Ce texte est une participation au concours n°30 : Rire à profusion ! (informations sur ce concours).
Le pinceau en l’air, je fixe le tronc d’arbre avec attention. Je tente un nouveau mélange sur ma palette, ça ne va pas, je rajoute du rouge cramoisi d’alizarine, ça y est ! Je tiens enfin la bonne teinte. En appliquant la peinture sur la toile, le tronc d’arbre prend vie sous mes yeux. Pourquoi apprendre aux enfants à peindre un tronc en marron ? Aucun tronc d’arbre n’est réellement marron. Aucun. Savoir regarder, percer le secret des couleurs, c’est nécessaire pour moi, et me perdre dans ces nuances infinies me procure un bien fou.
Pensive, je lève la tête vers les branches, elles balancent leurs feuilles vert tendre dans le vent, étincelles lumineuses sur le ciel bleu. Je ferme les yeux et je respire doucement, une brise légère me caresse la joue. J’aimerais avoir pour ma vie l’acuité que je possède pour la peinture.
Mon père vient de mourir d’un infarctus. Deux jours plus tôt, je rejoignais la demeure familiale à Mâcon, je suis restée à peine une journée, et je me suis sauvée en Savoie au bord d’un lac, laissant en plan ma sœur qui doit s’occuper des obsèques et de la famille venant pour la cérémonie.
Notre mère, anéantie par cette mort brutale, n’a pas quitté sa chambre. J’adore ma mère même si on ne peut pas compter sur elle. Le moindre événement la plonge au mieux dans un état d’anxiété au pire dans un état dépressif, et aujourd’hui, il ne s’agit pas du moindre événement, il s’agit de la disparition de son mari, son roc comme elle aimait le présenter. Ma mère a passé sa vie à le soutenir, à organiser des réceptions à sa demande pourtant très stressantes pour elle, à la fin de chaque festivité, elle commençait à se détendre et… à boire un peu trop. Lorsque je pleurais petite, elle me cajolait, me serrait dans ses bras, me berçait, me chantait des chansons, elle finissait par pleurer avec moi, nos larmes chaudes s’entremêlaient sur mes joues, c’était à la fois réconfortant et perturbant. Une maman cela devait être fort, si elle pleurait comme moi, comment allait-elle pouvoir me défendre contre les méchants ? Aujourd’hui, sa fragilité se lit dans ses grands yeux bleus bordés de larmes, elle me touche, et en même temps, j’ai envie de la bousculer, mais elle fait partie de ces êtres qu’il ne faut pas secouer car ils sont pleins de larmes*.
Quand les pompes funèbres ont décalé l’inhumation à la semaine suivante du fait de la Covid, j’ai refermé ma valise à peine ouverte, et je suis partie prétextant laisser ma chambre pour des cousins. Mon attitude de fuite vis-à-vis de ma famille est coutumière, la durée la plus longue que je supporte en sa compagnie est le temps d’un repas. Enfant, je m’évadais dans la lecture et je m’inventais d’autres mondes. C’est bien la première fois que je m’interroge sur mon comportement. Mon mobile vibre dans la poche de mon jean, je l’extrais tant bien que mal avec mes doigts maculés de peinture, à peine ai-je pris l’appel qu’un flot de paroles se déverse dans mon oreille.
– Jo, c’est pas raisonnable que tu partes en pleine crise ! Je ne m’en sors pas.
Je serre les lèvres pour contenir un soupir. Combien de fois dans ma vie, j’ai entendu ce « c’est pas raisonnable » de la part de ma sœur, cette fois-ci, il ne sera pas suivi de l’habituel « papa a dit… ». Je lâche ma ritournelle répétée depuis l’enfance :
– Véro, tu le sais, t’es raisonnable pour deux, pourquoi veux-tu que ça change ? – Comment peux-tu être aussi insensible à la perte de notre papa ? Tout le monde est bouleversé sauf toi ? – Chacun fait comme il peut, moi j’ai besoin d’être seule, c’est tout. À plus tard.
Après avoir raccroché, d’un geste rageur je jette mon portable sur mon pull à terre, il me faut quelques minutes pour me calmer.
Malgré ma réponse, l’indifférence que je ressens à la mort de mon père me questionne. Suis-je si insensible ? Qui n’est pas bouleversé par le décès d’un de ses parents ?
