, il retrouvait son air absent, perdu.
– Ou alors, il ne veut plus vous voir ?
Ça m’avait échappé. Il ne montra bien sûr aucun signe d’étonnement.
– Vous croyez ? – Pardonnez-moi, ça m’a échappé. – Ne vous excusez pas. C’est peut-être ça, oui, il me laisse tomber lui aussi.
J’étais de plus en plus gêné. Il fallait vraiment que je me vide la vessie. Mais c’est lui qui poursuivit, se parlant encore à lui-même :
– Bon, ce n’est pas le premier ni le dernier, hein ? – Il est très en retard ? Il va sans doute arriver. – … Maintenant, ça m’étonnerait. Il regarda son appareil. Personne n’arrive à le joindre, il se cache.
En effet, quand l’Élysée cherche quelqu’un, il le trouve toujours, à n’importe quel endroit de la planète, à quelques otages près. Je réalisai le désarroi de mon président.
– Ah oui ! Novelli, Hervé Novelli… Je vois. Le copain des chasseurs. – Ah bon ? – Ben oui… Vous savez, monsieur le président, les gens de droite, ici, ont intérêt à se montrer anti-écolos, considérant que la centrale nucléaire de Chinon occupe tous les électeurs du coin. – Hm…
Ça ne l’intéressait pas, bien sûr. Les yeux fixaient à présent le dallage plutôt élégant de cette partie du bâtiment, une annexe du château dans laquelle sont situés la billetterie, la boutique, les distributeurs de boisson et donc les toilettes. Je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça :
– Vous savez, j’en ai justement entendu une bonne, à son propos… – J’ai tout mon temps.
Combien sommes-nous dans le monde à avoir entendu de la bouche d’un président de la République « j’ai tout mon temps » ?
– Voilà : c’est l’histoire d’un président de la République française qui marche dans la rue quand il croise une fée.
Nicolas Sarkozy ne cilla pas. Je me suis dit « ça y est, il est déjà consterné ». Mais je continuai :
– La fée lui dit : « Nicolas, tu travailles tellement, tu fais tellement d’efforts…, j’ai décidé de t’aider. Formule un seul vœu, je vais le réaliser ». Le président, enfin… euh… vous, dit alors : « J’aimerais qu’on règle le partage de la frontière Israël Palestine, j’ai justement une carte sur moi ». La fée réfléchit et vous répond, enfin, répond au président : « Euh… Nicolas, pour la première fois, je crois que je ne vais pas être capable de réaliser un vœu. Je suis bien embêtée… Tu n’aurais pas éventuellement un autre vœu ? ». C’est là où vous lui dites : « Bon, tant pis, on va en choisir un autre. Tiens ! Rendre Hervé Novelli aimable ». La fée réfléchit encore plus intensément et vous répond : « Montrez-moi quand même cette carte Israël Palestine ».
À ce moment, je revis les sourires forcés de Sarkozy à la télévision. Il se redressa en décollant du rebord de lavabo :
– Bien. Je vais y aller.
Il me serra la main.
– Bonne journée quand même, monsieur le président. – Bonne journée, monsieur, monsieur… ? – Leroy. François Leroy. – Bonne journée, monsieur Leroy, et bonnes photos dans ce site magnifique, hein ? Merci, allez, au revoir.
Il sortit. Et il rentra.
– Pour rendre Novelli aimable, je ne sais pas, mais pour Israël Palestine, je me débrouille sans la fée !
Je ne pus que lever la tête en ouvrant bêtement la bouche, je croyais qu’il partait définitivement, mais pour la première fois, il me regardait dans les yeux :
– Et vous, vous pensez aussi que je suis foutu ? – Quoi ? Vous êtes malade ? – Mais non, voyons, bien sûr que non ! Je vous demande simplement, entre nous, si vous pensez que j’ai une chance d’être réélu.
Je restais silencieux, à mon tour sans bouger. Ce n’était pas cette question qui m’avait surpris, c’était le « entre nous ».
– Eh bien ? – À mon avis ? – Oui. – À mon avis, ça ne fait aucun doute, monsieur le président, vous serez réélu. Dans un fauteuil.
2
Quelques jours plus tard, cette histoire dériva vers un souvenir amusé. C’était mon quart d’heure de gloire personnelle. Souvent je me suis demandé si on voudrait bien me croire. De fait, cette escapade en Touraine du président n’avait pas été divulguée, personne ne la connaissait, à part Novelli, quelques officiers de sécurité et moi. Plus tard encore, j’appris que l’Élysée et son armée de conseillers avaient donné quelques signes de fébrilité en ce jour d’automne sans qu’on sache vraiment pourquoi. Parmi toutes les hypothèses rapidement évoquées, on avait craint une guerre contre l’Iran, un attentat contre Obama et une dispute conjugale au sommet de l’État français. On n’aurait su dire ce qui aurait été le plus grave. Et puis on oublia très vite. Claude Guéant et Henri Guénaut avaient traité la question d’un silence méprisant qui naturellement éveillait la curiosité mais le quotidien roulait comme une avalanche de sujets plus dévorants les uns que les autres dans cette actualité lourdement chargée d’élection présidentielle. Au milieu du mois d’octobre 2011, j’appris que Nicolas Sarkozy venait à Tours, officiellement cette fois. Il venait remettre une médaille ou un diplôme, qui s’en souciait, au millionième auto-entrepreneur. Le hasard faisait bien les choses, puisque le ministre de l’époque, le fameux Hervé Novelli, était l’instigateur de cette nouvelle forme de société, censée permettre à tout un chacun d’être son propre patron, qu’on soit chômeur ou encore salarié. Ainsi, des coachs en bien-être s’étaient-ils trouvé une vocation définitive à vous prouver que vous étiez malheureux avant de les rencontrer, des conseillers en « home staging » florissaient pour vous dire que la meilleure façon de vendre une maison était de la peindre en blanc et d’évacuer vos meubles ridicules, des experts en comptabilité prouvaient l’inanité des experts comptables et des « fingers managers » prouvaient que le taillage des ongles était encore plus subtil que le taillage de haies. Tout le monde étant devenu conseilleur il ne devait plus y avoir de problème pour trouver le payeur. Un ami de droite (tout le monde a un ami de droite depuis le grand outing de 2007) me proposa de l’accompagner au Palais des Congrès de Tours. Le Vinci est un bâtiment opportunément appelé « la casquette », surmonté qu’il est d’une grande avancée blanche sur son toit, permettant de se protéger de la pluie, phénomène récurrent en Touraine. J’attendais Jacques devant les portes du Vinci, à l’abri de l’ondée qui illuminait les trottoirs par le reflet des voitures. Parmi ces dernières, je reconnus facilement celle de mon vieux copain ; les agents d’assurance se croient toujours obligés de rouler en 4X4. Il s’arrêta en baissant sa vitre, pour me lancer « impossible de se garer, j’ai envie de rester là et puis on verra bien ! ». Je lui répondis que ce n’était pas raisonnable, avec le service d’ordre qu’il y avait ce soir, elle ne resterait pas un quart d’heure. Déjà, un agent très galonné s’avançait pour lui parler. La conversation dura cinq bonnes minutes et à ma grande surprise, je vis mon Jacques descendre de sa voiture pour me rejoindre.
– C’est mon neveu ! Eh ben ça alors ! On est vernis… Tu sais, celui qui bosse aux R.G. Il a mis son bel uniforme, tu vois. – Et il t’a dit que tu pouvais rester là ? – Il s’en fout, il part demain en Nouvelle Calédonie ! Il va dire au grand chef que c’est une voiture de secours, que c’est un dispositif demandé par Paris en dernière minute comme ils font toujours. Bref, il se débrouille. Allez, viens.
De toute façon, Jacques a toujours été le roi de la débrouille à l’américaine : à tout problème, une solution. La salle était électrique. Souvent, l’astuce des meetings politiques en début de campagne est de se tenir dans des salles relativement petites pour donner l’impression d’un surnombre de participants, histoire de vendre du succès dès le début d’une aventure qu’une armée de communicants vont élaborer en quelques jours, telle une série télé. À peine étions-nous installés, les volumes étaient remplis. On devinait les gens de la sécurité à l’arrière de la scène, les portes d’entrée maîtrisées par des gardes du corps serrés en un bloc, les gens assis sur les marches, adossés au mur. Le bruit de cette foule montait d’un cran toutes les trente secondes. Des slogans fusaient, de plus en plus régulièrement repris par des militants de plus en plus actifs et nombreux. Les banderoles s’agitaient au milieu des drapeaux dans cet amphithéâtre devenu bien trop étroit. L’hystérie guettait. Jacques s’amusait comme un enfant :
– Quand même, pour supporter toute cette pression, faut pas être une pt’ite bite, hein ?
Oui, le langage des agents d’assurance s’accorde assez bien avec leurs véhicules.
– Je ne sais pas, je n’ai pas vu la sienne. – Oh ! Je lui fais confiance.
Toujours cette histoire du pouvoir symbolique dans l’anatomie masculine. Parfois, je regrette Paris. Le fait est que par leur seule présence, certains êtres arrivent à mettre le feu. Nicolas Sarkozy était de ceux-là ce jour-là. Ce que j’avais oublié dans les toilettes du château d’Azay-le-Rideau me revint instantanément : il magnétise. Il remplit à la perfection la fonction du roi thaumaturge, celui qui guérit les plaies, celui qui sauve, celui qui propose le salut des âmes et du monde en levant doucement la main et en formant de deux doigts le V de la victoire. Il n’était pas candidat à nouveau à la présidence, il était La Présidence incarnée. Arrivé derrière son pupitre, il ne fit qu’un signe de cette main divine et un sourire de complicité que chacun croyait lui être personnellement destiné. Le silence tomba comme la dernière note d’une symphonie. Le maître allait jouer en solo. Il n’est pas un bon orateur. Il lit son papier, et à y bien réfléchir, ne dit que des banalités. Mais peu importe puisqu’il incarne. Il compte sur moi, et sur moi seul. Il ne parle qu’à moi, il trouve le mot que je cherchais, il me parle d’une situation que j’ai vécue au moment précis où je pensais justement à elle, il répond à la question qui me trottait dans la tête avant que je ne me la formule pour moi-même. Je suis en phase avec ce discours, pourtant très convenu, j’intériorise, je sens la pensée de Nicolas, j’accompagne la pensée de Nicolas, je deviens la pensée de Nicolas, je suis Nicolas. Et comme bien entendu, il faut imager un discours d’exemples, de choses vécues, à la limite faire croire qu’on prend le métro, il faut aussi sortir deux ou trois vacheries, autant d’anecdotes et pourquoi pas une ou deux vannes.
– Mes chers amis, vous ai-je déjà raconté cette histoire sur Martine Aubry ? Je marchais un jour dans Paris quand une fée m’est apparue. Pourtant vous connaissez mon abstinence alcoolique, on me la reproche bien souvent ! Et la fée me dit : « Nicolas, tu fais des efforts, tu es parfois maladroit, mais ce que tu fais n’est pas si mal. Alors j’aimerais t’aider. Allez ! Dis mois ce qui te ferait plaisir, j’exauce ton vœu ». Bon, j’étais surpris. On le serait à moins ! Rires captivés dans la salle. Je dis à la fée : « J’ai de nombreuses difficultés, vous le savez, madame la Fée, mais il y en a une que je voudrais vous soumettre, puisque vous m’en donnez l’opportunité. Voilà, j’ai une carte du Proche-Orient, j’aimerais que vous m’aidiez à tracer la frontière entre la Palestine et l’État d’Israël ». La fée a un air perplexe et me répond : « Non, là, Nicolas, ce n’est pas possible, c’est trop grave, personne ne plaisante là-dessus, trouve autre chose ». Alors je lui demande, sans trop réfléchir : « Eh bien, madame la Fée, puisque les Français ont droit à un véritable programme politique à l’occasion de cette élection présidentielle, pourriez-vous inspirer madame Aubry afin qu’elle fasse de véritables propositions ? ». Alors, la fée me regarde un long moment et me répond : « Nicolas, remontre-moi ta carte du Proche-Orient ! ».
