La boule au ventre, Lia observe les vêtements dans sa penderie, elle se demande comment s’habiller pour la cérémonie. Le code vestimentaire des élus n’a guère changé depuis le vingtième siècle, c’est-à-dire : un uniforme sombre éclairé par une chemise blanche égayée, parfois pour les hommes, par une cravate colorée. Lia caresse ses robes en lin, fabriquées par les artisans textiles du quartier et produites à partir des champs aux alentours. Il y a dix ans le lin brut français était exporté en Chine pour revenir sous forme de vêtements. Lia se demande si elle devrait parler dans son discours de cette expérience de relocalisation qui a été longue et complexe mais finalement réussie. Elle admire les couleurs chatoyantes, et finit par choisir une robe coquelicot. Face au miroir, satisfaite de cette femme brune, aux cheveux longs et libres, dont la robe rouge rehausse le teint, Lia sourit en pensant qu’elle va trancher parmi les costumes-cravates. Malgré sa discrétion naturelle, elle est plutôt contente de dénoter, de n’être pas assimilée à l’équipe du maire. Ce n’est pas un sentiment de supériorité qui l’anime, plutôt une volonté de différence, et cette différence doit se voir avant de se dire. Maintenant, le plus difficile reste à faire, son ventre se crispe à nouveau, elle a ce fichu discours à élaborer. Des idées tournent dans sa tête depuis un mois, il y a tellement de choses à raconter, comment dire l’essentiel de ce qui fait la singularité de ce quartier transformé depuis dix ans. Elle regarde l’heure, il est temps d’y aller, elle peaufinera son discours en chemin, il faudra bien.
Quelques minutes plus tard, Lia avance sous l’arche des branches de noisetiers, une abeille vient bourdonner à ses oreilles, elle regarde le soleil à travers le feuillage, et voit un oiseau à contre-jour qui ouvre largement son bec pour chanter, sa gorge se gonfle en cadence. La jeune femme s’arrête un moment avant de quitter la fraîcheur de la végétation pour traverser la rue. Elle réfléchit à l’évolution de cette voie verte, ancien couloir herbeux en 2020 agrémenté de peu d’arbres, devenue un bocage normand reconstitué : vergers, prés bordés de haies, bosquets d’arbres. Une eau cristalline, issue des réserves de pluie, court dans les canaux d’irrigation en bambou, elle humidifie l’air, son trop-plein permet d’arroser en permanence. Lia profite encore de cette température agréable et prend son élan pour traverser la rue. Le soleil de plomb la liquéfie sur place. Heureusement, elle se retrouve rapidement à l’ombre des arbres, le passage a été court mais éprouvant. Elle longe les immeubles, et jette un œil sur les murs végétalisés. Des personnes sont perchées sur des échelles et remplacent des plantes fanées par des jeunes plants vert tendre. En haut d’une des échelles, Lia reconnaît Hugo, un adolescent frondeur, souvent provocant.
– Alors Hugo, tu te retrouves encore en réparation ! lance-t-elle moqueuse.
Lorsque les personnes du quartier ont des conduites qui enfreignent les règles de vie décidées collectivement, elles doivent participer d’office aux travaux de nettoyage ou de réparation. Nettoyer et réparer sont de bons moyens pour méditer sur leurs actes.
– C’est pas juste, j’avais rien fait, c’est toujours moi qui prends !
Sa voix est plaintive mais son regard affûté et son sourire en coin démentent sa posture de victime, ainsi que les rires à peine étouffés de ses acolytes.
– Dis donc, vu ton expérience dans la réparation, tu vas bientôt remplacer Alex, non ?
Alex est le responsable actuel de ces missions pour la collectivité, il recueille tous les besoins, organise et répartit les tâches entre les personnes.
– Ça c’est vrai ! – Allez, bon courage ! Et venez profiter du buffet tout à l’heure, lance Lia en s’éloignant.
