Il pleut à verse sur Paris et Wattara se hâte. Il sautille pour éviter les flaques le long du trottoir et relève le bas de ses pantalons, craignant que la boue ne les macule. Son cousin lui a prêté son plus beau costume et il ne voudrait, pour rien au monde, le désobliger en le lui rendant crotté. Passe encore qu’il soit froissé et mouillé, cela n’est pas grave ! Un bon coup de fer à repasser y remédiera très vite. À cette heure, où la nuit est maintenant tombée sur la ville, à quoi peut bien penser, Wattara ? Le fait est qu’il sourit à tous ceux qu’il croise et il chantonne en s’accompagnant de son djembé.
Il a le cœur champagne.
Peut-être pense-t-il que là-bas, près du fleuve bourbeux, les femmes ramènent les jarres pleines d’eau dans les paillotes. Sa mère doit être en train de confectionner pour la famille les galettes de manioc et le matoqué à la banane verte, fortement épicé, comme il l’aime tant ! À cette pensée il sent ses glandes salivaires s’activer et un flot de salive lui mouiller l’arrière-gorge.
Là-bas, tous les soirs, il cherchait des yeux à voir se lever la lune, dans un ciel pur et indigo, piqueté de myriades d’étoiles. Il aimait, voir peu à peu l’heure tranquille entre toutes de la nuit prendre possession du village et de la savane. C’est à ce moment-là que s’élevaient les cris des lions et des hyènes et que la terre, chauffée à blanc pendant la journée, dégageait une forte odeur acide.
Pourtant, le voici propulsé depuis quelques jours dans un monde totalement étranger à ses rites ancestraux. Il se sent complètement bouleversé par cette chose inouïe, à laquelle il n’avait jamais même osé penser : signer un contrat qui l’amènerait à chanter sur les scènes du « monde entier » comme le lui avait prédit monsieur Frank. Dans sa tête bouillonnent des pensées contradictoires. La joie et la fierté d’avoir été remarqué, et puis le souci de ramener la somme demandée afin que son rêve se réalise. Trois quarts d’heure après, il grimpe les étages pour rejoindre le modeste appartement de son cousin auquel il se fait une joie de raconter ce qu’il vient de vivre et aussi, lui faire entrevoir l’avenir qu’il voit se profiler devant lui… Tiens, il emmènera souvent son cousin en tournée avec lui et il payera des boubous et des bijoux à sa femme et des jouets aux enfants, et un appartement et… et… et…
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Lorsqu’il pénètre dans l’appartement, il n’y trouve personne. Il se rappelle alors que son cousin lui avait annoncé qu’il amenait ses enfants à l’école coranique du soir. Sa femme, elle, avait passé la journée avec une de ses cousines, débarquée fraîchement du pays et ensemble elles essaieraient de lui trouver travail et hébergement. Wattara, après avoir fait ses ablutions, profite du silence et de la solitude de la pièce. Il s’accroupit face contre terre, pour faire sa prière sur le tapis devant la fenêtre. Puis s’agenouillant, il porte les mains à la hauteur de ses yeux et récite les versets du Coran qu’il connaît par cœur et demande ensuite personnellement à Allah de lui accorder le bonheur de réussir dans la chanson, afin de rendre au centuple tous les bienfaits à ceux qui l’auront aidé : sa mère en premier, son cousin et sa petite famille aussi et tous ceux qui voudront bien lui prêter l’argent nécessaire pour aboutir à ce dont il rêve maintenant.