Hurlements de la salle. Je dois être le seul à me taire, je ne bouge pas. Je ne sais pas où je suis parti mais je n’en reviens pas. Savoir une chose et être le seul à la savoir vous entoure d’une solitude réflexive. De quoi être songeur. J’ai envie d’être seul. Le discours de Nicolas Sarkozy tire à sa fin, je m’éclipse et me voilà de nouveau aux portes du Vinci. La pluie a cessé, la police est toujours présente en grand nombre autour de ce bâtiment. Je me sors une clope en me disant qu’un simple mot, une histoire drôle, un calembour peuvent donc avoir des répercussions pour le moins insoupçonnées. C’est ainsi que dès le lendemain, les radios ne parleraient plus que de ça : « Injurieux », « méprisant » pour les unes, « badin », « léger » pour les autres, le nouveau Sarkozy était arrivé. Martine Aubry était furieuse, pas pour elle naturellement, mais pour la question palestinienne qui méritait le respect de chacun, notamment de celui qui prétendait une nouvelle fois gouverner le pays. « La politique ne se fait pas avec des histoires drôles d’un goût douteux… Les Français n’ont pas le cœur à rire, croyez-moi… Monsieur le président, personne ne s’étonne que vous cherchiez une baguette magique », etc. Les soutiens au président venaient riposter dans les mêmes proportions : « Le président ne pratique pas la langue de bois… Madame Aubry n’a évidemment aucun humour sur elle-même… Si on en parle tant, c’est bien parce que chacun a senti que le Parti socialiste n’a aucun programme ». Bref, Sarkozy avait réussi son coup : on parlait de lui, on ne parlait que de lui, on tournait autour de lui. Mon copain UMP Jacques Lerat vint me rejoindre :
– Ben alors ? Ta petite âme socialo n’a pas supporté qu’on vanne sur Martine ? – Si, si. Mais je connaissais déjà la blague. – Bon, c’est fini de toute façon. Je crois que Novelli va encore parler cinq minutes pour féliciter l’auto-entrepreneur et on va dîner. Je voudrais bien m’incruster. Tu viendrais ? – Pourquoi pas ? Mais je ne pense pas que ton Grand Timonier soit des nôtres. – Ah non ! Ça j’en doute ! Il doit déjà être dans sa voiture.
J’ai rarement vu Jacques étonné. Mais cette fois, il en fit tomber sa clope de sa grande gueule. Nicolas Sarkozy sortait par les portes principales, accompagné de trois ou quatre gardes du corps. Il regardait droit devant lui. Sans s’arrêter ni même tourner la tête, il me lança :
– Bonsoir, monsieur Leroy. Venez, je vous dépose !
Un garde du corps m’avait déjà ouvert la portière. C’était la voiture de Jacques. J’étais à peine assis, nous démarrions, sans Jacques. Celui-ci m’a raconté plus tard avoir mis un certain temps à réaliser qu’on lui piquait sa caisse et hésité à porter plainte.
– Alors, pas fâché de vous être fait emprunter votre petite blague ? Vous allez voir, ce genre de dérapage, ça cartonne. – Ce qui me gêne un petit peu, monsieur le président, c’est qu’on a piqué la bagnole de mon copain… – Pardon ? – Oui, il s’est mis là et… – Vous rigolez, c’est le service d’ordre qui gère les voitures ! Daniel, c’est quoi cette histoire ?
Daniel :
– J’ai fait ce que m’a dit un officier de liaison, monsieur le président. – Et c’est qui celui-là ? – C’est Lerat. Il part dans deux jours en Nouvelle Calédonie. Ça pose un problème, monsieur le président ? – Non, non, pas du tout. Ne vous inquiétez pas, monsieur Leroy, on ne va qu’à l’aérodrome de Tours. Je crois que c’est à cinq minutes d’ici. – À cette allure, on devrait même y être dans moins de deux minutes, monsieur le président.
Je n’avais plus un poil de sec. La seule fois où j’ai roulé aussi vite, ça devait être en avion.
– On vous raccompagnera après, ne vous en faites pas. Dites-moi, vous auriez une autre blague, comme ça ? – Euh… Vous n’avez pas Internet à l’Élysée ? – Oui, mais j’avoue ne pas chercher ce genre de choses. Et je n’ai pas envie de les demander autour de moi. Vous savez, à l’Élysée, l’ambiance n’est pas vraiment au concours de blagues. – Oui, j’imagine. Alors, vous l’avez retrouvé finalement ? – Quoi donc ? – Hervé Novelli. Vous l’attendiez à Azay-le-Rideau. – Et vous ne vous étiez pas trompé, il m’a planté. – Tiens… Ce n’est pas ce que j’ai compris en vous voyant tous les deux ce soir. – Il est en train de rallier le centriste. – Novelli au centre ? Il est installé en région Centre, mais à part ça… – Bon, vous avez une histoire drôle en stock ou non ? – Pourquoi vous l’attendiez à Azay-le-Rideau ? – Vous êtes trop curieux. Et puis nous allons arriver. – C’est deux gars qui marchent au Vietnam, deux américains pendant la guerre. Ils s’arrêtent pour faire une pause. Il y en a un qui s’assoit, l’autre va faire pipi. – Décidément… – Oui, pardon. Bref, pendant qu’il se soulage, un serpent le mord où il ne fallait pas. Il hurle de douleur et crie à son copain : « Je me suis fait mordre, je me suis fait mordre par un serpent ! Préviens les secours ! Vite ! Vite ! ». L’autre se précipite sur la radio, raconte l’histoire au médecin de la base. Son copain continue à hurler : « Alors ? J’ai mal ! Qu’est-ce qu’ils disent ? », l’autre lui répond : « Attends je demande : oui, oui, oui… ». « Alors ? redemande son copain, qu’est-ce qu’ils disent ? » Et l’autre qui parle à la radio : « Répétez-moi ça ? OK, OK. ». Le médecin, dans le casque : « Il faut inciser la plaie avec un couteau, aspirer le venin avec la bouche et recracher ». « Alors ? Qu’est-ce qu’ils disent ? » Le copain regarde son compagnon blessé et lui dit : « Ils disent que tu vas mourir ». Pas mal non ? – Très bien, monsieur Leroy.
La voiture s’immobilisa et la portière s’ouvrit comme par magie. Le président était déjà dehors, dans le bruit extravagant diffusé par l’hélicoptère prêt à partir. Il se pencha juste un instant :
– Je pense que nous nous reverrons.
Moins de dix secondes plus tard, le chef de l’État pouvait commencer à admirer le ciel de Touraine, par une nuit lunaire, dépouillé de ces nuages qui nous avaient craché dessus toute la journée. Il était venu, avait vu et avait vaincu. Le ciel lui avait obéi. De retour dans le centre-ville, je vis Jacques m’attendant une banane en guise de sourire. Il discutait avec Hervé Novelli.
– François, qu’est-ce que ces conneries ? La voiture n’a rien ?
Jacques Lerat gardait le sens des priorités. Il était heureux de voir que son véhicule avait transporté son idole comme il était frustré de ne pas l’avoir accompagné. Depuis ce soir, rien n’a plus été pareil entre nous. Il n’a jamais compris pourquoi j’avais été « l’élu ». J’ai eu beau lui dire que moi non plus, je n’y comprenais rien, je n’y pouvais rien, que c’était un concours de circonstances, je lui ai raconté cent fois l’épisode urinaire d’Azay-le-Rideau, rien n’y fit : une injustice est une injustice. J’étais pour lui ce fils prodigue des Évangiles pour qui on tue le veau gras alors que le fils aîné n’a droit qu’aux remontrances du père. Je trouvais l’analogie hors de propos, et quand bien même eût-elle eu un sens cela prouvait qu’il n’avait rien compris à la geste sarkozyenne, ce dont il pouvait se remettre, ni aux Écritures, ce qui était plus fâcheux. Nous sommes restés amis, même après l’élection de 2012, mais cette rancœur avait le parfum d’une voiture volée, d’une infidélité amoureuse et, plus grave que le reste, d’une trahison. « Tu aurais pu me dire simplement de venir, je me serais précipité. » – « Tu crois que c’était facile parce que tu refais le film, il m’a juste dit de le suivre alors qu’il arrivait à ta voiture sans l’avoir regardée. J’étais le premier surpris évidemment. Désolé, je n’ai pas eu le temps de réagir, vraiment pas une seconde. » Si nous sommes restés amis, j’hésite à dire simplement copains, je soupçonne que c’est à cause de ce qui suivit cette soirée. J’étais son copain qui connaissait Sarko, et ça faisait bien d’avoir un copain proche de Sarko, ça ne se refuse pas, ça se jalouse mais ça se cultive. Ce soir-là, je n’ai pas osé reproduire à Jacques les dernières paroles du président : « Je pense que nous nous reverrons ». Je le sentais déjà bien trop énervé pour les entendre même s’il voulait que je lui répète tout mot pour mot, encore et encore. « Après tout, vous n’êtes resté que deux ou trois minutes dans ma voiture. » M’avoir fait venir pour débiter aléatoirement une histoire supposée drôle était invendable. J’ai raconté qu’on avait parlé d’Azay-le-Rideau. Novelli qui ne perdait pas une miette de la discussion réagit pile à ce moment :
– D’Azay-le-Rideau ? Pourquoi d’Azay-le-Rideau ? – Nous nous y sommes croisés par hasard, monsieur le ministre. – Par hasard ? – Oui.
Novelli avait bien sûr deviné que j’en savais plus. Mais après avoir parlé avec un président de la République, discuter avec un ministre n’a plus rien de sexy. Jouer au petit jeu du « je te tiens par la barbichette et je sais des trucs qui te concernent que tu ne voudrais pas que je sache » devient quand même assez vite délicieux, même si au bout du compte je ne savais rien. Il nous invita à dîner. Il essaya bien de revenir incidemment sur le sujet, nous expliqua les problèmes de fréquentation touristique du château d’Azay, dont l’atout principal est d’être en centre-ville pour les commerçants et dont le défaut est d’être en centre-ville pour les autocaristes. Je fuyais ostensiblement la question, comprenant bien que Novelli qui voulait tout savoir ne dirait rien. Quel était le but de sa rencontre avec Sarkozy au mois d’octobre ? Il me faudrait attendre si je voulais le comprendre. J’essayai donc de pousser le sujet de l’auto-entrepreneur, sans peur de provocation :
– J’ai entendu dire que beaucoup d’artisans sont contre ce statut, monsieur le ministre. Des amateurs s’improvisent plombier ou peintre. Ils n’ont pas d’assurance et proposent une tarification hors taxe. Je comprends que ça en gêne certains.
Novelli était un peu agacé. Il avait déjà dû répondre mille fois à ce genre de questions, et voilà qu’au bistrot, sa journée de travail n’en finissait pas. Mais il me récitait tranquillement son argumentaire :
– Faux calcul. Ces auto-entrepreneurs achètent leur matériel sans récupérer la TVA. Leur marge est très faible. Et s’ils vendent leur prestation à des entreprises, leur prix hors taxe doit rivaliser avec les prix hors taxe des vrais artisans, dont la prestation ne serait pas plus onéreuse du fait de cette TVA, puisque ces professionnels la récupèrent.
Bon, c’est vrai, il nous a eus, parce qu’il était tard et qu’il maîtrisait bien son sujet. J’étais quand même content du match nul, de n’avoir rien dit de cette mystérieuse journée d’octobre à propos de laquelle je ne savais finalement presque rien et sans toutefois comprendre que j’étais amené à revoir Nicolas Sarkozy.
3
Je le revis plus tôt que prévu. À la télévision. Une chaîne d’informations relatait quatre jours plus tard, le soir même, les propos du chef de l’État lors d’un meeting à Strasbourg.