Hugo est arrivé avec sa mère sept ans auparavant. Lia se souvient de ce jeune garçon, véritable chien enragé, prêt à mordre toutes mains tendues. Les parents, dépassés par un divorce très conflictuel, n’ont pas su gérer le mal-être de leur enfant. Lors de la séparation, Lia a aidé la mère à trouver un logement dans le quartier. Très vite, la jeune mère s’est intégrée dans la communauté solidaire, alors que Hugo posait de plus en plus de problèmes. Il était, malgré son jeune âge, de tous les mauvais coups. Un sourire aux lèvres, Lia se souvient de l’affaire des graffitis, affaire qui a été un moment de bascule dans la vie du jeune garçon. Quelques murs étaient dédiés aux graffitis, aux expressions libres dans le quartier. Hugo s’appliquait à faire des tags partout ailleurs, les particuliers, destinataires de ses œuvres, ont porté plainte auprès du comité de gestion. Des volontaires, parfois éducateurs de métier, discutaient avec les jeunes frondeurs, et entre autres avec Hugo, à force de dialogues et de fermeté, Hugo avait commencé à transformer sa rage en mots. Mais sur l’affaire de graffitis, il restait fermement buté. À la demande des éducateurs, Lia est allée discuter avec le jeune rebelle. Elle se remémore parfaitement leur échange :
– Hugo, peux-tu accepter que les propriétaires de ces murs n’aiment pas les graffitis ? – Ouais ! Bah, ne nous donnez pas des murs à chier pour faire nos tags, alors !
Il est vrai que les murs sélectionnés étaient pour la plupart des vieux murs difficiles à taguer, plutôt dans des coins sombres, tellement cachés aux yeux de tous que cela ne remplissait plus la fonction d’exposition des tags.
– Écoute, voilà ce que nous allons faire. Tu fais le tour du quartier, tu repères des murs qui te conviennent et qui, d’après toi, ne gêneraient pas les propriétaires. Et tu nous fais une proposition, OK ?
Hugo lui a lancé un regard partagé entre l’espoir et le doute. Sans répondre, il a quitté la pièce. Quelque temps plus tard, il est revenu voir Lia, il lui a non seulement proposé plusieurs murs possibles, mais il a aussi eu l’idée d’un concours de street art. Ses potes et lui ont repéré un hangar désaffecté qui leur permettrait de réaliser des maquettes et de servir de hall d’exposition. Et seuls ceux qui gagneraient le concours pourraient s’exposer sur les murs les plus en vue. Cette idée a enthousiasmé un professeur de dessin qui habitait le quartier et qui a proposé de participer à l’organisation de ce projet. La collectivité a voté positivement et c’est Hugo qui a été nommé chef de projet après des discussions assez houleuses. Ceux qui voulaient lui donner sa chance l’ont remporté sur ceux qui considéraient que c’était jeter des perles aux pourceaux. Le concours a été une réussite, Hugo n’a pas fait partie des gagnants, mais cette expérience l’a transformé. Et depuis, plusieurs murs portent de magnifiques œuvres d’art qui contribuent à montrer l’esprit du quartier. Hugo transgresse encore le cadre imposé mais il assume les conséquences de ses actes. Lia a appris récemment qu’il souhaite devenir éducateur, elle est persuadée qu’il excellera dans ce domaine, et qu’il sauvera de nombreux petits Hugo de la drogue et de la délinquance.
Lia jette un œil aux balcons ornés de buissons et de fleurs, le crépi clair a définitivement disparu sous la verdure. Une nouvelle fois, l’appréhension lui serre le ventre, elle n’a pas envie de cette cérémonie, elle n’a pas envie d’avoir une plaque à son nom. Toute la communauté l’a plébiscitée pour avoir cet honneur alors qu’elle aime la discrétion, elle aime l’ombre justement. Agir oui, parler de ce qu’elle fait, non. Et pourtant, le maire de la ville a insisté, et lui a dit qu’elle pourrait servir d’exemple pour d’autres quartiers, c’est ce qui l’a décidée, à peine a-t-elle accepté, qu’elle a failli refuser à nouveau lorsqu’il lui a parlé d’un discours à préparer. Parler d’Hugo sans le nommer pourrait être une nouvelle idée. Le quartier n’a plus de cas de violence ou de délinquance, la moindre attitude déviante fait réagir les habitants, personne ne laisse faire ou ignore les problèmes, tout le monde se sent concerné et agit en conséquence.