Tout a mal commencé entre mon père et moi, j’ai raté mon entrée, il voulait un garçon après sa fille aînée. Espoir entretenu par le médecin jusqu’au bout, celui-ci a confirmé à l’échographie qu’il aurait bien un fils. Quelle mauvaise surprise lorsque la sage-femme a posé une petite fille vagissante sur le ventre de ma mère. Et bien sûr, le prénom était tout prêt, il s’agissait de Joël, prénom d’un frère décédé de mon père. Plutôt que de revoir leur copie, mes parents m’ont appelée Joëlle, prénom d’un garçon espéré, le souvenir d’un mort et, couronnant le tout, complètement démodé. Cela commençait vraiment mal. Ma sœur, plus âgée de dix ans, m’a baptisée Jo, et cela m’est resté. Derrière Jo, de nombreuses identités féminines pouvaient se dessiner, Jocelyne, Josiane, Joséphine, Joanne, Joanna… Bref, le doute subsistait, et cela fut ma première fuite assumée, jamais je ne donnerais mon prénom d’état civil. Pour le reste, je n’ai pas de reproche particulier à faire à mon père, je n’ai manqué de rien, à l’adolescence, j’ai été libre de sortir, et d’avoir des petits copains contrairement à ma sœur, j’ai pu choisir mes études et les faire durer plus longtemps que nécessaire. De mon père, il ne m’a manqué qu’une chose, son regard, ce regard qu’il portait sur sa fille aînée, sa fille aimée, un regard d’admiration, de complicité. Sur moi, il se posait indifférent, il me transperçait comme si je n’existais pas. En ai-je souffert ?
Je soupire en fixant les anfractuosités de l’arbre, non seulement le tronc n’est pas marron et d’une seule couleur, il est aussi ni uni, ni lisse.
Non, je n’en ai pas souffert, cette situation m’a donné une grande liberté, tellement vitale pour moi, je passais sous tous les radars, alors que ma sœur n’échappait pas à l’œil vigilant paternel. Véro a fait une école de commerce pour le seconder dans son entreprise de négociant en vins et comme prévu, elle a repris les rênes de sa boîte. Moi, je suis devenue une nomade, enchaînant divers petits boulots malgré mes diplômes, la liberté comme seul statut. Mon père a aussi incité ma sœur à épouser un des viticulteurs les plus en vue de la région, ce cher François, le couple s’est installé dans la demeure familiale.
Je fixe un trou dans l’arbre et réfléchis à la manière de montrer sa cavité sur la toile, un bleu outremer mêlé de terre de sienne brûlée lui donnerait une profondeur abyssale.
Non, rien à dire de plus, mon enfance a été légère et libre, pas de heurt, pas de difficulté, juste un manque, un ennui. Un ennui ? Je me redresse. J’ai l’impression de toucher un ressenti important, il m’échappe déjà. J’essaye de le rattraper, je me remets dans le contexte, si je reste trop longtemps en famille…, j’étouffe, je ressens un malaise désagréable, je le visualise, cela ressemble à un trou noir oppressant qui se referme sur moi. Une envie irrésistible de partir me submerge, je me lève, et plie mon matériel. Mon mobile vibre à nouveau à mes pieds, je m’en saisis, regarde l’écran et lève les yeux au ciel en soufflant, je décroche.
– Oui Véro ! – Jo, il faut que tu rentres, Juliette a disparu ! – Comment ça ?
Je revois l’arrivée de ma nièce, la veille. Juliette sortait de sa voiture en vêtements professionnels, cheveux lisses, maquillage impeccable malgré des heures de route, l’ordinateur portable en bandoulière. Elle me fait penser à ces femmes que l’on voit dans des publicités pour les assurances ou les banques, tirées à quatre épingles et interchangeables. La voix anxieuse de ma sœur me ramène à la réalité :
– Elle est partie à 9 heures faire son jogging, il est midi, elle n’est toujours pas rentrée ! – Bah, elle a peut-être croisé une copine d’enfance, et elles sont parties boire un café.
Cela sonne faux, Juliette a une vie très organisée, millimétrée même, difficile de la faire dévier de son programme.
– Je l’ai appelée, elle ne répond pas, cela ne lui ressemble pas.