– Mes chers amis, puisque mon histoire de fée et de vœux difficilement réalisables a traversé la France avec le succès que vous connaissez, pourquoi résisterais-je au plaisir de vous raconter cette autre histoire. Imaginez deux guérilleros marchant dans la forêt colombienne. Fatigués, les deux hommes s’arrêtent. L’un des deux s’écarte pour satisfaire un besoin naturel lorsqu’il se fait mordre par un serpent. L’autre se précipite sur la radio, appelle les secours, mais on lui répond dans son casque : « Quel est le numéro de Sécurité sociale de la victime ? Connaissez-vous le numéro identifiant de son médecin traitant ? A-t-il mis à jour son login et son mot de passe sur notre site d’assistance ? » Rires amplifiés dans la salle. L’autre lui demande : « Alors ? Qu’est-ce qu’ils disent ? ». Et son camarade de répondre : « Tu es foutu, les socialistes sont de retour » !
Déchaînement dans la foule. J’ai eu l’impression d’entrer dans un monde parallèle. Un dialogue secret me liait avec Nicolas Sarkozy et je ne savais absolument pas pourquoi. Je retournai dans ma vie. Il y a des choses étranges qui doivent être laissées en paix, comme de vieilles pendules ne doivent pas être ouvertes sous peine de dégâts irréversibles. Je continuais donc à alimenter des sites Internet de vente d’immobilier en photos, simulations financières, informations fiscales et autres notes de conjoncture sur les marchés. Mon travail m’emmenait parfois à différents endroits de France, grandes villes et petits villages, couloirs commerciaux aux entrées de moyennes agglomérations, champs de patates dans lesquels certains financiers rêvaient de construire des complexes de loisirs et hôteliers en espérant qu’aucun investisseur, personne physique, n’aurait la mauvaise idée de voir sur quoi il avait misé son argent. Alors que j’étais en rendez-vous dans le centre de Paris, parmi une douzaine de promoteurs immobiliers, banquiers et directeurs de réseaux de ventes, je sentis vibrer mon téléphone. SMS : « Le secrétariat général de l’Élysée serait heureux de vous rencontrer en ses bureaux ce soir à 19h 00, 55 rue Saint-Honoré. Une voiture sera mise à votre disposition pour votre voyage de retour ». J’avais beau considérer que des milliers de personnes seraient enchantées de se faire inviter à l’Élysée, que la file d’attente pour obtenir un rendez-vous était d’une longueur sûrement gigantesque, j’en avais marre. Comme un rêve qui n’arrive pas à se dissiper et menace de se transformer en cauchemar, comme une énigme qui n’arrive pas à prendre sens, ces apparitions récurrentes et surprenantes me fatiguaient. « Bon, à la fin, que veut-il ? Me transformer en fournisseur officieux de blagues nulles ? Veiller à ce que je ne sois pas un espion socialiste ? » À n’y rien comprendre. Paris n’aime pas l’hiver qui approche. On resterait bien au milieu des feuillages, jaunes et morts, colorant la ville d’une nostalgie propre à ces villes qui appellent au voyage. Je n’attendis pas longtemps. Claude Guéant, secrétaire général de l’Élysée, vint à ma rencontre d’un pas enjoué, sous des lumières indifférentes au froid hivernal de l’extérieur, la main aussi ouverte et tendue que son visage, à l’instant où je venais à peine de croiser les jambes sur ce magnifique fauteuil Louis XV qui orne avec ses jumeaux un bureau vide mais chargé de tentures, de souvenirs secrets et d’échos de pas prestigieux. J’avais prévu d’imaginer toutes les fesses illustres qui avaient atterri dans ce fauteuil au velours vermillon comme le sang, mais à peine avais-je pensé à Mendes-France lorsque j’entendis :
– Ah ! Monsieur Leroy ! Merci d’être à l’heure. Je vois que l’exactitude est la politesse des « Leroy » ah ah ah ! Je n’ai pas trop bousculé votre programme parisien, j’espère ? Comme c’est aimable à vous de prendre de votre temps, passez je vous en prie, mon bureau est juste là, nous en avons au maximum pour une demi-heure, tenez, asseyez-vous, une voiture va vous raccompagner à la gare Montparnasse, vous avez un TGV à 19 h 15 je crois, j’ai pris la liberté de vous réserver un billet de retour chez vous que voici en première classe bien sûr, mettez-vous à l’aise, voulez-vous un thé, un café, alors dites-moi, comment avez-vous rencontré le président ?
Faut-il préciser que Claude Guéant est un homme pressé, légèrement inquiet, dont tous les efforts tendent à vous démontrer qu’il a la situation en main alors que l’heure est grave ? Il porte la France. Peut-être même est-il en train de la sauver pendant que vous, mortels, en jouissez. Bien sûr, son air est dévot puisqu’il se dévoue. Le visage se force à des arrondis afin de masquer la dureté de la pierre et l’angulosité de ses traits serrés autour de ses yeux d’aigle. Il sait que j’ai rencontré le président, on lui a dit que Nicolas Sarkozy m’avait convié à le suivre dans « sa » voiture lors de son meeting à Tours. Mais il ne connaît visiblement pas l’épisode du château d’Azay-le-Rideau, notre première rencontre, pas plus que n’importe qui à l’Élysée. Et ça l’agace. J’essaie de fuir la question, tel un prévenu devant un magistrat :
– À Tours. C’est le président qui m’a convié à le suivre. Qu’est-ce qui vous tracasse, monsieur Guéant ? – Oh mon Dieu ! Rien en particulier ! Je me suis dit qu’il serait intéressant d’avoir votre opinion, de partager nos idées sur la séquence à venir, elle promet d’être riche en événements, vous savez ? – Je n’en doute pas, mais, dites-moi, en quoi puis-je vous être utile ?
Il ne comprend pas, c’est clair. Il ne voit pas ce que je fais dans l’entourage occasionnel de Nicolas Sarkozy, pas plus que moi d’ailleurs. Je ne suis pas du sérail, je ne milite pas, je ne connais personne dans le monde connu, c’est-à-dire parmi les people, si, j’ai bien été voisin de Jacques Rouland, qui présentait « Monsieur Cinéma » dans les années 70 ou 80 à l’époque où j’habitais près de la place des Ternes dans le dix-septième arrondissement, c’est tout. C’est donc avec une furieuse envie de concerter sa montre à tout bout de champ que Claude Guéant, voyant qu’il n’arriverait pas à en savoir plus, me posa quelques questions banales avec cet art maîtrisé qui n’appartient qu’aux gens très bien élevés de trouver mes réponses essentielles.
– Monsieur Leroy, le lien que vous entretenez avec le président n’appartient qu’à vous seuls, ne vous trompez pas sur mes intentions, je souhaiterais juste savoir comment, à votre avis, on perçoit son image parmi les décideurs, les acteurs économiques. – Sur le terrain ? – Exactement, sur le terrain. Je ne le connais pas assez, j’en conviens volontiers, c’est pourquoi votre opinion m’est précieuse. J’ajoute, puisque vous connaissez Sarkozy, que votre vision des choses va sûrement au-delà du ressenti habituel de la population, vous devez justement avoir un peu de recul au regard de la perception habituelle qu’ont les gens de la politique. – Euh… Difficile à dire. Vous savez mieux que moi, monsieur Guéant... – Appelez-moi Claude, je vous en prie.
Il voulait vraiment savoir qui j’étais. Sa technique d’endormissement propre aux serpents ne faisait pourtant pas illusion. J’essayai de reprendre sans ciller.
– Vous savez mieux que moi que toutes les grandes tragédies, depuis l’Iliade, se fondent sur un péché originel. Ici, le Fouquet’s. – Nous sommes en pleine tragédie, vous croyez ? – Une tragédie personnelle, dirais-je. Celle d’un homme seul. Rassurez-vous, ce n’est pas forcément une tragédie pour la France et ça n’empêchera pas la réélection du président. La tragédie est de mon point de vue la rencontre d’un homme avec son destin. Il est par nature solitaire, et son destin fatal. Le héros s’enfonce dans cette nécessité proche de l’absurde à devoir s’enfermer pour rencontrer seul ce destin auquel non seulement il ne peut échapper mais aussi qu’il rencontre par le fait même d’avoir voulu le combattre.
Claude Guéant était surpris de voir son héros personnel assimilé aux héros de la mythologie grecque ou plongé dans une pièce de Racine… J’essayai de raccrocher les wagons :
– C’est la marque de nos présidents comme de nos rois, vous ne trouvez pas ? C’est l’histoire de Gaulle comme de Louis XVI, de Mitterrand comme de Chirac. Une tragédie personnelle pour l’acquisition du pouvoir, une solitude nécessaire pour la rencontre d’un destin. Je ne vois pas pourquoi Sarkozy échapperait à l’Histoire.
Mon interlocuteur était surpris mais surtout perplexe. Je savais que les évocations historiques l’amenaient spontanément sur le terrain politique de notre époque, que « ça lui parlait ». Mais il semblait craindre des digressions qu’il ne maîtriserait pas :
– Ainsi donc, c’est ce qu’on pense sur le terrain ? – Oui, monsieur Guéant. Pardon : Claude. On se dit que Sarkozy est un homme seul, au moins aussi seul que Chirac, Mitterrand ou Giscard d’Estaing. – Pourtant, sa famille est bien présente, son entourage très fidèle. – Vous ne semblez pas comprendre – j’adore dire ça à ce genre de type– sa jolie femme, ses amis du showbiz, tout cela est vécu par les crétins de terrain que nous sommes comme un drap qui masque cette solitude, un décor, avec tout le respect que j’éprouve pour la première dame, un leurre, un ensemble d’objets symboliques brillants pour se dissimuler dans la lumière. – Eh bien ! On en pense des choses étonnantes sur le terrain ! – Peu importe tout cela finalement. Ce qui vous intéresse est de savoir s’il va être réélu. Oui il le sera. Je crois que les gens ont fini par entrevoir cette tragédie forcément solitaire, ou cette solitude tragique, comme vous voudrez, propre à leur chef. En clair, il est rentré dans la légende, ce qui n’est pas le cas de ses adversaires potentiels. – Mais que faites-vous de sa cote de popularité ? – Je n’en fais rien du tout. Les gens, c’est-à-dire nous, adorent l’autorité. Vous savez mieux que moi que ça les rassure. Pendant les grèves de l’automne 2010, les gens l’ont peut-être haï mais il était bien le centre de notre monde, fut-ce un monde paralysé par les blocus et les manifs. Il n’a pas cédé, il a gagné, et les gens l’adorent comme ils l’ont détesté. – Comme un père en somme.
À peine avais-je passé la porte aussitôt fermée par Guéant, un huissier vint me prier de le suivre. Vingt secondes plus tard, j’étais assis en face de Nicolas Sarkozy. La première chose qui me frappa fut la similitude de sa pendule au-dessus de sa tête. J’ai la même à la maison. Il le remarqua :
– Oui, c’est une très jolie pendule. Il n’en existe que deux au monde. Je ne sais pas où est l’autre : c’est le mystère du temps. – Si vous le dites. – Bon, vous avez vu Claude Guéant ? – Vous savez évidemment que j’ai vu Claude Guéant. Mais enfin, dites-moi s’il vous plaît, monsieur le président, qu’est-ce que je fais ici à la fin ?