Maintenant, sa robe rouge en corolle ondule sur le fond vert des buissons, Lia atteint la maison de vie, lieu des réunions, des propositions et des décisions collectives. À côté, il y a une grande serre communautaire, tout le monde peut venir semer, et récupérer des plants pour mettre dans les jardins collectifs ou personnels. Chaque habitant doit donner de son temps pour cultiver les lieux publics, parcs et jardins, toits d’immeubles. Auparavant, il y a eu une longue concertation et l’élaboration de plans pour savoir où l’on faisait les potagers, et jardins d’agrément, tout a été pensé afin que l’équilibre végétal soit respecté. Tout le monde peut venir se servir dans les potagers. Aucun pesticide n’est utilisé, seuls l’équilibre entre les plantes, le respect des insectes, et aussi la création de passages protégés pour le hérisson, l’ami bien connu du jardinier, permettent aux plantes de s’épanouir. À côté des serres, il y a des ruches d’où les abeilles s’échappent par moments. Et bien sûr, de nombreux nichoirs à oiseaux sont installés un peu partout.
Hors de ce quartier les élus continuent à décider, et ensuite font une enquête publique pour permettre aux gens de s’exprimer, et quel que soit l’avis des citoyens, la mise en œuvre se fait comme le voulaient préalablement les élus. Ici, cela fonctionne différemment. D’abord, des propositions peuvent être faites par tout à chacun, et une discussion collective est menée pour examiner sa pertinence, ensuite il y a un vote, si celui-ci est majoritaire pour le projet, c’est organisé et piloté par un groupe de personnes volontaires. Lia se demande si elle doit parler aussi de cette organisation particulière et qui dénote sur les fonctionnements habituels.
La maison de vie est construite en cercle avec au centre un jardin qui sert d’agora si besoin, un magnifique banian en constitue l’axe central, des grandes toiles en chanvre tendues protègent du soleil. Toutes les salles sont vitrées et s’ouvrent sur ce centre de verdure. Lia comprend qu’un discours ne peut pas expliquer tout ce qui se passe ici, elle sait ce qu’elle va faire.
Lia est accueillie avec amabilité par le maire de la ville entouré de ses conseillers municipaux.
– Bonjour madame Marin, ravi que vous ayez fini par accepter l’honneur que l’on souhaite vous rendre.
Lia se contente de hocher la tête, mal à l’aise. Ils avancent ensemble vers l’agora de verdure. Un pupitre a été dressé face au public assis sur des chaises installées en arc de cercle.
– Comme convenu, je vous introduis et puis je ferai une petite phrase de conclusion, murmure le maire à son oreille.
Lia, la bouche sèche, se contente d’acquiescer à nouveau. Le maire prend rapidement la parole :
– Mes chers concitoyens…
Lia ne peut s’empêcher de sourire, elle se demande qui veut être un con-citoyen ? L’exposé du maire est constitué de mots usés, utilisés et réutilisés pour vanter sa commune, il finit son discours par :
– Je vais laisser la parole à Lia Marin qui va nous parler de ce qu’elle a réalisé ici, dans ce magnifique écoquartier…
Un peu tremblante et en même temps piquée par ce discours qui dénote tellement avec l’esprit du lieu, Lia prend la parole :
– Merci monsieur le maire, d’abord, je rebondis sur votre dernière phrase, ce qui a été réalisé ici l’a été par tous, j’ai eu au début quelques idées, semées au vent comme des graines, et parce que le terreau était fertile ces graines ont poussé, sont devenues plantes, et ont ensemencé à nouveau. Sans la volonté et l’ardeur de tous, on n’en serait pas là.
Lia s’arrête pour boire un verre d’eau, sa langue est collée à son palais et sa voix est pâteuse, elle reprend une longue respiration, tente de calmer les battements de son cœur.
