Adossée à un hévéa grandiose, les yeux fermés, Terra se concentre sur son calme intérieur. Elle baigne dans l’atmosphère chaude et humide de la jungle. Des cris de singes, des chants d’oiseaux, se répondent dans l’air ouaté. La vieille femme soulève ses paupières, ses yeux noirs brillants et profonds fixent le sol. Un serpent vient de surgir à ses pieds, il se dresse, il la toise, puis se couche sur le sol à l’affût. Une musaraigne aux moustaches frémissantes jaillit de dessous une feuille lustrée de frangipanier, le petit mammifère lève son museau et hume une fleur blanche odorante puis se fige sur place. Trop tard, le serpent l’engloutit d’un coup, une vilaine tumeur apparaît le long du corps du reptile.
Un bruit de pas. Noti, jeune aborigène, apparaît au coin de l’hévéa. Il est vêtu d’un pagne, son visage est avenant sous le casque de ses cheveux brillants.
– Grande gardienne, les hommes sont là ! – Oui, je sais, j’ai vu le signe.
La femme habillée d’une ample robe blanche se lève péniblement, elle repousse dans son dos sa longue natte argentée.
– Allons-y, Noti.
Lentement, ils arrivent au village constitué de cases dressées en rond autour d’une place centrale, deux hommes s’y tiennent debout. L’un, âgé d’une trentaine d’années, jette un œil intéressé autour de lui, l’autre, pouvant être son père, les regarde arriver d’un air impatient. Ce dernier, grand et roux, le menton carré tendu en avant, indique à tout interlocuteur qu’il est prêt à en découdre. Ses yeux clairs et perçants évaluent Terra et Noti, leurs forces et faiblesses, et surtout leurs failles. Sans prendre le temps de les saluer, il apostrophe la vieille femme.
– Terra, nous sommes pressés, l’affaire est grave et urgente !
La grande gardienne se contente de lever une main apaisante et leur désigne une grande case sur la droite.
– Rentrez, installez-vous, Noti va nous préparer du maté.
Les deux hommes pénètrent dans la case où des nattes sont disposées sur le sol. Terra va s’installer contre la paroi du fond tandis que les deux hommes s’assoient à sa gauche. Les yeux fermés, elle se tait. L’homme, toujours impatient, se contente de soupirer, il a appris avec le temps à respecter le rituel d’installation, les échanges ne commenceront qu’avec le retour de Noti. Il sait par expérience que plus il voudra imposer son rythme rapide, plus Terra freinera. Par ce simple silence, elle lui impose de la reconnaître comme la maîtresse de la réunion. Noti apporte des bols fumants qu’il répartit devant chaque personne.
– Présente-moi ce jeune homme, Gustave, dit Terra. – Fred, mon adjoint depuis peu. On m’a demandé de préparer ma relève.
Gustave a répondu d’un ton sec, il est le représentant des pays les plus puissants de la planète. Depuis très longtemps, il assure le rôle de porte-parole auprès de la grande gardienne de la Terre, Terra. Il est diligenté auprès d’elle pour régler les problèmes récurrents entre le monde des Hommes et celui de la nature. Ces rencontres se sont accélérées ces dernières décennies. Il a eu l’occasion de venir plaider auprès d’elle que cessent les cyclones, les tsunamis et autres phénomènes naturels meurtriers. Cette fois-ci l’heure est très grave car la planète entière est concernée.
– Savez-vous ce qui se passe ? Nous avons des dizaines de milliers de morts et ce n’est pas fini. Plus de la moitié de la population mondiale est confinée chez elle. Nos économies sont à l’arrêt. C’est une catastrophe planétaire ! On n’a jamais vu ça ! – Qu’attends-tu de moi ? – Pour la réparation c’est trop tard ! Nous allons finir par trouver le remède, les humains ont toujours des ressources, tu le sais. Mais cela ne doit plus se reproduire, jamais. Le coupable est le pangolin. Il s’agit de le punir et de nous garantir que cela ne se reproduira plus.
Il a parlé d’un ton pressé et darde des yeux impérieux sur la vieille femme.
– Noti, va chercher Félia, et qu’elle nous amène le représentant des pangolins.
Félia est la gardienne des animaux, chaque règne, animal, végétal, minéral, a son gardien. Gustave murmure quelques mots à l’adresse de Fred, celui-ci sort son ordinateur et commence à pianoter.
