Un souffle dégageant une odeur de fer et de poussière, vient chatouiller les narines de Wattara… la rame de métro accouche de centaines de fourmis humaines qui se dirigent pressées, vers la sortie.
Son copain Aristide vient de lui apporter un nouvel instrument de musique et ils répètent, depuis quelques minutes, une chanson nouvelle entraînante mais dont les arrangements musicaux et l'harmonique de leurs deux voix ne sont pas encore au point.
Ils ont décidé tout de même de l'ajouter à leur répertoire pour la fête de la musique car en tout ils n'ont que six textes fin prêts.
Les deux comparses s'en donnent à cœur joie, et reprennent plus d'une fois les séquences qui ne leur plaisent pas. Les passants sont devenus pour eux transparents, tant ils sont absorbés dans leur chant. Seul le marchand d'ananas et de bananes les applaudit et reprend avec eux le refrain tant de fois répété qu'il le connaît à présent par cœur.
- Papiers s'il vous plaît !
Un agent de police, vient de se planter devant eux, l'air figé dans sa demande et attend qu'ils obtempèrent.
- Contrôle d'identité, carte de travail, permission de la société du métro pour jouer comme vous le faites à cet emplacement...
Wattara fouille fébrilement dans ses poches et en ressort son permis de séjour que l'agent regarde attentivement avant de lui dire :
- Depuis le mois de mai ce permis de séjour est périmé ! Vous n'êtes pas en règle pour ça au moins... Je peux voir votre carte d'autorisation de la RATP maintenant ?
Wattara ouvre de grands yeux… il n'en a pas !... son cousin ne lui en a pas parlé... Il sent son cœur s'emballer dans la poitrine et ne sait comment se sortir de ce mauvais pas.
- Et vous ? s'adresse le policier à Aristide, contrôle aussi de vos pièces... - Je suis en règle moi monsieur l'inspecteur. Je travaille dans le restau malgache de la rue Pechin, voilà mon contrat de travail... En ce moment je suis en arrêt pour accident du travail. Je dois reprendre lundi. Je viens juste tenir compagnie à mon ami... Je ne fais pas la manche... - Vous chantiez avec lui ; vous ne pouvez pas le nier, je vous observe tous les deux depuis un bon moment - Alors vous avez dû voir que nous ne faisions pas la manche et que nous n'avons pas reçu d'argent ! On répétait pour la fête de la musique - C'est interdit de chanter ou de jouer dans le métro sans autorisation de la compagnie, vous le savez ? C'est marqué sur les panneaux d'information, avec adresse et numéro de téléphone pour l'obtention de cette permission... Et là vous ne pouvez pas nier que vous chantiez !!! - Non c'est vrai ; soyez sympa, nous n'avons pas fait la manche, on ne faisait que répéter... - Bon remballez vos affaires et suivez-moi au poste pour la déposition... Et estimez-vous heureux d'être tombé sur moi... - Ça va prendre combien de temps ? lui demande Wattara, je dois avertir Madame Conchita qui va s'inquiéter si je ne viens pas à midi pour l'aider pour son repas et faire ses courses. - C'est qui Madame Conchita ? - Ma logeuse, mais elle est vieille et très malade. Elle a besoin de moi. Elle va se tourner les sangs si elle ne me voit pas arriver. - Savez-vous que vous êtes un sans-papier maintenant ? Que vous auriez dû retourner dans votre pays depuis un mois et demi déjà ? Vous auriez dû prévoir… C'est la loi. - Je vous promets d'aller renouveler mon permis de séjour. Je dois avoir une place bientôt au marché d'Aligre... on m'a promis de signer le contrat le mois prochain, car en juillet et août ça manque de personnel. - C'est pas de moi que ça dépend... allez suivez-moi sans faire d'histoire - Moi aussi ? s'étonne Aristide. - Oui toi aussi, juste pour vérification.
Voilà les deux amis qui suivent à présent le policier en échafaudant toutes sortes de réponses à fournir pour se sortir de ce mauvais cas, lorsqu'ils seront au commissariat...
Ils prennent place dans le panier à salade dans lequel attendent déjà deux femmes outrageusement fardées, aux décolletés vertigineux et à la jupe ultra courte...
Une vraie caricature de femme de mauvaise vie, mais dont les voix masculines semblent jurer avec leur tenue hyper sexy...
- Allez les poulettes, faites une place à ces deux beaux garçons. Et pas touche ! Sont des vrais de vrais garçons... pas des poulettes !
L’arrivée au commissariat du quartier, qui bourdonne comme une ruche, ne passe pas inaperçue. Les voisines des deux Africains semblent connues dans les lieux et avec un fort accent brésilien répondent prestement à toutes les plaisanteries de deux préposés au guichet qui ne leur demandent même pas de décliner leur identité tant ils semblent bien connaître leur vie, leurs amours tarifés et leur surnom de choupette et sucette.
Les sonneries des téléphones forment un fond sonore presque ininterrompu mais les rires, plaisanteries et les voix des protagonistes dominent le tumulte. Cela a l'air bon enfant, et donne l'impression de se renouveler ainsi souvent.
Les deux travelos se sont assis près de la machine à café et croisent très haut leurs jambes, pendant qu'un des inspecteurs emplit une fiche tout en continuant la conversation.