En effet, cela ne lui ressemble pas, je renonce à argumenter, à parler d’une batterie à plat, d’une envie de rester seule, bref, toutes les raisons qui auraient été valables pour moi. Non, Juliette est parfaite comme les plis de son pantalon, jamais prise en défaut, tout à fait prévisible.
– Sais-tu le parcours qu’elle a pu prendre ? – Elle court toujours le long de la Saône. François a refait le chemin mais rien. Soit, elle a eu un accident, soit, elle s’est fait enlever. – Enlevée en plein jour ? En centre-ville ? – Alors c’est un accident !
La voix de Véronique monte dans les aigus.
– Bon, que veux-tu que je fasse ? – J’ai vraiment besoin de toi ici, déjà c’est dur de tout gérer, là, c’est… c’est trop…
Je me sens soudain démunie car c’est la première fois que ma sœur est aussi fébrile et semble perdre le contrôle de la situation. Je veux en finir au plus vite, agir est la seule voie de sortie.
– D’accord, en attendant, appelle la police et l’hôpital, s’il y a eu un accident, il y a forcément une trace. Je serai là d’ici deux heures.
Je compte bien faire l’aller et retour, pas question de renoncer à mon lieu de retraite. Avant de quitter les lieux avec mon matériel, je salue mon arbre-modèle, jette un œil de regret au bleu du lac, m’interroge quelques secondes sur les couleurs à mélanger pour obtenir ce gris aux reflets d’argent avec des pointes violines.
En voiture, Juliette habite mes pensées. J’ai une quinzaine d’années d’écart avec ma nièce, et me suis beaucoup occupée d’elle lorsqu’elle était petite, pas par choix mais pour accroître mon argent de poche, Véro s’absorbait dans sa prise de poste, une nounou pour sa fille devenait nécessaire. Cela a été le meilleur souvenir de ma jeunesse. Juliette était une enfant pleine de vie, rieuse, joueuse, malicieuse… tous ces qualificatifs s’égrènent dans ma tête au fil des souvenirs et me laissent un sourire au coin des lèvres. Comment cette petite fille excentrique, gourmande, aimant les couleurs vives, adorant monter sur scène pour faire des improvisations à se tordre de rire, toujours en mouvement et en joie est-elle devenue cette jeune femme froide, sérieuse à la limite de la sévérité, habillée de noir ? N’ayant peu de possibilité de comparaison avec d’autres enfants, je me suis dit que le temps de l’enfance est le temps de l’enfance et n’annonce pas forcément l’adulte en devenir. Je me souviens d’une scène quelques jours avant mon départ pour l’Australie, je devais avoir vingt-deux ans. C’était un dimanche midi du mois d’août, la table était dressée dans le jardin. À la fin du repas, Juliette m’avait convaincue de jouer à cache-cache, puis à chat, et nous avons fini par rouler sur la pelouse en nous chatouillant, tout ça dans des grands cris et éclats de rire. À bout de souffle, nous nous sommes allongées dans l’herbe à plat ventre, la tête posée sur nos mains, nous observions la famille toujours à table. Juliette a pris la parole.
– Dis Tatijo, tu ne trouves pas qu’on dirait des statues, et que papy c’est le roi ?
Un peu surprise, j’ai regardé ma nièce, puis tous ces adultes assis bien droit sur leur chaise, et mon père trônant à sa place en bout de table. La gamine a rajouté :
– Nous, on est comme ces herbes…
Juliette a montré du doigt deux herbes folles qui dépassaient du gazon anglais échappant à la méticulosité du jardinier. Je suis à nouveau frappée par la justesse de ses paroles. Sa remarque a longtemps trotté dans ma tête. Pourquoi la famille donnait-elle l’impression d’être figée, comme arrêtée dans le mouvement de la vie ?
Après l’Australie, j’ai achevé mes études à Paris, ensuite, je suis partie vivre au Canada, et n’ai revu vraiment ma nièce qu’à ses dix ans, ce n’était plus du tout la même enfant. Encore riche des bons moments passés avec elle, je l’ai abordée en la taquinant ce qui auparavant l’aurait fait rire aux éclats, elle n’a même pas souri. Déterminée à retrouver cette complicité joyeuse, je suis revenue à la charge à plusieurs reprises, peine perdue. Juliette était définitivement passée dans le clan des statues.
J’ai eu une conversation récemment avec Véro qui me confirme cette idée.