– J’ai des chiffres plus détaillés pour te montrer l’ampleur de la catastrophe humanitaire, si tu veux les voir ? – Je te fais confiance sur les chiffres, nous allons voir ce qu’il s’est passé, comprendre les causes.
Terra a parlé avec douceur.
– Les causes ? Elles sont évidentes, c’est la nature qui est la coupable, nature dont tu t’occupes, dont tu es responsable, je te rappelle !
Terra ne répond pas et observe l’entrée de Félia suivie d’un petit animal plus long que haut, il ressemble à un fourmilier, son corps est couvert d’écailles. Ses petits yeux noirs et ronds regardent avec panique toutes les personnes présentes. Soudain, il roule sur lui-même, et dresse ses écailles. Les deux hommes lui prêtent peu d’attention car ils restent interloqués par la créature qui se dresse à ses côtés. Grande, mi-femme mi-félin, Félia a un corps féminin habillé d’une tunique courte, sa peau est mouchetée comme celle d’un léopard, son visage triangulaire est mangé par des grands yeux verts en amande avec une pupille verticale comme les chats.
– Tu m’as fait demander, Terra ?
Sa voix est rauque donnant l’impression qu’elle grogne plus qu’elle ne parle.
– Oui, assieds-toi ! Voici Félia, la gardienne des animaux sauvages, Gustave est le représentant des pays les plus puissants de la planète, avec son adjoint Fred. Peux-tu, Gustave, redire à Félia ce qui t’amène.
Rapidement remis de la stupeur causée par Félia, Gustave reprend son ton énergique pour expliquer ses exigences. De vert les yeux de la créature virent au noir, les taches de sa peau s’assombrissent, l’ensemble lui donne un aspect sauvage et redoutable, elle répond froidement.
– Punir le pangolin ? Êtes-vous certains que c’est lui le coupable ?
Fred reste fasciné par Félia prête à bondir comme un fauve, une force brute et inquiétante émane de cette créature. Mais Gustave nullement impressionné répond du tac au tac :
– Votre pangolin là, il a envoyé un virus mortel sur tous les humains, vous rendez-vous compte du désastre ?
Tout le monde se tourne vers le petit animal qui a repris sa posture normale sur ses quatre pattes et renifle activement le sol. Redevenant le centre de toutes les attentions, il se roule sur lui-même et dresse ses écailles.
– Pangolin, mon ami, calme-toi, tu as entendu ce qui a été dit, donne ta version…
Félia a parlé d’une voix chaude et protectrice. Et soudain, le petit animal part dans une danse endiablée qui ressemble à un verbiage animé pour se conclure dans une pose raide et douloureuse. Félia prend une profonde respiration et traduit. D’abord, elle présente le pangolin. C’est un animal nocturne et solitaire qui se nourrit de fourmis et divers insectes, il ne se rapproche de ses congénères que pour s’accoupler, puis il reprend sa vie d’ermite tandis que maman pangolin se promène avec bébé au bout de la queue. Si on l’attaque, il se met en boule et hérisse ses écailles. Bref, on pourrait le traiter de mal embouché. Le pangolin a juste envie qu’on lui fiche la paix, qu’on le laisse sucer des pattes de sauterelles en admirant un clair de lune. Étonnée, Terra demande :
– Comment cet animal timide, solitaire et nocturne a-t-il rencontré l’Homme ?
Félia lance un regard venimeux à Gustave et répond dans un grognement.
– J’y viens.
En fait, l’affaire est simple et tellement répandue. L’Homme l’aime, il le veut, il le cherche, il le trouve, évidemment. L’Homme l’aime et le maltraite, parlons clair. Le pangolin, ce solitaire nocturne, est chassé et entassé avec ses congénères, ou d’autres animaux plus ou moins domestiques, dans des cages minuscules entourées d’une foule criarde sur des marchés en pleine lumière. L’Homme n’est pas à une cruauté près. Ce qu’il aime, ce n’est pas l’animal lui-même, mais une partie de lui, sa chair exquise paraît-il et ses écailles utiles pour fabriquer des médicaments. Ses écailles auraient de nombreuses vertus pour l’acné, le cancer et seraient aphrodisiaques, eh oui, il faut bien que le corps humain exulte, n’est-ce pas ? Elles servent aussi à fabriquer des bijoux. Bref, l’humain se nourrit, se soigne, jouit et s’embellit grâce à ce petit animal, alors qu’il ne demande qu’à être oublié au fond des bois. L’Homme l’aime surtout car le pangolin rapporte gros, l’argent, toujours l’argent. Des braconniers le traquent, il se terre sous un arbre, pas grave, on coupe l’arbre, il ne bouge pas, pas grave, on met le feu. Il se sauve à moitié brûlé, on l’attrape, il résiste, pas grave, on le sectionne à la machette. Blessé, agonisant, on le jette dans une marmite bouillonnante. Qu’importe la souffrance animale pour l’Homme, n’est-ce pas ?