Nous n’aurons pas la réponse ici. Bien plus tard, cette image de pendule me revenait en marchant sur les quais. C’est un poème de Paul Valéry : « Sous le pont Mirabeau coule la Seine, Et mes amours faut-il qu’il m’en souvienne, La joie venait toujours après la peine, Passe les minutes, Sonne l’heure, Les jours s’en vont, Je demeure. »
4
Une fois de plus, je croyais cette histoire derrière moi. Je ne pus m’empêcher au fil des semaines de mieux suivre l’actualité politique en général, présidentielle en particulier. Je n’avais pas noté la médiocrité, pour ne pas dire l’inaptitude, de Nicolas Sarkozy à l’anglais. Il y a des gens dont l’oreille musicale les oblige à confondre une sonate et un marteau piqueur, il y a des présidents incapables d’entendre une intonation différente de leur langue maternelle. Autrefois considéré comme un gage d’appartenance viscérale au terroir de France autant qu’un hommage à Jeanne d’Arc, on a du mal à comprendre le phénomène aujourd’hui. Cette incapacité présidentielle sonne comme un handicap. C’est d’ailleurs cette lacune incompréhensible pour un homme de sa génération qui l’a empêché d’être diplômé de Sciences Po, ce qui n’était probablement jamais arrivé avant lui. Heureusement on ne se moque pas des handicapés. Mais il y a une exception. Qui a entendu Sarkozy essayer de parler à la reine d’Angleterre dans la langue de Margaret Thatcher ne peut s’empêcher de sourire. Arrivé en ce Noël 2011, il était alors bien inscrit dans le collectif électoral que le président sortant en redemandait. L’interview de sa déclaration de candidature avait été très classique et l’entourage de Sarkozy ne pouvait dissimuler son inquiétude quand on lui apprit que TF1 n’avait pas enregistré de pic d’audience à l’approche de cette annonce réservée au journal de 20 h 00. Il faut reconnaître que le présentateur n’avait pas jugé nécessaire d’en rajouter. Harry Roselmack, un Tourangeau, avait simplement posé la question : « Monsieur le président, êtes-vous d’ores et déjà candidat à votre propre succession ? » À laquelle Nicolas Sarkozy avait répondu sobrement : « En effet, si les Français le veulent, je souhaite continuer ce qui a été entrepris. La réforme des retraites de l’année dernière et le chantier fiscal que j’ai mis en place avec monsieur Borloo montrent la difficulté de réformer dans notre pays, et je crois que la poursuite de ces réformes est nécessaire pour remettre la France en marche dans cette sortie de crise ». Comme prévu, le journaliste avait relancé d’abord sur la forme de la candidature, c’est-à-dire sur le tempo utilisé : « Mais ne croyez-vous pas, monsieur le président, qu’il est très tôt pour lancer une campagne électorale ? Il reste plus de six mois avant ces élections ». La réponse aussi était attendue : « Vous savez, Harry Roselmack, les Français ne sont pas dupes, ils savent que je travaille chaque minute à la poursuite de ces réformes d’une part et d’autre part, ils savent qu’il faut les continuer dans ce contexte difficile. Ils savent que la concertation, le dialogue sont nécessaires et prennent du temps. C’est pourquoi je sollicite un nouveau mandat pour que le temps de cette fonction soit raccord avec le temps des réformes afin de rendre moins difficile cette sortie de crise pour nos compatriotes ». On avait glosé sur le terme « raccord » pour montrer que l’intention subliminale de Sarkozy était de ne plus paraître déphasé de l’opinion publique comme il l’avait été en 2007 entre Fouquet’s et yacht de luxe. Le Sarkozy n°2 serait proche des gens. Personne ne doutait de sa maîtrise du temps. C’est le propre des grands fauves politiques, l’origine de cette faculté de rebond. Il savait depuis le départ que Strauss-Kahn ne se présenterait pas, que Ségolène Royal était carbonisée depuis qu’il s’était occupé d’elle lors de la dernière élection présidentielle et que Martine Aubry avait une image trop passéiste, marquée qu’elle était par les trente-cinq heures, son arrogance et son hypocondrie. Il avait lui-même tranché son cas dès la fin 2010 : « Les Français ne la choisiront pas, ils rêvent de DSK comme d’un amant perdu et ne veulent pas épouser une vieille copine ». Mais cette période de Noël faisait taire ces controverses si françaises pour aspirer les âmes engourdies de l’hiver à une élévation plus spirituelle. Il n’empêche, crise ou pas crise, on se faisait toujours plus de cadeaux. Je faisais donc contre mauvaise fortune bon cœur. Je vivais seul, esquivant de plus en plus tôt dans l’année les réveillons organisés par des morceaux de famille aussi bienveillants que lointains. Je m’efforçais de trouver normal d’être seul à Noël, ce qui me permettait de pleurer sur mon sort avec la bonne conscience qu’offre le grand pardon de cette naissance chrétienne. Je tressaillis en entendant qu’on sonnait chez moi. Je ne faisais rien de particulier à ce moment-là : j’hésitais entre passer l’aspirateur par pure provocation et regarder la télévision par simple désespoir. Toute proportion gardée, je dus être secoué comme saint Joseph apprenant que sa femme était enceinte quand j’ouvris la porte. Nicolas était devant moi, impeccable dans son beau manteau bleu et son écharpe blanche, une bouteille de champagne portée dans son bras comme on tient un nouveau-né.
– François ! Je vous dérange ? J’ai appris que vous étiez seul un soir de Noël. – Comme tous les soirs de Noël. – Alors je me suis dit que je pouvais faire un petit détour pour vous apporter ça. – Comme tous les autres soirs d’ailleurs. – Vous dites ? – Euh, non, rien, entrez, monsieur le président. – Appelez-moi Nicolas, ça suffira bien. Oh et puis, tiens, on va se tutoyer maintenant. Alors, c’est là que tu vis quand tu es à Paris. Guéant ne le savait pas, ou alors il était pressé de te renvoyer en Touraine quand il t’a dit de venir le voir. Dis-donc, tu es bien installé, ici, dis-moi, c’est tout à fait comme ça que j’imaginais ton appartement, tu sais. – Oui, euh…, eh bien, on va la boire, cette jolie bouteille. Vous avez… enfin, tu as cinq minutes. – Avec plaisir. Vraiment sympa cet appartement.
Il regarda sa montre :
– La famille de Carla est arrivée tout à l'heure, il y a sa sœur, Valérie, tu la connais ? Tu sais qu’elle vit seule maintenant. Elle a adopté une petite Céline il y a deux ans, mignonne comme tout. Louis l’aime beaucoup. Elle tourne à Paris en ce moment. Tu devrais la rencontrer.
Oulà. Le bouchon explosa.
– Oulà ! – Après tant d’années dans les ministères et à l’Élysée, vous n’êtes plus habitué à voir et entendre sauter les bouchons, le champagne vous arrive directement dans une coupe. – Tu sais, je ne bois pas beaucoup. – C’est ce qu’on m’a dit, oui. – Bon alors, c’est là que tu vis ? – Eh bien… Oui, quand je ne suis pas en Touraine. Ça fait douze, treize ans maintenant. – Et ton travail, ça se passe bien ? Mes conseillers n’arrêtent pas de me dire que l’immobilier repart. C’est vrai ? – À Paris, oui, si tant est qu’il n’ait jamais baissé. Mais, moi je ne travaille pas directement dans la transaction. – Oui, je sais, tu fais des sites de vente en ligne pour des promoteurs. C’est intéressant d’ailleurs, on achète de l’immobilier sur Internet maintenant ? – On peut toujours en rêver par Internet.
Il sourit :
– Bien vu ! Tiens, c’est quoi cette statue ? On dirait un… – Une imitation de Giacometti. Un cadeau de rupture. – Ah… c’est bien ! Si jamais je suis viré de l’Élysée, je pourrais toujours en demander une !
J’avoue que j’ai souri : on lui offrirait un original bien sûr. Le détachement est toujours vendeur. Il reprit :
– Tu sais, sans vouloir toujours ramener les choses à la politique, je n’ai pas encore terminé mon discours de Nouvel An. – Ah bon ? Lequel ? – Celui que je t’adresserai le 31 décembre au soir, comme tous les 31 décembre d’ailleurs. Mais tu comprends que celui-ci est un peu particulier, c’est aussi les vœux d’un candidat. Je dois souhaiter des choses en disant que je vais les faire, cette fois. – Comme d’habitude, en fait. – C’est vrai.
Ce qu’il n’avait pas besoin d’expliquer sonnerait comme une évidence aux oreilles de chaque téléspectateur : l’intérêt d’avoir annoncé sa candidature si tôt lui permettait de cumuler ses temps de présence présidentielle à celui consacré à jouer au candidat.
– Et donc vous cherchez une blague à 1,50 euros ? – Pardon ? Pourquoi 1,50 euros ? Et puis, on se dit « tu », hein ? – Une blague à 10 balles. Ça fait 1,50 euros. Pour le « tu », il faut que je m’habitue. Mais je ne comprends toujours pas pourquoi tu m’as sollicité. – Je te l’ai expliqué il y a deux mois, quand tu es venu voir Claude Guéant. Et depuis, je n’ai aucune nouvelle. Pourquoi, François ? – Je ne me suis pas fait à l’idée. Je te le dis, je n’arrive pas à comprendre pourquoi tu as débarqué dans ma vie, comme ça… – Je crois que je suis arrivé à un moment où je n’ai plus envie de tricher ni de me raconter des histoires. Je voulais profiter de cette épreuve, la campagne électorale, pour faire le point sur ma vie, mettre les choses à plat, pour que tout ce qui était caché soit clair, c’est tout. Enfin, dans la mesure du possible. Tu comprends ? – Non pas très bien, Nicolas. Je me dis que j’aurais sûrement fait pareil à ta place, si moi aussi j’étais devenu maître du monde. Mais tu comprends, à ton tour, que ça fait bizarre quand même. – Oui je m’en doute. Bon, je suis vraiment content qu’on se soit revu. Mais tu sais, François, je ne veux rien t’imposer, j’en ai parlé depuis à Carla, elle est d’accord naturellement. Elle me l’a dit « cash » pour reprendre l’expression de Jean, mon fils : « Fous-lui la paix, il a sa vie quand même ». Mais d’un autre côté, elle aimerait te rencontrer. – C’est gentil de sa part. – Je crois que c’est dans sa nature. Bon, la curiosité aussi d’ailleurs ! Et je crois qu’elle souhaiterait vraiment te rencontrer.