Un jeune inspecteur, au visage poupin arbore une moustache qui tente de le vieillir sans y parvenir. Il fait pénétrer Aristide le premier dans son bureau... Le jeune homme en sort quelques minutes après, un grand sourire aux lèvres
- Pas de lézard mon frère… ça va bien se passer pour toi aussi, je t'attends. - Merci l'ami, j'espère être sorti d'ici pour midi, mais si c'est pas le cas, j'aimerais si tu le peux, avertir madame Conchita et lui faire cuire son repas... Il reste dans le frigo un reste de ragoût de poisson... ça devrait aller comme ça. - Pas de problème - Surtout dis-lui de ne pas se faire de soucis.
L’inspecteur ouvre à nouveau la porte du bureau et intime d'un signe de tête à Wattara de rentrer dans la pièce dont il referme la porte bruyamment.
- Satanée porte, impossible de la fermer sans bruit... sinon elle s'ouvre toute seule ! Même pas une burette d'huile dans cette crémerie !!! Le collègue m'a dit que tu n'étais pas en règle ? Ni pour le métro, ni pour ton permis de séjour ? - C'est vrai ça, monsieur le policier... - Inspecteur ! - Monsieur l'inspecteur... En effet je dois avoir un permis de travail ! mais dans quelques jours seulement. Je dois remplacer quelqu'un au moment des vacances auprès d'un marchand de légumes du marché d'Aligre... c'est sûr, de sûr... - On m'a dit que tu chantais aussi dans le métro - Oui, ça m'est arrivé au début... de temps en temps... mais là ce n'était pas le cas, se défend la main sur le cœur, Wattara ! - Comment pas le cas… vous chantiez tous les deux, c'est comme ça que mon collègue vous a entendus... - Oui mais on ne faisait pas la manche. Je sais bien que je ne suis pas en règle depuis quelques jours alors je me tenais tranquille... enfin, plutôt je ne chantais plus dans le métro... enfin, j'attendais de régulariser... je... - Et tu chantes quoi ? Du reggae ? Du slam ? - Non des chansons de mon pays - Tu sais moi je compose du slam et du rap... j'ai vécu toute ma jeunesse dans la banlieue et j'avoue que si j'avais pu choisir ce que j'aime, j'aurais chanté… du moins essayé de faire carrière dans la chanson, plutôt que dans la police. Tu veux que je te chante quelque chose ? Juste un bout ?
Wattara écarquille de grands yeux étonnés, regarde en direction de la porte...
Elle est fermée, bien fermée...
Interloqué, il se demande pourtant s'il ne s'agit pas d'une ruse... mais il n'en voit pas la raison... alors il hoche affirmativement de la tête et le jeune inspecteur commence à scander un texte dans lequel il est question de morale perdue, de jeunes à problèmes, de ciel trop haut pour l'atteindre, d'un père inconnu, d'une mère dans la misère... bref... une vie de m...
Wattara tout naturellement prend son djembé et accompagne l'homme qui s'enflamme et improvise alors une autre chanson, plus vive, plus pleine d'espoir et d'amour avec des mots romantiques jurant presque avec le rythme effréné que lui imprime le chanteur...
Wattara bat la cadence du pied pour accompagner le jeune inspecteur... et un moment de communion totale s'installe entre eux.
Wattara, spontanément prend la parole après la fin de l'interprétation et s'adresse à l'inspecteur :
- Dis mon frère, et si tu venais avec nous pour la fête de la musique ? Mon ami Aristide et moi on t'accompagnera. Tu sais que tu m'as mis les larmes dans les yeux ? Tiens, regarde, ils sont encore pleins d'eau ! - Je vais te faire une confidence, je n'oserais jamais tout seul... pourtant j'ai un répertoire tout prêt pour ça… J'écris depuis que j'ai quatorze ou quinze ans ; ça me faisait du bien sinon j'aurais explosé... - Alors l'ami, viens nous rejoindre, on va faire un malheur à nous trois ! C'est presque une formation ça ! Je crois bien que sur l'esplanade de Vincennes il y a des artistes qui ont déjà la gloire et qui vont y aller... c'est chaud comme ambiance. - Bon alors on dit rendez-vous devant le podium, à Vincennes… sur le côté droit de la scène - Mais tu n'y penses pas... dis donc dis donc... faut qu'on répète. Faut pas se rater ce soir-là - Et si je venais ce soir, alors, après mon service, vous rejoindre près de chez toi ? On pourra prendre deux heures pour mettre au point les textes et le rythme… Qu'est ce que t'en penses ? Je m'appelle Roland ? - À ce soir Roland, si tu le veux moi ça me va très bien... Tu as mon adresse ? On n'a pas encore commencé à faire l'interrogation, non l'interrogatoire, excuse... - Pas la peine... j'ai scanné ton permis de séjour et ton adresse... mais chut… motus... - Motus ? - Oui ça veut dire bouche cousue, ou si tu préfères, « n'en parle à personne », je risque gros de te laisser filer... mais je vois que tu es un bon gars... ça ne me trompe pas ces choses-là... l'habitude ! - Alors là, la chance est vraiment avec moi comme l'avait prédit Mamanou... et si j'ai de la chance tu en auras aussi, car elle voyage les yeux fermés et elle va seulement où elle peut être reconnue et méritée... à ce soir mon frère... vers quelle heure ? - Je serai devant chez toi vers dix-neuf heures ! - Ça marche, mon frère… à tout à l'heure
À suivre...
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