Wattara savoure depuis quelques jours le printemps qui doucement s’installe sur la capitale après ce rude hiver. L’air est doux, les marronniers offrent de jeunes hampes blanches et roses, dressées comme des cierges. Les trottoirs voient fleurir les terrasses où s’arrêtent les passants moins pressés de rentrer chez eux. Wattara stationne devant, pour chanter de sa voix rauque des chansons de son cru, et constate avec plaisir que ceux qui l’écoutent sont plus généreux que ceux qui le croisent dans le métro. Ceux-ci passent souvent devant lui en ne lui accordant qu’un furtif regard. Seuls ses compatriotes font parfois un cercle et l’encouragent par des battements de mains qui rythment ses mélopées.
Il y a seulement cinq mois qu’il est arrivé en France et pourtant cela lui paraît lointain et si proche à la fois !
Les prédictions de Mamanou ne se sont pas encore concrétisées, cependant le jeune musicien commence à avoir une certaine réputation à la station Barbès et dans les boîtes de musiques africaines du quartier. En effet, il s’y produit depuis qu’on est venu le solliciter pour animer l’ambiance de ses chants qu’il accompagne de son djembé.
Le cachet qu’on lui donne, bien que modeste, lui semble presque mirifique au regard de ce qu’il gagne tous les jours en ramassant les cageots au marché d’Aligre…
Les derniers jours du mois de mars, son cousin lui avait remis, l’adresse d’un logement rue de Belleville. Une vieille dame cherchait un colocataire moyennant un petit loyer contre de menus services.
Wattara s’y était rendu aussitôt, tout heureux de pouvoir trouver un coin où poser ses pénates car, même si l’ambiance était cordiale et généreuse chez ses cousins, il s’y sentait de trop. La petite famille était bien à l’étroit depuis qu’il était arrivé chez eux ! Il fallait, soir et matin, ranger dans un coin le lit et les affaires de Wattara, ce qui faisait paraître encore plus petite et encombrée l’unique pièce à vivre.
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Tout en marchant lentement, son regard englobe tout ce qui peut l’attirer : jeunes femmes plus court vêtues et terrasses de café animées dégageant, lorsqu’il s’en approche des odeurs de café crème et d’expresso bien serré, puis les restaurants chinois et les boutiques cosmopolites qu’il avait découverts lorsqu’il avait descendu, pour la première fois, le boulevard de Belleville.
Ses pensées ce matin l’amènent à ce temps-là et il se remémore, le moment où il avait fait la connaissance de Madame Conchita Pérez.
Il s’était rendu, il s’en souvient bien, un mardi matin chez la mamie qui l’héberge depuis le mois d’avril.
Il hume en ce moment les mêmes odeurs de ce quartier très animé qu’il avait adopté tout de suite avec plaisir, pour ce marché immense s’étalant entre les deux rangées d’arbres de l’allée centrale de l’avenue...
À la vue des marchands de toutes nationalités qui proposaient des articles venant des quatre coins du monde, il avait tout de suite reconnu la façon d’ordonner soigneusement les monticules de fruits et légumes, aussi divers qu’originaux, en pyramides.
À l’époque, Wattara s’était tout de suite promis de revenir proposer ses services s’il avait la chance d’avoir ce logement qui n’était pas très loin de ce marché.
Lorsqu’il eut trouvé la rue de Belleville il s’était arrêté devant un immeuble qui jadis avait dû être cossu au vu des sculptures des entournures de fenêtres, mais le bâtiment lui avait paru manquer sérieusement d’un bon ravalement de façade.
Il était passé sous une porte cochère sombre, qui s’ouvrait sur une petite cour qui semblait recevoir tous les yeux des fenêtres des appartements qui l’entouraient, mais jamais le soleil sans doute, tant étaient hauts les murs !
Sur la droite, sous la voûte, une porte à l’étrange couleur lie de vie délavée portait la même ancienne plaque où l’on pouvait lire « concierge » et, en dessous, un morceau de planche où était écrit le nom de Madame Conchita Pérez.
Après avoir sonné, il se rappelle très bien avoir entendu, venant de l’appartement, quelqu’un qui s’approchait en traînant quelque chose, car le frottement des pas se mêlait à un bruit de chaise que l’on pousse devant soi.
Madame Conchita était apparue alors à la porte, s’y appuyant plus qu’elle ne l’ouvrait. Cette vieille dame, replète, au ventre proéminent et à la poitrine imposante avait un visage blafard aux cheveux gris mais avec un regard aussi charbonneux et brillant que deux morceaux d’anthracite... Un rouge à lèvres écarlate bavait et débordait sur ses lèvres ; elle avait sans doute dû le poser sans prendre la peine de se regarder dans un miroir…
Ses deux mains aux doigts déformés par les rhumatismes cramponnaient la chaise qu’elle avait poussée devant elle et qui apparemment l’aidait dans ses déplacements car ses jambes, au volume impressionnant, fortement œdématiées et violacées la rendaient impotente.
La pièce dans laquelle elle le reçut n’était pas plus grande qu’un débarras.