Il me prit le bras, les yeux pétillants. Le soupçon de la goutte de champagne en trop m’effleura l’esprit, mais non, il était simplement heureux un instant à l’évocation de sa femme et à son invitation déguisée qu’il me lançait. J’en étais très flatté et je ressentis pour la première fois quelque chose qui ressemblait à un sentiment de sympathie. J’en étais aussi étonné que la première fois qu’on s’était croisés, à Azay-le-Rideau. Mais je sais que c’est un vieux truc de politicard que résumait Bill Clinton : « Le gars à qui tu serres la main, c’est ton meilleur ami. »
5
« Mes chers compatriotes, Je sais que la vie est dure. Notre pays traverse un moment difficile de son histoire et 2012 va être une année importante, où au-delà des débats électoraux habituels se jouera un véritable choix de société. Je suis conscient que les inégalités ne se réduisent pas. Pour vous dire, à l’occasion de ces vœux, le fond de ma pensée, je comprends que nombre d’entre vous soient révoltés. Je sais qu’un sentiment d’injustice s’est répandu dans notre corps social. Vous m’avez élu pour que triomphe la justice et je vous ai promis que la valeur travail serait au centre de notre société. Vous le savez, depuis quatre ans maintenant, la crise financière frappe le monde entier, de manière inégale. Les pays du Nord sont fortement touchés au travers de leurs déficits alors que nombre de pays du Sud ne voient encore aucun signe réel d’amélioration. Certains autres bénéficient d’une croissance très importante dont nous n’oserions pas rêver, mais cela se fait aussi au prix d’un accroissement extraordinaire des inégalités. Nous avons malgré tout en France la chance de bénéficier d’amortisseurs sociaux, telle la protection sociale et au-delà, les infrastructures sociales que la nation doit préserver, notamment pour les plus fragiles d’entre nous. Est-ce à dire qu’il faille se résigner aux inégalités ? Faut-il accepter que des fortunes colossales se construisent rapidement, trop rapidement, sur la spéculation, sur la perte de l’emploi – je pense aux licenciements boursiers –, sans construire de réelles richesses ? Ne comptez pas sur moi pour l’accepter. Faut-il se résigner à voir les salaires insuffisamment progresser alors que des fortunes artificielles se construisent sous nos yeux ? Certains vous diront « peu importe, les fortunes rapides permettent quand même des progrès modestes aux plus pauvres », d’autres encore que le niveau de vie moyen des Français est mille fois supérieur ce qu’il était après la guerre. Ceux-là, je vous le dis, mes chers compatriotes, n’ont rien compris. Nous voulons simplement une meilleure répartition des richesses, nous voulons que le travail produit bénéficie équitablement à chacun. Je sais que le capital est indispensable au développement d’une entreprise. En France, pays des petites et moyennes entreprises, la trésorerie fait cruellement défaut aux créateurs et repreneurs d’entreprises. Je travaille donc et continuerai à travailler pour qu’enfin, les banques et organismes de crédit fassent mieux leur travail. Vous le savez également, mes chers compatriotes, nous avons consenti de lourds efforts encore afin de sauver ces structures bancaires indispensables au bon fonctionnement de l’économie. Que deviendrait tel charpentier si la banque ne pouvait pas lui fournir un crédit de trésorerie, ou telle boulangère si son agence bancaire lui refusait un crédit pour s’acheter un nouveau four ? Que deviendrait l’éleveur, le producteur de lait, si l’organisme financier lui refusait un crédit fournisseur ? Dans nos activités quotidiennes, nous recourons au crédit afin d’acheter un appartement, une maison, une voiture. Nous avons besoin de notre système bancaire. C’est cet équilibre-là que je veux préserver, voyez-vous. Nous avons déjà fait beaucoup et j’ai déjà eu l’occasion de vous féliciter pour vos efforts. Mais il reste tant à faire. Alors que les loyers deviennent dramatiquement chers, que le coût des emprunts immobiliers vient brusquement d’augmenter et que les taxes locales ont atteint des sommets, je me bats pour préserver nos acquis sociaux comme nos équilibres budgétaires et nos balances financières que les déficits malmènent depuis trop longtemps. Nos acquis et nos équilibres ne peuvent se passer l’un de l’autre. Je vous demande d’y réfléchir. Il est fini le temps de l’énergie facile, de l’emprunt payé par l’inflation, l’essence est à 10 francs comme le voient nos anciens, 1,50 euros donc. Rendez-vous compte ! C’est dix fois plus qu’au moment du choc pétrolier. Nous sommes dans un nouveau monde, mes chers compatriotes, c’est tout ce que je voulais vous dire. Dans cette époque bouleversée, nous garderons le cap. C’est ainsi que je tenais à vous présenter, à chacune et chacun d’entre vous, ainsi qu’à vos familles, vos amis, mes meilleurs vœux pour ce formidable défi que nous lance l’année 2012. J’ai une pensée particulière pour les personnes seules, les malades sans famille, les désespérés qui m’entendent du fond de leur prison, je veux avoir une attention spéciale pour nos forces armées déployées sur les théâtres d’opération où ils travaillent à protéger la France et également adresser un salut fraternel à tous les Français loin de chez eux où qu’ils soient à travers le monde. Ce monde nous regarde, qu’on habite à Paris, en Touraine, ou ailleurs. Où que vous soyez, recevez humblement mes meilleurs vœux. Vive la République ! Vive la France ! »
On avait vite remarqué à la fin de son intervention le regard en coin de Nicolas Sarkozy, signifiant spontanément que nous étions en direct ; on avait aussi vite noté son lapsus dans la dernière phrase. « Recevez humblement » signifiait « soyez humbles » et donc « moi, je suis grand, je suis puissant ». Mais plus rien ne pouvait m’étonner… Que ce soit l’allusion à l’euro et demi ou à la Touraine, je me doutais que j’aurais droit à un clin d’œil appuyé. Au-delà du message politique quasi gauchiste, faites donc la révolution, camarades, mais élisez-moi, je sentais que Sarkozy vivait des moments de tension difficiles. Ce n’était pas dans son aspect crispé, trop habituel pour réveiller une suspicion, ni dans la description inquiétante qu’il faisait du monde, non, c’était plutôt dans son regard fixe et son air emprunté. Je n’aurais su le définir. La campagne imminente risquait d’être dévastatrice. Il venait de la lancer sous des auspices anxiogènes que ne manqueraient pas de relever ses adversaires. Le coup de feu du 1er janvier 2012 venait d’éclater. En essayant de me souvenir des différentes campagnes, je repensais aux bons mots qui allaient fleurir, plus ou moins préparés. Le « vous n’avez pas le monopole du cœur » lancé exactement par Giscard d’Estaing face à Mitterrand avait été aussi adroit que « les odeurs des immigrés » de Chirac avait été stupide. Les blagues assassines pleuvaient, du « no week-end » dérivé du slogan d’Obama jusqu’à la banderole : « Sarkozy 1,40 m d’après les syndicats, 1,80 m selon la police », les coups fourrés se complotaient, les couteaux s’aiguisaient. Une fois de plus, Nicolas Sarkozy avait vu juste : le candidat désigné par le Parti socialiste ne pouvait être que François Hollande. Le maire de Tulle avait remporté haut la main les primaires de son camp, bon compromis dans l’impossibilité de choisir entre la réforme et la révolution, entre l’économie de marché et la rupture du grand capital qui minait le Parti depuis le virage mitterrandien de 1983. Hollande allait représenter le petit capital et parler de révolution en tentant des petites réformes. Pour la première fois depuis si longtemps, il n’allait être question ni de Chirac, obstinément muet depuis que recommençaient des poursuites judiciaires à son endroit, ni de Giscard, dont les avis n’intéressaient personne depuis longtemps. Il était temps de rentrer dans le vingt et unième siècle. Jacques Attali s’en voulait le phare universel, mais son dernier rapport l’avait complètement discrédité. Sous couvert d’innovations, il ne savait mettre en avant que de vieilles recettes concoctées à base de réduction des dépenses publiques et notamment de suppressions de postes de fonctionnaires. Du déjà vu, ce qui relançait sa réputation de plagiaire. En 2012 tous les Français étaient d’accord : il fallait travailler plus pour dépenser moins, mais plus longtemps et si possible plus proprement. Autant dire que nous n’étions d’accord sur rien. Je m’efforçais sans peine véritable à suivre ces débats et ces histoires, petites ou grandes au travers des médias comme des discussions de café jusqu’à me convaincre qu’il serait satisfaisant pour ma curiosité d’en parler avec le principal intéressé. La vérité est qu’une invitation de Carla Bruni ne se refuse pas.
6
Par trois fois, je raccrochai avant qu’on ne réponde. À la suivante, je n’eus pas besoin de seulement dire « allô », la standardiste me lança tout de go : « Bonjour monsieur Leroy, ne quittez pas, je vous passe le cabinet du président ». Je ne savais pas comment y aller. Naturellement, la chef du protocole m’avait proposé un chauffeur pour me rendre à l’Élysée comme pour en revenir, mais là n’était pas la question. Je lui dis préférer me débrouiller seul et profiter de la rue Saint-Honoré pour me promener mais à la fin je n’hésitai plus à lui faire part de mon véritable souci : comment venir ?
– Euh… Je ne comprends pas, monsieur. – Eh bien je ne pensais pas être convié dès ce soir. Tout d’abord, une simple tenue de ville suffira-t-elle ? Rassurez-moi, je ne serai pas assis entre l’ambassadeur des États-Unis et Angela Merkel ?
Il rit, ce qui était rassurant. Je compris que j’avais affaire à un véritable professionnel qui ne se moque jamais de son client, fut-il un peu niais, d’abord parce que c’est un client. – Une tenue de ville fera très bien l’affaire, monsieur. À ma connaissance, il n’y aura que vous et la famille du président, peut-être son fils Jean, à moins qu’il ne soit retenu par ses obligations disons… scolaires.
Un véritable professionnel sait avant tout créer une complicité avec son client pour lui montrer qu’il n’est pas seulement client.
– Très bien, mais au-delà de ma tenue, j’avoue ne pas fréquenter les réunions de famille. Dois-je venir avec le dessert ? Des fleurs ?
Nous rîmes comme deux boîtes, de conserve bien sûr…
– Monsieur Leroy, je crois que nous avons un des meilleurs pâtissiers de France, donc du monde, et qu’il se fera un plaisir de vous concocter ce dont vous auriez envie. Auriez-vous un désir particulier ? Profitez-en, nous avons ordre du président et de son épouse de vous faire préparer ce que vous voulez. Je comptais vous en parler dès cet après-midi. – Vous me prenez au dépourvu…
Pour la première fois dans mes échanges directs ou indirects avec le président, je pris le temps de réfléchir. Tant d’attention méritait peut-être une réponse :
– … Disons, voyons voir, on m’a parlé d’un chevreuil « façon Bocuse ».
Je ne savais même pas ce que c’était, j’avais vu ça par hasard sur mon écran.
– Et si vous croyez que c’est possible, je cherche désespérément un gâteau noix de coco de chez Peny. Mais j’abuse, sans aucun doute.
Ça ne faisait en effet de doute pour personne. Je recherchais dans le dessert un parfum d’autrefois sans savoir pourquoi.
– Rien de plus facile, monsieur. Pour le vin, vous avez une préférence ? – Non, aucune importance. Par contre dites-moi, je ne peux pas arriver sans rien, c’est délicat. Mais que faire avec des gens qui ont tout. Je me vois mal arriver avec un petit bouquet de fleurs alors que vous avez aussi les meilleurs jardiniers du monde. – Je vous assure, monsieur Leroy, venez sans rien. Laissez cela aux chefs d’État étrangers, ils sont les seuls à venir avec des cadeaux, à la fin on en fait un musée.
Le gars avait sûrement déjà tout vu. Je lui faisais une confiance totale et comptais sur sa bienveillance comme dans une comédie américaine où on trouve toujours un maître d’hôtel strict et sévère pour faire la leçon aux filles de mauvaise vie qu’il transforme en princesse de conte de fées à force de bienveillance et de respect du rêve américain. Je me présentai donc le mardi 3 janvier 2012 à 20 h 15 au 55 rue du Faubourg Saint-Honoré Paris VIIIe. Non seulement les policiers ne me demandèrent rien mais ils s’empressèrent de m’ouvrir l’accès et me prièrent de les suivre. Nous traversâmes la cour d’honneur jusqu’à une entrée vers sa gauche. De là, un escalier dans lequel l’huissier me confia comme un secret d’état que nous allions dans le salon d’argent, bureau de madame Sarkozy dans lequel un apéritif serait servi. Qui se souvient de ce qu’il est advenu dans ce bureau ? C’est bien derrière cette porte que Napoléon a abdiqué et que le président Félix Faure est mort dans les bras de sa maîtresse. De Gaulle est passé là juste après avoir annoncé son départ. Plus anecdotique, le salon d'argent a également connu, en 1974, une visite inattendue : celle d'un intrus qui, après avoir réussi à escalader la grille du parc avenue Gabriel, s'est endormi sur le canapé. À l’ouverture de cette porte par Carla Bruni-Sarkozy, je me suis senti brusquement immergé dans la télévision. Flottement dans un monde improbable.
– Bonjour, François, je suis heureuse de vous rencontrer, enfin ! – Bonsoir, madame la présidente. Tous mes hommages.
J’étais grotesque.
– Allons, François, pas de cérémonie entre nous. Je suis si contente de vous rencontrer enfin. Nicolas m’a déjà beaucoup parlé de vous.