Terra se tourne vers les deux hommes, attristée :
– Est-ce vrai, Gustave ? – Oui bon, on est des prédateurs, les animaux n’ont rien à nous envier à ce sujet, hein !
Il a répondu en regardant Félia de la tête aux pieds, lui faisant comprendre qu’elle devait en connaître un rayon sur la prédation.
– Ne mélange pas tout ! Le prédateur n’est pas stupide au point de détruire l’espèce qui le fait vivre ! Vous, si ! Vous n’êtes pas des prédateurs mais des destructeurs. Le pangolin est une espèce en voie d’extinction comme de nombreuses espèces sur la Terre, tu veux la liste ??? En voie d’extinction une fois de plus à cause de ton espèce !!! – Revenons à notre pangolin et à notre sujet, coupe fermement Terra, le pangolin ne me semble pas responsable. Ce n’est pas lui qui est venu sciemment transmettre le virus à l’Homme, que je sache. Il me semble que ce n’est pas le premier virus qui vient du monde sauvage apporté par l’Homme et dont l’Homme devient la victime, non ? – Exact, dit Fred en regardant son ordinateur, il y a Ebola, le SRAS…
Gustave s’étrangle de fureur, il donne un coup de poing dans le bras de son adjoint afin qu’il se taise.
– Les virus sont bien créés par la Terre, non ? Ils ne sont pas créés dans nos laboratoires que je sache ! Même si des abrutis ont l’air de le penser.
Terra lève à nouveau sa main en signe d’apaisement.
– Je crains que tu n’aies pas bien compris le problème, Gustave. Je souhaite que tu transmettes ce message à ton peuple. Vous créez des déséquilibres. Vous ne respectez pas les lois de la nature. Vous vous servez du monde sauvage comme s’il vous appartenait, sans aucun respect. La Terre ne vous appartient pas, vous appartenez à la Terre. Il serait temps que vous le compreniez. La Terre commence à être fatiguée par l’enfant insupportable que vous êtes, sais-tu, Gustave ? – Mais on est l’espèce la plus intelligente !!! Celle douée de conscience, nous sommes la seule espèce à pouvoir organiser et diriger le monde.
Gustave s’est redressé. Félia ricane, et prend un air féroce et malicieux pour répondre.
– Qui dit que vous êtes l’espèce la plus intelligente ?
Fred reprend la parole.
– C’est Darwin, il dit que… – Et Darwin, il appartient à quelle espèce ?
Félia a posé la question en éclatant de rire montrant des canines supérieures longues et aiguisées. Terra coupe la réaction de Gustave, et rajoute :
– Encore une fois, Gustave, votre espèce n’a pas bien compris votre rôle et surtout votre place. Vous ne savez pas écouter ce que vous dit la Terre. – Que dit-elle, bon Dieu ?! – On en a déjà parlé ! Si on prend les évènements depuis ta dernière visite. Vous ne vous interrogez pas sur les incendies massifs ? Sur les inondations à répétition ? C’est la Terre qui réagit à vos excès.
Gustave agacé par ces relents d’écologie réplique vertement.
– La montée des eaux, le réchauffement climatique ? C’est ça ? Il y en a toujours eu des changements climatiques même quand on était une poignée d’Hommes sur terre, il faut arrêter de tout nous mettre sur le dos, n’est-ce pas, Fred ? – Oui c’est exact, il y a des millions d’années, il y a eu d’importants changements climatiques, la différence c’est que ça s’est réparti sur des millénaires, là on voit une accélération en quelques décennies, et même…
Gustave s’empresse de le couper et rajoute avec agressivité :
– On va être responsables des incendies aussi ? C’est commode !