– À part travailler, elle fait quoi de sa vie, Juliette ? lui demandais-je. – Qu’est-ce que tu veux dire par là ? – Pas vraiment d’amis, pas de copain, pas de vacances, à part des thalassos hors de prix pour se remettre en forme… – Elle veut faire carrière, ça demande des sacrifices, non ? C’est loin de tes préoccupations, tu ne peux pas comprendre, toi.
Ma sœur touchait un point sensible qui me marginalisait encore un peu plus. C’est vrai je n’ai pas fait carrière, je n’ai pas de projet particulier. Pas de mari, pas d’enfants, pas de biens immobiliers, peu d’argent, je suis le parfait contre-modèle familial. La sonnerie de mon mobile vient interrompre le fil de mes pensées. La voix précipitée de ma sœur résonne dans l’habitacle :
– Jo, tu conduis ? – Oui. – Arrête-toi, c’est dangereux… – Perds pas de temps, dis-moi ce que tu as à dire… – Juliette est à l’hôpital, elle a été agressée, un homme est à la gendarmerie…
Véro a lâché tout ça dans un souffle comme si elle avait couru.
– Agressée ? On a voulu lui voler son mobile ou quoi ? – Non, une agression sexuelle. – Un viol ? – Non, en tout cas, elle est traumatisée, ils lui ont donné des calmants, elle dort là… – D’accord, je te rejoins directement à l’hôpital.
Je suis sonnée. Il ne manquait plus que ça, la mort de mon père, ma mère au fond du lit bourrée d’antidépresseurs, Véro, si maîtresse d’elle-même à la limite de l’hystérie, et ma nièce qui se fait agresser. Je n’en reviens pas. En longeant la Saône, j’observe sa teinte verte, je fais un mélange dans ma tête : du bleu, du jaune, un soupçon de blanc… Au bout de quelques minutes, je m’aperçois que je me suis perdue dans une autre dimension faite de couleurs apaisantes.
Un peu plus tard, j’arrive à l’étage de l’hôpital indiqué par l’accueil, les odeurs de désinfectants me font plisser le nez, et je regarde les murs blancs avec dépit. Véro fait les cent pas dans le couloir, elle parle avec animation au téléphone, quand elle m’aperçoit elle coupe la conversation et se précipite vers moi. Ses traits sont crispés, et sa main relève nerveusement sa mèche qui lui tombe sur le front.
– Jo, enfin !
Je préfère aller au plus urgent et ne pas relever toute la critique contenue dans ce dernier mot.
– Alors, dis-moi ? – Juliette dort toujours. Mais je sais ce qui s’est passé !
Un joggeur l’a draguée lorsqu’elle courait, il a été insistant, ce qui semble être son seul crime, et cela a déclenché une crise de nerfs chez Juliette, elle a hurlé et l’a même frappé, elle ne se contrôlait plus du tout. Effarée, je demande :
– C’est pas possible, c’est une simple drague qui l’a mise dans cet état-là ? Juliette ? – Elle était fatiguée, tu sais combien elle se donne à son travail ! Et la mort de papa… Cela fait beaucoup… – C’est la version du type que tu as, on n’a pas celle de Juliette, si ? – Tous les témoins disent qu’il n’a pas du tout eu de gestes déplacés, elle s’est mise à le frapper sans raison… et le traiter de violeur.
Un jeune interne s’approche de nous. À l’aide de son index, il remonte ses lunettes vers la racine du nez, et s’adresse à Véronique :
– Votre fille est réveillée, vous pouvez aller la voir.
Véronique s’apprête à se diriger vers la chambre quand je demande au médecin :
– Que s’est-il passé d’après vous ?
Le médecin fait une moue interrogative en se frottant le menton.
– C’est curieux, cela ressemble à un stress post-traumatique, mais d’après le policier qui est passé pour l’interroger, il n’y aurait pas eu d’agression. A-t-elle vécu récemment un choc ? – Elle vient de perdre son grand-père brutalement, répond Véronique.
L’interne fait une moue dubitative.
– Peut-être un contrecoup…
La psychologie semble être un mystère pour lui, je le remercie et suis Véronique qui est pressée de retrouver sa fille. Lorsque nous rentrons dans la chambre, je suis frappée par la pâleur de Juliette, son regard est tourné vers la fenêtre, elle ne bouge pas à notre entrée. Véronique se précipite vers sa fille.