Dans ce monde impossible, toutes les contradictions se torpillaient tranquillement. Devais-je présenter des excuses à la « première dame de France » qui n’est présidente de rien ou devais-je prendre le ton assuré de celui qui passe sa vie entre l’Élysée, la Maison-Blanche et les casinos de Monte Carlo ? Devais-je partir en m’excusant ? En confessant que je n’étais pas à ma place ? En refusant de mettre le petit doigt dans l’engrenage de la compromission hautement bourgeoise ? Devais-je rester en essayant de jouer un personnage naturel, le plus dur des rôles ? Est-il possible d’être naturel quand on est surpris ? Devais-je prétexter un malaise pour revenir au monde réel ? C’est à ce moment de mes réflexions interminables qu’est entrée Valérie, la sœur de Carla. Prendre un flash alors qu’on est en plein soleil ne devrait pourtant rien faire, avaler une vodka après trois whiskies non plus, mais là j’ai failli tomber. C’était trop. Je suis né à Paris. D’un père que je n’ai jamais connu et d’une mère disparue. Je n’ai vécu mon enfance qu’avec ma mère adoptive, mes cousins n’ont commencé à m’intéresser qu’à l’adolescence quand j’ai compris que c’était aussi des cousines. Ma mère est morte le jour de mes dix-huit ans. Brusquement, « de battre son cœur s’est arrêté », alors qu’elle faisait le ménage dans un grand appartement, pas très loin de l’Élysée d’ailleurs. Elle revenait des îles Moustiques, peut-être avait-elle considéré que ce cadeau d’un « ami de la famille » doublé d’une rencontre extraordinaire avec un acteur américain était le parachèvement d’une vie bien remplie et qu’elle avait à force de courage et de volonté rempli son contrat moral vis-à-vis de celui pour qui elle s’inquiétait tant, son fils. C’est à cette époque de ma vie que j’ai commencé à ouvrir quelques livres parce que je le voulais. Je suis entré dans une simple école de commerce, à Reims, avec la motivation prioritaire d’intégrer un campus, d’avoir une chambre d’étudiant et de savoir où manger. Je n’ai jamais eu de problème d’argent, mon petit héritage et ma prise en charge par l’État à ce moment-là m’ont permis d’atteindre ce mois important où on touche un premier salaire. Rapidement, je me suis intéressé aux nouvelles technologies, alors que je travaillais déjà dans une banque. L’arrivée de la micro-informatique en a bouleversé plus d’un, suicidé quelques autres. J’ai rapidement été nommé chef de projet, chargé de mettre en place les banques de données relatives au patrimoine immobilier de la banque. J’ai profité de l’explosion d’Internet pour créer ma société dont l’objet est de mettre en ligne l’offre immobilière des constructeurs et des promoteurs. Le relationnel que je m’étais construit dans les banques m’a permis d’alimenter rapidement mon portefeuille de clients. Je commençais à être catholiquement riche, je m’achetai une maison en Indre-et-Loire et un appartement à Paris. Ma vie sentimentale avait la précarité de mes contemporains dans le monde du travail. Je naviguais d’intérim en CDD, parfois heureux d’en finir, souvent triste de devoir partir. Certaines de mes conquêtes m’ont dit que j’étais beau, avec l’expression étrange d’une vérité impossible, d’autres m’ont attaché par un franc-parler et une honnêteté qui m’ont fait comprendre que sans être repoussant, je ne ressemblais qu’à Alain de loin, pardon pour cet emprunt. Je ne compte pas d’enfants connus, je n’ai qu’un ami fidèle, mais fidèle jusqu’à la mort, qui m’exaspère régulièrement (mon ami, pas la mort) et deux ou trois copains agents d’assurance ou banquiers. Au moins ai-je quelqu’un avec qui m’engueuler régulièrement sans provoquer de drame définitif. Philippe est marié, il a quatre enfants qui m’appellent « Tonton » à moitié pour se moquer de moi, à moitié parce que leur père le leur a demandé. Ma vie est donc d’une affligeante banalité. Pourtant, dans un avion qui n’en finissait pas de voler, ce qui est quand même rassurant quand on prétend se rendre au Japon, j’ai eu l’occasion de discuter avec une hôtesse de l’air. Nous avons essayé de lister tour à tour nos particularités, en un concours de collégiens qui ne se cachent rien, tranquilles que nous étions de ne jamais nous revoir. Elle ouvrit le feu :
– Je m’endors en suçant mon pouce. – Je connais tous les présidents des États-Unis dans l’ordre. – Je ne m’assois jamais dans le métro. Depuis que je suis petite fille, j’ai peur de rater ma station et de ne jamais pouvoir la retrouver. – Je tombe systématiquement sur la caisse où la file d’attente sera la plus longue. Même s’il y a moitié moins de personnes, je suis toujours derrière la mamie qui a oublié son code de carte bleue, que ce soit au supermarché, au cinéma ou dans un parking. – Je connais les tables de multiplication jusqu’à cent. – Sans déconner ? – Allez-y, demandez-moi.
Elle me confirma que dix-sept fois vingt-huit font bien quatre cent soixante-seize. Mais je ne me laissai pas déstabiliser :
– Dans Le Meurtre de Roger Ackroyd d’Agatha Christie, j’ai trouvé la solution avant la fin. – J’ai déjà volé un bœuf. Bon en fait, j’ai percuté une vache en voiture avec des copains. On l’a mis dans le fossé. Un mal de chien, ça pèse 700 kg une vache. J’ai honte encore. – J’ai sauté en parachute. – J’ai sauté en parachute. Sans parachute. – Sans déconner ?
Elle faisait de la voltige avec ses copains tueurs de vaches. Un jour, ils avaient fait le pari de sauter en duo et de se repasser un parachute.
– Et c’est là que vous avez compris que dix-sept fois vingt-huit font bien quatre cent soixante-seize ?
Elle sourit mais ne se laissa pas faire :
– À vous.
Je commençais à être un peu juste, la tentation du mensonge n’était pas loin.
– Je suis parti de chez moi à quinze ans sans préméditation, comme ça après déjeuner, pour marcher jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle.
Je n’ai pas précisé qu’à trois kilomètres après la Porte d’Orléans, j’ai téléphoné à ma mère pour qu’elle vienne me chercher.
– J’ai été novice dans un couvent pendant deux ans.
Quand même… Une conclusion s’imposait :
– Voulez-vous m’épouser ?
Il y eut un trou d’air, un orage au-dessus d’Odessa et un grand sourire. Elle dut se précipiter pour ramasser l’enfant qui était tombé dans une rangée, rassurer sa grand-mère et fermer les placards. En me quittant, elle me dit « oui ». Arrivés à l’aéroport de Tokyo-Narita, elle avait disparu. Cette nuit-là, j’ai pu me vanter d’avoir tout appris des femmes, ce qui aurait pu constituer ma dernière particularité, et non des moindres. J’avais eu le dernier mot en somme. J’aurais pu rajouter ce soir une réplique :
– J’ai croisé par hasard le président de la République, depuis il ne me lâche plus, je vais même dîner chez lui ce soir.
Quand je me suis relevé, j’ai pu articuler « bonsoir » à Valérie Bruni. Elle me répondit en me regardant à peine. Carla m’entraîna près de la fenêtre :
– Vous savez, François, elle n’est pas au courant pour vous et Nicolas. Elle ne sait donc pas qui vous êtes. Nous comptions lui en parler ce soir, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
– Euh… Oui bien sûr, pas de problème. Bien que… Est-ce vraiment nécessaire ?
Carla n’était jamais surprise de rien.
– Nicolas m’a dit que nous n’en parlerions qu’avec votre accord express, comptez sur moi. – C’est gentil, Carla. Vous comprenez, j’ai moi-même du mal à…
Nicolas – maintenant je peux l’appeler Nicolas, et même le tutoyer – entra comme s’il entrait en conseil des ministres, en conquérant. Il avait son air bonapartiste, il ne lui manquait plus que deux ou trois aides de camp dans le cliquetis des épées et le bruit des bottes sur le parquet.
– Il a du mal à quoi, mon François ? Ça va ? Ah Carlita, il faut qu’on parle du voyage de demain, il y a un petit changement. – Ne me dis pas que je ne viens pas. – Non, mon ange, tu pars juste un peu avant moi. Tu sais que je ne veux pas qu’on voyage ensemble et puis j’ai mon ostéopathe qui passe assez tôt. J’ai mal au dos le matin maintenant, quand je me lève. Enfin ! Voila, mes petites misères ! Mais qu’est-ce que tu as dans les mains, François ?
Carla insistait avant que je ne me sente obligé de donner mon paquet.
– Tu vois ton ostéo de plus en plus souvent, plus souvent que ton Premier ministre. Tu m’inquiètes, Nicolas. – Non, non, tous les médecins me disent que ce ne sont que des contractions et puis j’ai le dos mal foutu. Je me suis vu l’autre jour à la télévision, j’ai une démarche incroyable, quand même, on dirait un pingouin qui roule des mécaniques !
Tout le monde apprécia cette capacité d’autodérision.
– Bon, alors ? C’est quoi ce paquet ? Un cadeau ? C’est gentil ça !
Je le lui tendis :
– C’est pour Carla.
Il eut l’air gêné, c’était bien la première fois.
– Oh ! Tiens Carla, c’est pour toi, excuse-moi, François, j’ai l’air un peu idiot, là, non ? – Mais non, mon chou. Tiens, aide-moi à ouvrir.
C’était une assez jolie gravure du palais Madame de Turin, la cité qui donna le jour à la belle italienne à qui je destinais ce cadeau.
– Oh ! Mais c’est magnifique, François ! Un petit bout de chez moi. Oh ! Vraiment, ça me touche beaucoup. Merci, merci beaucoup. – Oui c’est charmant, mais je ne suis pas surpris, tu verrais l’appartement de François, il est magnifique, reprit le président.
Le ton y était. J’avais affaire à des professionnels. Un majordome entra muni d’un plateau chargé de coupes. J’imagine qu’on s’habitue très vite au confort le plus luxueux. Le luxe se définissant par ce qui n’est pas nécessaire le devient vite, son absence doit se révéler une torture. Giscard d’Estaing raconte sa dérive après avoir été viré comme un laquais de l’Élysée. Son désespoir le plus profond éclata quand il dut se faire lui-même un œuf sur le plat. « Aller se faire cuire un œuf » était en effet l’expression la plus appropriée. Où va se nicher l’inconscient, quand même… Nicolas s’adressa au loufiat républicain :
– Nous ne sommes que quatre, mais Jean nous rejoindra peut-être. Si c’est possible, on va dîner chez moi dans un quart d’heure. – Très bien, monsieur le président.
Il me prit à part pendant que les deux sœurs, Valérie et Carla, faisaient semblant de s’extasier devant ma gravure devenue la leur.
– Carla m’a fait comprendre que tu ne souhaitais pas qu’on évoque ce que tu sais. – Mais… ? Vous ne vous êtes pas parlé depuis que je suis là. Comment savez-vous, enfin, comment sais-tu… ? – Ah ! C’est le privilège des vieux couples de se comprendre sans se parler !
Valérie vint nous rejoindre et eut la gentillesse d’entamer la conversation, ce que j’aurais été bien incapable de faire.
– Alors, monsieur Leroy… – François, je vous en prie, fut prononcé exactement en même temps par Nicolas et moi. – Oui, François, vous connaissez mon beau-frère de président depuis longtemps ? On dirait que vous cachez un secret tous les deux ? Un complot ? Un coup d’état ? Vous êtes mercenaire, c’est ça ?
Son beau-frère de président se cabra de tension, comme s’il avait reçu un choc électrique, et Dieu sait, comme chaque téléspectateur, qu’il n’en a guère besoin. Il devait me faire confiance et Dieu sait, comme chaque collaborateur du président, qu’il n’aime pas devoir faire confiance, c’est-à-dire confier à d’autres le soin de déterminer la ligne officielle des mensonges, petits ou grands. Le meilleur moyen de vendre un mensonge est de coller à la vérité et d’y rajouter du vraisemblable. J’avais suffisamment pratiqué le commerce pour être à l’aise dans ces situations :
– J’ai croisé le président à Azay-le-Rideau alors que nous attendions Hervé Novelli. Pas de mercenaire ni de complot à Azay-le-Rideau, croyez-moi. – Dommage, cela aurait pu être intéressant. Vous êtes un ami de Novelli, donc ?
Ça se compliquait.