Terra le regarde avec bienveillance, et rajoute :
– Pour l’Amazonie, je me suis laissée dire qu’il s’agissait de gagner sur les forêts pour obtenir plus de terres agricoles pour fournir des pays de l’autre côté du monde. Pays qui pourraient parfaitement cultiver chez eux. Est-ce bien raisonnable, Gustave ? – Et l’Australie aussi, peut être ? Il y a toujours eu des incendies… – En Australie, c’est la première fois qu’il y a eu des incendies aussi monstrueux. Si on écoutait ceux qui vivent avec la nature, les aborigènes. Auparavant, ils s’occupaient des forêts et connaissaient les eucalyptus, arbres huileux par excellence qui flambent comme une herbe sèche. Alors ces Hommes, avant la saison des incendies, nettoyaient, aux pieds de ces arbres, les broussailles grandes propagatrices du feu d’un arbre à l’autre. Mais voilà, les aborigènes ont reculé loin dans le désert ou sont partis travailler en ville avec l’Homme civilisé.
Le visage rouge de colère, Gustave réplique fermement :
– Terra, vous devez parler à la Terre, lui dire de se calmer, autrement… – Autrement quoi, Gustave ?
Les deux hommes se figent. Le visage de Terra se métamorphose brusquement. Ses yeux attentifs se sont transformés en des faisceaux noirs au fond desquels brillent des braises incandescentes. Pour Fred, sidéré, une fenêtre vient de s’ouvrir sur le noyau en fusion de la Terre. La silhouette de la vieille femme disparaît derrière un rayon rougeoyant qui paralyse les deux hommes. Ils peinent à lever leurs mains pour cacher leurs yeux de la lumière aveuglante. Ils entendent Terra lâcher d’un ton coupant :
– Grâce au pangolin, vous pourriez comprendre qu’il est temps de vous arrêter. Réfléchissez. Profitez de votre confinement pour faire une retraite constructive. Et changez votre mode de vie, et vos objectifs absurdes du toujours plus. Et surtout, surtout, faites AVEC la Terre et non CONTRE elle… Maintenant, je suis fatiguée, je vous laisse.
Aidée de Noti, Terra, ayant repris sa forme originelle, se lève et quitte la tente à pas lents. Son dos voûté crie son épuisement et sa peine.
Sombre, Gustave se dirige vers la sortie, accompagné de Fred pensif. Gustave jette un œil mauvais au pangolin. Félia l’observe prête à protéger l’animal d’un méchant coup de pied. Ses yeux plissés deviennent durs et ses paroles sont dites d’un ton sifflant.
– Terra vous a assez prévenus, et si vous ne comprenez vraiment pas, la Terre se secouera comme un animal couvert de puces, et vous disparaîtrez… – C’est ça, même pas dans tes rêves, stupide créature ! Si la Terre ne nous veut plus, pas de problème, l’univers est vaste, on trouvera d’autres planètes, au fond, on est à l’étroit ici…
Fred suit Gustave comme à regret, il lève les yeux vers la canopée qui se déploie en dentelle sur le ciel azur, il hume l’air parfumé de senteurs enivrantes. Un petit singe curieux l’épie du haut de son arbre, il joue à cache-cache derrière une branche. Un oiseau violet à longue queue rouge vole à travers le ciel zébré de nuages dorés par le coucher du soleil.
– Gustave, doit-on quitter la Terre ? Regarde toute cette beauté !
Gustave jette un œil rapide autour de lui.
– T’inquiète ! On trouvera mieux ailleurs.
Fred fronce les sourcils, emboîte le pas de son chef, puis s’arrête. Déterminé, il fait demi-tour, il appelle Félia qui s’éloigne déjà, elle se retourne et le fixe.
– Vous savez, tous les humains ne pensent pas pareil, certains sont conscients de la responsabilité humaine, et veulent vraiment un changement.
Félia hésite, puis lui sourit, et répond :
– Oui, certains humains ont compris qu’ils faisaient partie de la nature. Mais… Sont-ils assez nombreux ? Sont-ils suffisamment puissants ?
Ils restent à s’observer dans une interrogation commune. Puis, elle incline la tête en signe de salut et de son pas souple de félin disparaît dans la jungle.
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