– Juliette, comment vas-tu ?
Comme une poupée mécanique, ma nièce tourne son visage vers sa mère, ses yeux cernés sont sans expression.
– Maman, il m’a violée. – Mais…
Je pose la main sur l’épaule de ma sœur pour lui intimer de se taire.
– Papy m’a violée. – Qu’est-ce que tu racontes ? Papy est mort !!! Comment oses-tu ?! – Il m’a violée quand j’étais enfant.
Véronique pousse un cri en portant les mains à son visage.
– Non, c’est impossible !!!
Juliette se met à pleurer et dans un sanglot, elle murmure :
– Avec cet homme qui insistait tout à l’heure, j’ai eu plein de flashs, moi, nue, le bord de la piscine, du sang sur mes jambes, papy… tout m’est revenu…
Véronique n’arrête pas de crier, elle marche dans la pièce en se tenant le visage à deux mains, son regard horrifié va de Juliette à moi.
– C’est du délire, tu es sous le choc, c’est pour ça ! Tu aimais tellement ton papy. Quand on vient de subir un choc, on peut perdre les pédales, ça arrive…
Véronique me jette un œil désespéré quémandant mon assentiment. Je suis sidérée, je viens de me prendre un seau d’eau glacée en pleine figure, un pan de mur noir vient de tomber, je le vois, aucun mélange de couleurs possible, du noir opaque, une absence totale de lumière. Maintenant j’ai l’impression soudain que les couleurs autour de moi sont plus intenses, même le blanc terne du mur, le drap bleu clair, le lino gris prennent des nuances surprenantes.
– Non ! C’est vrai maman ! Dis-moi que tu me crois…
Juliette la supplie dans un sanglot. Mais véronique se précipite vers sa fille, lui prend brutalement les épaules et la secoue en criant :
–Tu dis n’importe quoi ! Jamais, tu m’entends ? Jamais ton grand-père n’aurait fait une chose pareille, tu salis sa mémoire, comment oses-tu ?
Juliette semble une poupée de chiffon dans ses mains, elle pleure, se laisse malmener sans force. J’attrape la sonnette d’appel des infirmières et appuie fermement dessus. Je n’ai jamais vu ma sœur dans cet état, je l’attrape par les épaules et la tire en arrière, et d’une voix forte pour dominer les cris, je lance :
– Arrête ! Moi, je la crois.
Comme une furie Véronique se retourne vers moi.
– Cela t’arrange bien, hein ? Évidemment, tu n’as jamais aimé papa. – Et toi, beaucoup trop, non ?
À peine ai-je dit cette phrase, je la regrette déjà. Véronique reste interloquée en me regardant. Puis, elle se jette sur moi, et me frappe. J’évite les autres coups comme je peux, à ce moment-là, deux infirmières rentrent en trombe dans la chambre. Véronique se débat puis s’affaisse dans les bras des soignantes, celles-ci lui dispensent des paroles apaisantes et l’entraînent tant bien que mal hors de la chambre.
Je m’assois au bord du lit, je prends ma nièce dans les bras.
– Je te crois, moi, je te crois. Je suis avec toi.
Les épaules secouées de sanglots se calment et finissent par se laisser aller contre moi. Je m’installe confortablement contre le montant du lit et tiens Juliette endormie dans mes bras. J’ai la certitude que Juliette dit vrai, je ne sais pas d’où me vient cette évidence, c’est comme des pièces d’un puzzle éparses qui rassemblées donnent d’un coup l’image finale. Je regarde par la fenêtre, les tuiles orange, les crépis ocre des maisons, les balcons en fer forgé, me permettent de fouiller dans ma palette de couleur. Juliette se réveille et lève son visage vers moi, ses paupières sont toutes boursoufflées, sa joue pâle retient la marque du drap, devant son air tout chiffonné, je revois la petite fille qu’elle a été, je l’embrasse sur la joue. D’une voix rauque, elle murmure :
– Tatijo, je viens de foutre un sérieux bordel, hein ?
Je hoche la tête.
– Oui, c’est vrai, t’as renversé toutes les statues, ne t’inquiète pas pour elles, elles vont danser maintenant ! C’est le mieux qui puisse leur arriver.
_________________________________________ * Paraphrase de la citation d’Henri Calet : « Ne me secouez pas. Je suis plein de larmes. »
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