– Un ami, pas vraiment. Disons que Nicolas, je parle sous son contrôle, cherchait quelqu’un et qu’il a demandé à Hervé de l’aider, voila tout. – Et qui cherchais-tu, Nicolas, pour quoi faire ?
Les filles sont vraiment curieuses. Je suis sûr que Sarkozy pensait exactement la même chose. Il n’eut aucun mal à contourner la question :
– Ah, je vous ai dit, on ne parle pas politique, ce soir, hein ? J’ai rencontré François un peu par hasard à plusieurs reprises, nous nous sommes découvert des connaissances communes et ça m’a fait plaisir de l’inviter à dîner. J’ai faim d’ailleurs, pas vous ?
Comme par enchantement, un huissier ou un majordome, je ne sais pas, vint nous annoncer que nous étions servis. Chemin faisant, Valérie me glissa quelques mots, comme une lycéenne entre deux salles de classe :
– Voila bien des mystères, j’adore ça !
Le menu fut sans surprise, j’eus exactement ce que j’avais suggéré. Ce qui étonna Valérie, peu habituée à voir à cette table des choses un peu différentes. Nicolas Sarkozy n’a pas la réputation d’un gourmet, on l’a vu, ni celle de celui qui se laisse imposer des choix. Perspicace comme elle était, je m’attendais à revoir venir un jeu de chat et de souris un peu tel que je l’avais pratiqué à dix mille mètres d’altitude entre Paris et Tokyo. Le cœur et la raison s’habituent aux jeux auxquels on veut les faire jouer, peut-être parce que l’un comme l’autre veut séduire. J’ai toujours pensé qu’un bon sens de la répartie traduit souvent une inquiétude, une méfiance vis-à-vis de l’autre et donc une préparation mentale, une alerte afin de n’être pas pris au dépourvu. Carla comme Nicolas voyaient bien que leur sœur et belle-sœur respective ne manquerait pas de poser des questions à double-fond, d’emmener la conversation vers des chausse-trappes, de suggérer le lien entre le président de la République et un individu sans notoriété. Le but de Sarkozy était peut-être de mieux me connaître, dans une sphère privée et aussi détendue que possible, mais surtout de me présenter à son épouse. Par égard vis-à-vis d’elle, mais également au moins pour bénéficier de son jugement éclairé sur les gens, pour ne pas dire sur les inconnus. Il savait que m’interroger sur ma vie n’avait pas beaucoup de sens ni d’intérêt. Je dois à la vérité de dire que je me suis quand même débrouillé pour replacer la rencontre de ma mère avec Clint Eastwood, comment aurais-je pu l’éviter ? Le président jugea opportun dès ce moment de me faire parler sur des sujets plus généraux, imaginant sans doute que les gens se dévoilent mieux au travers de ce qu’ils disent qu’en dévoilant ce qu’ils pensent, et mieux par ce qu’ils pensent que par ce qu’ils font. La politique appartient au monde des idées, il n’est pas complètement prouvé que les réalisations de nos édiles soient appelées à rester dans toutes les mémoires. Qui peut dire ce qu’a fait Aristide Briand pour mériter autant de noms de rue ? Peu de gens se souviennent de monsieur de Malesherbes bien qu’il ait un des plus grands et plus prestigieux boulevards de la capitale. Nicolas Sarkozy, avocat lui aussi, savait que la parole générale pouvait dénoncer la pensée particulière. Il avait beau avoir demandé qu’on ne parle pas politique, il fut le premier à déroger à sa règle :
– Ne pensez-vous pas, justement, que le cinéma américain soit reparti sur de nouvelles bases ? demanda-t-il. Si vous avez vu Avatar, vous avez dû penser qu’on était rentré dans une nouvelle ère du septième art. Je crois qu’il y a maintenant deux types de cinéma : le grand bazar hollywoodien d’un côté avec des budgets colossaux et les films d’auteurs, tels qu’essaient de les promouvoir les studios de Robert Redford, ou les films de Clooney et même ceux de Clint Eastwood. C’est en tout cas ce que me dit le ministre de la Culture, avec des notes de quinze pages quand ça pourrait tenir en deux lignes ! Le sujet lancé avait le mérite de concerner tout le monde à table : Carla et Valérie comme actrices et moi comme spectateur de base. Carla avait bien sûr son point de vue :
– Oui, bien évidemment.
Non, en fait, le sujet ne l’intéressait pas, à moins de vouloir me faire intervenir. Valérie quant à elle avait réfléchi à la question :
– Moi je crois que c’est avant tout parce que les studios sont bouleversés par le piratage. C’est pour ça qu’on voit ressortir la technologie du 3D qui n’avait pas marché dans les années 80. Et par ailleurs, plus on sortira de films à budgets démentiels, plus les gens iront les voir en salle, comme phénomènes de société.
À moi :
– C’est vrai, maintenant, les gens en veulent pour leur argent. Qui accepte de payer dix euros pour voir une comédie avec Jean Reno ?
J’étais dans mon rôle du Candide, du consommateur de base, de l’homme de la rue. Je me suis donc arraché pour trouver mieux, sans compter qu’une agression stupide contre un ami du président n’était pas du meilleur goût :
– Mais surtout, je crois que la meilleure façon de faire venir des gens au cinéma pour un film déterminé, c’est de leur dire que tout le monde va voir ce film. La meilleure façon de vendre un truc, c’est de dire qu’il est déjà vendu. C’est la vente pénurie. On fait ça dans l’immobilier comme partout ailleurs.
Nicolas avait presque l’air intéressé, je savais le repérer maintenant :
– Ah oui ? – Oui, la meilleure façon de vendre une maison, ce n’est pas de mettre un panneau « à vendre » mais un panneau « vendu », là ça intéresse tout le monde. – Oui, c’est bien vrai, c’est comme ça qu’on a eu une belle pénurie d’essence à l’automne 2010. – Je m’en souviens bien, l’Indre-et-Loire était le département le plus touché. – Je sais bien François, je l’ai fait exprès. Rien que pour t’embêter. – Trop aimable ! – Non, je plaisante. Mais si tu savais le nombre de trucs qu’on me fait porter sur le dos… – Peut-être parce que tu le voulais bien.
Un silence. Un glissement vers le fameux slogan « parce que je le vaux bien », drapeau sonore d’une société prestigieuse au cœur d’un scandale sarkozyste, s’opérait dans tous les esprits.
– Oui bien sûr. Je pourrais aussi dire qu’il fallait bien quelqu’un pour faire le job. Imagine en 2007 si j’avais dit « ben non finalement ça ne m’intéresse pas, débrouillez-vous ». – Façon Jacques Delors en 95… – Exactement. Je vois que tu connais assez bien la question. Eh bien, Delors, lui, a gardé son aura, son auréole, tu vois à quel point c’est injuste, moi j’aurais été accusé de tous les maux, de lâcheté bien sûr, d’avoir planté la droite, la France, la Ve République et que sais-je encore ? – C’est pas faux… Mais le point de départ de ta présidence, finalement, c’est quand tu as commencé à être ministre. Tu t’es clairement affirmé comme le champion de ton camp. – Et honnêtement, j’étais un peu seul à ce moment-là… Toi, qui as des souvenirs de l’époque comme moi, tu sais bien que Juppé n’avait aucune chance, pas plus qu’aujourd’hui d’ailleurs. Il aurait donc fallu que je ne sois pas ministre, que je m’arrête avant… – Comme les alcooliques.
Les filles se sont regardées discrètement. Il n’y avait pas un bruit de fourchette.
– Pas faux non plus, François ! En fait, le véritable point de départ, comme tu dis, c’est quand j’ai été ministre de l’Intérieur. Le contrepied était là, on croyait que le thème était mort depuis que Chirac avait joué avec, mais c’était mal connaître l’opinion française. Elle était en demande de sécurité, c’est un registre où on peut manœuvrer comme nulle part ailleurs. Par exemple, quand tu as les finances, au mieux tu accompagnes le mouvement, que ce soit celui de ton président ou celui des marchés, mais en gros, tu es un opérationnel, pas un politique. À l’Intérieur, c’est toi qui donnes le ton : tu peux être sécuritaire, laxiste, tu provoques les urgences, tu fais facilement la Une de l’actualité. – Techniquement, je n’ai rien à dire, Nicolas. Tu as prouvé, s’il en était besoin, que tu maîtrises le sujet mieux que personne. Mais je relève deux choses : pour s’affirmer dans ton domaine, il semble qu’il faille faire le vide autour de soi. Ensuite, je suis frappé par la théâtralisation de la politique. Aujourd’hui, on ne regarde pas tant ce que tu fais que la manière dont tu l’annonces. – Sur le premier point, s’il y a de la concurrence, c’est à elle d’être à la hauteur. Après tout, les règles sont les mêmes pour tout le monde : y a pas de règles. Sur le second, il y a une telle exigence de la part du public, tu ne peux pas t’amener sur le plateau de TF1 à 20 h 00 sans avoir rodé un discours, sans savoir les questions qu’on va te poser, et donc sans avoir préparé ton argument, c’est-à-dire ton rôle, en effet.
Valérie se glissa subtilement dans l’échange :
– Et on revient au sujet précédent : d’un côté les blockbusters, l’hollywoodien, la grosse machine, notre Nicolas national, de l’autre les artisans, qui attirent la sympathie mais n’ont pas beaucoup de public. – Oui, Valeria, tu as raison, à des degrés divers. L’ami de la maman de François, ce cher Clint, rassemble quand même beaucoup de monde. Et tu vas voir qu’en effet, si Besancenot ou son remplaçant attire la sympathie plus que les spectateurs et les votes, Eva Joly va faire un carton.
Je rebondis :
– Et c’est pour ça que tu vas gagner. – Et c’est pour ça que je vais gagner, je suis d’accord.
Tout le monde sourit dans cette harmonie frelatée. Le « bien ! » de Nicolas avait un air assez définitif pour que chacun note la fin du dîner. Comme la plupart des politiques, le président est un homme qui se couche tôt. Je ne fus même pas surpris de voir arriver le maître d’hôtel pour commencer à débarrasser sans avoir été prévenu. Décidément, on s’habitue à tout. Alors qu’on m’apportait mon manteau, mon hôte s’approcha de moi pour me parler avec cet air de conspirateur qui lui va si bien :
– Bon alors, François, on se revoit bientôt, hein ? On a beaucoup de choses à échanger tu sais. J’aime beaucoup discuter avec toi, il faudra que je te demande ton avis sur plusieurs petites choses. – Plusieurs petites choses ? Genre Israël Palestine ? Refonte de l’impôt en France ? – Ah ah ah ! Très drôle… Non, ne t’en fais pas, je ne te demanderai jamais une chose pareille ! Mais ce serait bien qu’on discute, tu ne crois pas ? – C’est pour ça que je suis venu ici, Nicolas. – Oui, et on n’a pas pu parler tous les deux, je sais. Je suis désolé, mais voilà, je m’arrange comme je peux, tu te doutes bien… – … Que tu n’as pas une vie facile, je sais. Bon, de là à me faire tomber dans un joli traquenard, tu exagères mais enfin… Écoute, Nicolas, je suis à ta disposition. Appelle-moi quand tu veux.
Je n’avais pas fait vingt pas rue du faubourg Saint-Honoré quand j’entendis la jolie voix du traquenard :
– Vous habitez où, François ? – Eh bien, j’ai deux maisons. Une à Paris et une en Touraine. J’ai une voiture dans le parking des Champs-Élysées, je vous dépose Valérie ? – Et si on allait prendre un verre ?
Trop fort, le Nicolas.