– Plutôt que de vous faire un long discours, je vous propose cet après-midi après le buffet de visiter le quartier et chaque habitant sera à votre disposition pour vous accompagner et répondre à vos questions. Juste une remarque concernant le buffet, tous les produits proposés sont issus du quartier, nous sommes totalement autonomes pour la nourriture essentiellement végétarienne ainsi que pour la boisson, vous avez du cidre et du vin, nos vignes sur nos coteaux donnent désormais d’excellents chardonnay et pinot noir.
Lia boit à nouveau un peu d’eau, son enthousiasme sur le sujet prend de plus en plus le pas sur son trac.
– Pour revenir à l’origine de ce projet, deux idées principales nous tenaient à cœur, le respect du vivant, et l’esthétisme. Le vivant, c’est la nature, les plantes, les animaux, et bien sûr l’humain. On a inversé ce qui se passe habituellement vis-à-vis de la nature, au lieu de la diriger à notre profit, on l’a observée, suivi ses lois, compris ses écosystèmes et fait avec elle, jamais contre elle. Et ça marche. Je vous laisserai le constater par vous-même. Le vivant c’est aussi l’humain, et l’humain est de bonne volonté quand il est respecté, écouté, et pris en compte dans ses motivations. Et enfin, l’esthétisme, l’esthétisme est présent partout dans nos projets, un potager, cela doit être beau, une maison aussi, un chemin, etc. Car nous avons tous besoin de beauté, quand le lieu est beau, la violence est rare.
Les caméras tournent, les micros sont tendus vers Lia, les applaudissements crépitent.
Le maire toussote, reprend la parole, et remercie Lia, tandis que deux personnes apportent une plaque en cuivre recouverte d’un linge blanc. Solennels, deux agents tiennent l’objet face au public. Le maire regarde l’assemblée, maintient quelques instants un certain suspense, et finit par dire :
– Cette plaque va être installée à l’entrée du quartier pour remercier Lia Marin dont les idées ont ensemencé déjà d’autres quartiers.
Il soulève le voile, et apparaît à la stupéfaction de Lia, l’inscription :
« À Lia Marin, l’ensemenceuse de vie et de beauté, la Nature reconnaissante. »
Lia se souvient des longues discussions avec le maire et son équipe pour le choix de l’inscription, ils lui ont montré une liste d’expressions classiques pour lui rendre hommage, elle a grimacé devant chacune. Lassé, le maire lui a proposé de travailler avec son équipe pour trouver les mots-clefs qui la caractérisent. Lia n’a pas pu connaître le résultat final, ce qui l’a irritée, puis, elle a renoncé à demander, tout cela ne l'intéressait pas, au fond. Maintenant, elle s’avoue assez contente du résultat, même si le lyrisme de l’inscription la fait sourire.
Un peu plus tard, Lia se détend en buvant un verre de cidre près du buffet après avoir discuté avec de nombreuses personnes. Le maire la rejoint et lui dit à voix basse :
– Ça me paraît bien idyllique votre affaire, ne me faites pas croire que vous n’avez jamais d’emmerdeurs ou de tire-au-flanc, avouez !
Elle lui sourit.
– Si, au début, beaucoup, maintenant encore, mais la force du groupe fait rentrer dans le rang ceux qui ne jouent pas le jeu, tous les droits et les devoirs sont décidés ensemble au préalable. Donc s’y opposer ou ne pas s’y soumettre, c’est se mettre la communauté à dos. – Et personne ne cherche à vous piquer votre place ? – Vous parlez des jeux de pouvoir, là ?
Le maire hoche la tête. Lia ne peut s’empêcher d’éclater de rire.
– Ici, la compétition n’a pas vraiment sa place, c’est plutôt la coopération qui domine. Toutes les responsabilités sont tournantes, et toutes sont accessibles. De fait, il n’y a aucun intérêt aux jeux de pouvoir. – Oui, mais votre statut à vous, d’autres aimeraient avoir l’honneur qu’on vous rend, non ? – Mais je n’ai pas de statut particulier, je suis comme tout le monde, je me soumets à l’organisation… Mon seul pouvoir, c’est qui je suis, personne ne peut me prendre cela, n’est-ce-pas ?
Et son rire fuse à nouveau devant les yeux ronds de l’élu.
|