Au centre de ce minuscule réduit, une table croulait sous les vieux papiers et la vaisselle sale. Une bassine emplie de casseroles et d’assiettes retournées occupait tout l’évier que jouxtait un guéridon sur lequel était posé un simple réchaud deux feux supportant une bouilloire au cul culotté de noir de fumée. Dans un coin de la pièce un rideau cachait à moitié un lit pliant où s’empilaient vêtements et couvertures.
La première impression du jeune homme fut qu’il ne voyait pas où il pourrait s’insérer dans ce fatras… il restait si peu de place du lit à la table !!!
Mais Madame Conchita le rassura très vite car elle ouvrit une porte dissimulée derrière un rideau fleuri. Elle lui montra alors une chambre aux proportions convenables, meublée d’un grand lit à boiserie sculptée, d’une armoire à glace, et d’une petite table recouverte de marbre blanc sur laquelle était posé un broc plein d’eau dans une vasque en faïence.
Le tout était incroyablement propre comparativement au réduit dans lequel vivait la vieille dame.
- Cela vous convient-il jeune homme ? - Oh oui madame, mais c’est votre chambre, non ? - C’était ! - Mais je ne veux pas vous priver de votre chambre, je peux prendre le lit qui est de l’autre côté… Je… - Non jeune homme, il y a un moment maintenant que je vis de l’autre côté… comme vous dites !… J’ai tout à ma portée dans l’autre pièce… Comme vous voyez, j’ai beaucoup de mal pour me déplacer… mon cœur et mes jambes me l’interdisent. Donc, si nous nous mettons d’accord, je vous offre la chambre, moyennant le ménage, les repas et les courses dans le quartier. Déjà le boulanger m’apporte tous les deux jours le pain. Voyez-vous jeune homme, J’avais fait appel depuis longtemps au service social de la mairie qui me livrait mes repas, mais voilà, cela est devenu trop cher pour ma bourse, alors depuis quinze jours j’ai cessé de faire appel à eux. - Pour cela ne vous inquiétez pas, je travaille au marché d’Aligre où je remballe deux stands et j’ai toujours des choses que l’on me donne et d’autres que je récupère après le départ des camions… Vous verrez Mam’Conchita… vous permettez que je vous appelle comme ça ?... oui ? Alors ce sera Mam’Conchita, comme pour ma grand-mère mam’minou… vous verrez, on aura ce qu’il faut. Je vous ferai du matoqué, vous allez voir comme c’est bon… - Du matoqué ? C’est quoi ça mon garçon, - Un plat de mon pays à base de bananes à cuire et de graines de sésame grillées et de purée d’arachide. Et puis vous me donnerez des recettes de votre pays ? J’aime beaucoup les frites et les pizzas… - Hi hi hi mon garçon, je vais te donner la recette de la morue à l’estouffade, c’est autrement meilleur !!!
Il se souvient comme si c’était hier de cette conversation qui avait scellé leur contrat oral, comme cela se passe chez lui, au village, en tapant dans le creux de la main et l’autre main sur l’épaule pour s’embrasser dans le vide dans une accolade généreuse.
Et Wattara s’était installé, le jour même chez Madame Pérez.
Son premier travail avait été de remettre un peu d’ordre dans la minuscule pièce où ils prendraient tous deux leurs repas. Ensuite il avait accroché au mur ses batiks africains qui voisinaient avec des posters de Malaga, la ville natale de Madame Conchita
Et depuis la vie s’écoulait, entre les récits larmoyants sur l’existence de Madame Conchita qui semblait avoir subi tous les malheurs du monde et les rires et histoires enjouées que racontait, avec un humour détonnant, le jeune-homme pour dérider la vieille dame, qui finissait, elle aussi, par lui raconter des blagues légèrement grivoises, car c’étaient les seules qu’elle connaissait et retenait…
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Wattara avait un jour laissé sur la table un stylo et un cahier sur lequel il avait écrit : « RÉCITS DES VIES DE MAM’CONCHITA », pour que la vieille dame puisse écrire ce qu’elle lui racontait et qui étaient des histoires toutes plus rocambolesques les unes que les autres. Il lui avait dit la veille que ce serait dommage qu’elle garde tout ça pour eux deux seulement…
- … faut en faire un livre Mam’Conchita ! Vous pouvez pas garder tout ça pour vous… Vous vous rendez compte de ce que vous avez vécu ? Et en plus, ça va vous occuper l’esprit, pendant que je ne suis pas là. Vous allez voir que les histoires que vous allez écrire vont vous faire moins de mal que celles que vous gardez en vous depuis des années… on pourra même en parler, tous les deux... et moi je vous raconterai toutes les histoires des anciens, des grillots, des sorciers, et même… même du vaudou ! Tel que vous me voyez, mam’conchita, la grande prêtresse m’a dit que je deviendrai célèbre ! Mais attention il y a des secrets qui devront rester entre nous sinon le mauvais œil nous rattrapera… - C’est bien mon petit, d’avoir encore des illusions... ça occupe ! avait pouffé la vieille femme en balayant l’air d’un revers de main.
Cette conversation il l’entendait encore … et il souriait en y repensant car beaucoup de choses s’étaient passées depuis ce temps !
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