7
Vingt-deux heures est le meilleur moment pour marcher sur les Champs. Certains vont encore au cinéma, d’autres en sortent déjà, les restaurants sont pleins, les trottoirs bondés de touristes exotiques et la chaussée encombrée d’autocars de province. On dit que les vrais Parisiens auraient compris que les Champs-Élysées n’étaient plus les Champs-Élysées depuis que le RER dessert la place de l’Étoile, c’est-à-dire depuis 1970, ce racisme anti-banlieue ayant toujours montré son utilité pour couvrir le racisme anti-arabe depuis les années 60. Toute la soirée, j’avais senti une forme de « sur-présence », quelque chose qui flottait, entre la menace et la promesse. Je réalisai à cet instant que ce nuage d’impressions volait devant moi. Si je fermais les yeux, je n’aurais pas pu reformer son visage dans mon esprit, si je croyais avoir pris un flash en plein soleil, je savais que Valérie en était la source. J’acceptais volontiers, sans enthousiasme manifeste, partagé entre la conscience de ne pas devoir tirer trop fort sur la ligne pour laisser venir le poisson et l’inquiétude de ne pas savoir où tout cela pouvait me mener. Je soupçonnais Nicolas Sarkozy d’avoir monté l’affaire de toutes pièces, d’avoir demandé à Valérie au mieux de me distraire, au pire d’en savoir plus sur moi, mais je me ravisais. Ce n’était en rien le genre de cette fille. Il ne lui fallut pas vingt pas pour me reposer la question :
– Finalement, je ne sais toujours pas qui vous êtes. – Mais si, vous le savez bien. N’allez pas imaginer des mystères et des complots à tous les étages, je connais Nicolas depuis un moment, mais nous nous étions perdus de vue, voila tout. – Et c’est Hervé Novelli qui vous a rapprochés, c’est ça… Désolée, je ne suis pas cliente, je n’achète pas. – Vous avez tort.
Et puis je n’ai pas pu résister.
– Au moins sur un point, c’est bien Novelli qui nous a rapprochés. – Mais qui êtes-vous par rapport à Nicolas ? Un ami d’enfance ? Une ancienne barbouse des services secrets quand il était ministre de l’Intérieur ? – Et c’est reparti ! Pourquoi donc les gens extraordinaires ne connaîtraient-ils pas des gens ordinaires ?
Valérie a cet air de petite fille sage qui ne voudrait pas l’être. Sa manière de tenir sa cigarette relève de l’insolence d’une ado qui brave l’interdit de sa mère, la gentillesse de son sourire désarme par l’innocence de celle qui pense toujours au regard bienveillant d’un père attentionné, un sourire toujours disponible. Valérie a le regard de quelqu’un de bien. En notre époque où la gentillesse passe pour de la bêtise, je trouve ça plutôt mature et courageux.
– C’est bien ce qui les rend extraordinaires ! Et regardez, François, nous n’étions ce soir que des gens extraordinaires ! – Parlez pour vous ! – Alors, dites-moi, monsieur Leroy, en quoi êtes-vous extraordinaire ?
À peine l’avais-je rencontrée, je m’imaginais la quittant. Parce qu’il faudrait bien la quitter, un jour ou l’autre. Elle avait déjà sa vie, son monde bien sûr dont je ne ferai pas partie. C’est à ce moment que j’ai pensé au poème de je ne sais plus qui, Paul Fort peut-être, Les Gamines :
Il y avait les gamines il y avait les hortensias En bas de la colline au milieu des lilas J’entendais le rire de ces gamines Et puis toi
Le soleil chauffait la colline Le soir tombait là-bas Atmosphère sibylline Tu étais assise près de moi
Le long des hortensias jouaient les gamines Demain serait fait de lilas Entrant par la cuisine L’été venait chez toi
Ce matin dans la cuisine Il n’y a pas de lilas Sous les rues près des machines Toujours pas d’hortensias
Si au milieu de la cour mon frère est mort là-bas Quand le soir se dessine Où es-tu ? Moi je n’y suis pas
Je vois une étoile si fine Quand je sens les lilas Je revois la colline Et puis toi
On s’est retrouvés dans un bar célèbre de l’avenue, celui auquel tout le monde pense. Je crois que c’était par dérision. Il commençait à faire très froid, et l’ambiance internationale qui régnait au milieu de ces canapés et tabourets nous envoyait sur une plage de Cancun ou une terrasse du Caire. Dans la chaleur de l’imagination, Valérie continuait à me torturer tranquillement :
– Plus j’y pense, plus je crois que vous me racontez des blagues. – Libre à vous. – Tiens, Nicolas m’a dit, justement, que vous étiez un spécialiste des histoires drôles. – Je ne sais pas où il va chercher ça. – On va voir, dites-moi la première qui vous passe par la tête.
Malgré tant d’années d’insuccès, je n’ai jamais pu résister.
– Vous êtes au volant d'une voiture et vous roulez à vitesse constante. À votre droite, le vide… à votre gauche, un camion de pompiers qui roule à la même vitesse et dans la même direction que vous. Devant vous, un cochon, qui est plus gros que votre voiture. Derrière vous, un hélicoptère qui vous suit, en rase-motte. Le cochon et l'hélicoptère vont à la même vitesse que vous. Face à tous ces éléments, comment faites-vous pour vous arrêter ? … C'est simple, vous descendez du manège !
Ça ne fit rire que moi évidemment. J’imaginais Valérie consternée mais je me disais que cela m’était bien égal. Puisque tout m’échappait, autant me sentir libre. Je crois que c’est mon rire d’enfant qui la séduisit. J’essayais de meubler les verres vides avec des considérations générales sur l’évolution du prix de l’immobilier à Paris en enchaînant sur la vie du « Prince des Poètes » Paul Fort, ce qui n’était pas simple. Valérie avait beau jeu de ne rien dire, sachant que la galanterie m’obligeait à ne pas l’ennuyer. Elle refusait la facilité de mes questions et souriait cruellement quand je tentais d’évoquer les films et téléfilms auxquels elle avait participé. Tout le monde connaît plus ou moins une chanson de Carla Bruni mais qui pourrait citer un film de sa sœur ? Il fut plus facile d’évoquer des figures de Paris. Sans verser dans le people, Valérie lâchait deux ou trois révélations pour elle anodines, pour moi stupéfiantes : un ancien président de la République abîmé par la coke ou une ancienne ministre de la Justice dévorée par sa nymphomanie n’avaient pas plus d’importance à ses yeux que la sortie d’un nouveau modèle de chez Peugeot ou un décernement de prix au festival d’Avignon. D’ailleurs, il n’y a pas de prix au festival d’Avignon. Ce qui apparaissait extravagant pour le citoyen lambda que j’étais était d’une affligeante banalité pour elle. La proximité de ces élites les rendait facilement accessibles à sa critique, alors que le commun des mortels a besoin d’un recul historique. Que dirait-on si on apprenait que le ministre de la Défense est un espion à la solde de l’étranger ? C’était pourtant le cas d’un ami de François Mitterrand, mais qui cela intéressait-il encore ? Les travers de quelques-uns de ces personnages étaient en général aussi petits qu’ils prétendent à la grandeur. De BHL bousculant systématiquement les jeunes filles de la Sorbonne d’un facile coup d’épaule pour qu’elles se retournent sur lui à Marisol Touraine, obscure députée d’Indre-et-Loire inversant les pupitres où sont inscrits les noms des orateurs pour se retrouver à la droite de Martine Aubry et sur la photo. L’évocation des autres nous évitait de parler de nous. Elle essaya bien d’en savoir plus à mon sujet par des questions détournées mais, à mon tour, je la voyais venir. Tout juste lui avouai-je que Sarkozy m’avait demandé sur le pas de la porte si je voulais bien lui écrire un ou deux discours. Il m’avait lancé que nous devions avoir « la même tournure d’esprit ». Prenant sa demande pour une gentille flatterie, je n’osais pas refuser, pourtant conscient que mes copies finiraient au panier. Les petites blagues stupides avaient servi d’entretien d’embauche.
8
Je n’ai pas revu Valérie. J’ai préféré laisser le temps passer, manière facile de fuir les questions en attendant qu’elles se résolvent d’elles-mêmes. Quels que fussent nos sentiments, nous étions appelés à nous revoir un jour ou l’autre, réunions de famille obligent. C’est Jacques Lerat qui m’appela pour me dire ce que Nicolas et moi aurions dû suspecter plus tôt : la fuite dans la presse, bien que je le soupçonne d’avoir largement anticipé la révélation.
– Comment ont-ils su ? François ! C’est dingue ! Dire que je parle au… – C’est Novelli qui a vendu la mèche. C’est pour ça qu’il avait rendez-vous avec le président à Azay-le-Rideau. Il a eu l’information par le ministère de l’Intérieur parce que cela concernait son département et voilà. – Et il t’a laissé seul ce jour-là avec Sarkozy, bien sûr… Il n’avait plus besoin d’être là. – Tu sais tout Jacques, la presse en dit plus que je ne sais moi-même.
Le copain me parlait sans trop savoir quoi dire, avec un mélange de respect et de méfiance. Peut-être calculait-il les primes d’assurance que cela pouvait lui apporter. Il ne voulait pas lâcher la conversation, répétant « ça alors ! Quand même… ». J’avais sous les yeux un exemplaire du journal : « Le frère inconnu du président vit en Touraine. » Au moins étais-je sûr que Nicolas ne me soupçonnerait pas d’être à la source de cette fuite. L’impact politique ne serait de toute façon pas considérable. Tout juste cela permettrait-il un « story telling » remettant une fois de plus le président au centre des discussions ; j’avais refusé toutes les demandes d’interview, je n’avais fait aucun commentaire. J’avais consacré la matinée à la création d’une société me permettant de conserver mes clients en utilisant un autre nom, pour me dissimuler. Sarkozy était suffisamment bien informé pour finir d’être rassuré – c’est bien ce qu’il cherchait dès le départ – je ne profiterais en rien de la situation, je n’avais pas de bombes à retardement à lui glisser dans les pattes. Je ne suis que le demi-frère du président. Son père m’a secrètement reconnu avant de me confier à une famille d’accueil. Si je peux être satisfait d’avoir bouclé une histoire personnelle qui m’était douloureusement mystérieuse, le fait de retrouver mes véritables origines n’a aucune importance ; je suis le même. Tous les enfants ont peur d’être abandonnés, le fantasmer ou l’avoir vécu n’est peut– être pas différent. Sarkozy n’a pas été réélu, il a étrangement éprouvé le même sentiment à l’autre bout de la chaîne : ce ne sont pas ses parents qui l’ont abandonné au début de sa vie, mais le reste du monde qui l’a lâché en son âge mûr, il était dans le même déni « je l’avais bien dit, je le savais ». Nous nous sommes parfois revus, un peu par obligation puis par plaisir. J’ai toujours apprécié que ce type soit si différent de l’image qu’il s’est fabriquée. Son narcissisme est souvent moqué à table, il accepte volontiers les critiques, se moque de lui-même et porte une véritable attention aux autres, bref le contraire de l’arrogance qu’il porte comme un drapeau en public et de la dureté qu’il croit être le seul gage d’honnêteté dans la société. Ses jalousies évidentes, son rapport malsain à l’argent, son goût puéril du matériel, s’effacent dans le cadre familial, sa maison, où ces vanités ne sont plus nécessaires pour exister. Je n’ai pas eu besoin d’écrire de discours ni de fournir de mauvaises blagues. Mes amis me regardent parfois bizarrement, sans doute continuent-ils à chercher des ressemblances qui leur avaient échappées, mais le quotidien avale tout. Nicolas me demande parfois si je revois Valérie, je suis évasif sachant que cela l’énerve quand même un peu de ne pas tout contrôler. Il m’a offert les œuvres de Paul Fort dans une très belle édition, je lui ai offert un recueil de blagues parmi lesquelles celle-ci :
Trois enfants sauvent Nicolas Sarkozy. Content, celui-ci leur dit :
– Je vous donnerai tout ce que vous voulez !
Le premier répond :
– Je veux un autographe de Zaz.
Il l'eut. Le deuxième veut la PS3. Sarko lui offre une PS3. Le troisième dit alors :
– Moi je veux des funérailles nationales. – Mais tu n'es pas trop jeune ? s'exclame le président. – Non, car quand je vais rentrer chez moi, et dire que j'ai sauvé Sarko, mon père va me tuer !
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