Il se dit même prêt à des sacrifices, comme ne pas manger toutes les journées de vendredi, et se priver de cigarette et du thé à la menthe pris le matin sur le zinc près du métro Barbès chez un petit arabe jovial qui le fait chanter parfois. Il lui est arrivé quelquefois de récolter ainsi quelques pièces supplémentaires après son départ de la station de métro Barbès. Le cabaretier n’est pas perdant non plus, car son petit café ne désemplit pas lors des minis concerts de Wattara et de son djembé. Les consommateurs accompagnent le chanteur en frappant sur tout ce qui se trouve à leur portée et Ali, affairé, remplit les narguilés, virevolte entre les tables, passe derrière son zinc pour emplir les verres cerclés d’un filet d’or et fait couler, sur des feuilles de menthe fraîche, un thé noir qui n’en finit pas de bouillir sur un réchaud… Ce n’est pas le vrai thé à la menthe lui a-t-on déjà reproché. Mais Ali a toujours prétendu que son breuvage était bien meilleur car il y met du gingembre afin d’éviter les « fatiguements amoureux » et que la fatma ne pouvait qu’être contente ! Lorsque son cousin et les enfants reviennent à la maison, Wattara a déjà cuisiné, dans une grosse cuvette en fer blanc, du riz sauvage dans lequel il a coupé finement des pousses vertes et tendres de petits oignons nouveaux et émietté du poisson qui dessalait déjà dans l’évier.... En attendant le retour de leur mère, les enfants se plantent rapidement devant la télé et s’absorbent bientôt dans le visionnage d’une cassette qu’ils ont dû voir des dizaines de fois.
À ce moment-là arrive Yamina, accompagné d’une une jeune Africaine habillée à l’européenne et portant une coiffure extravagante dont les cheveux blonds, savamment tressés se terminent par des boules de couleurs… Wattara trouve que cette couleur ne sied pas à la beauté parfaite de cette jeune femme, car les filles de son pays ont les cheveux courts et portent surtout de nombreux colliers, en cercle autour de leurs cous et de leurs bras, et des inclusions de coquillages autour du pagne à leur taille. Mais il est vrai que même lui commence à négliger de mettre ses boubous pour revêtir le costume qu’il a acheté un matin chez TATI. Tout le monde s’installe autour de la cuvette de riz et prend la nourriture pour confectionner des petites boules qu’ils façonnent dans leur paume et trempent dans une sauce à base de poisson séché. Le cousin de Wattara engage tout de suite la conversation sur comment s’est passé son entrevue de ce soir avec monsieur Frank… et surtout de tout lui dire ! Et Wattara raconte... il décrit son « bienfaiteur » homme métissé de chinois et de noir, ce qui lui donne un teint d’un jaune bronzé, des yeux noirs et des lèvres lippues et une incroyable coiffure aux cheveux raides et gras, pendants dans son dos en une queue fine et pointue. L’Africain et le Chinois en lui se partagent bizarrement… on ne saurait vraiment dire qui l’emporte sur l’autre Wattara décrit ensuite minutieusement son arrivée à l’adresse qu’on lui avait indiquée, sans oublier les odeurs de la pièce, l’agencement du petit bureau, les photos d’artistes connus, épinglées au mur et qui montrent, ostensiblement, que Monsieur Frank connaît beaucoup de monde dans le milieu de la chanson ! Personne ne l’interrompt, car on a l’habitude des palabres au pays… on ne dit les choses essentielles qu’à la fin.
Et Wattara raconte, et ses cousins, la tête appuyée sur leurs mains ouvertes, écoutent son histoire patiemment, en riant ensemble lorsque Wattara s’enflamme et rapporte de petits faits avec un humour incisif et truculent. Mais le jeune homme, à ce moment-là, n’a aucun doute sur sa chance. Il est sur son petit nuage et son récit devient dithyrambique. Il ne laisse aucun détail de côté, et revient souvent en arrière lorsqu’une image revient à la surface. C’est comme s’il découvrait à l’instant même, le sens caché des choses. D'ailleurs, il est sûr que son cousin, qui connaît beaucoup de monde dans la communauté africaine va pouvoir l’aider. Le doute ne l’a même jamais effleuré !… mais comment faire pour rendre très vite l’argent qu’on va lui prêter ? Monsieur Frank l’a prévenu que cela sera très difficile et qu’il ne fallait pas compter toucher tout de suite des royalties sur son travail. Qu’importe, il y croit dur comme fer Cependant, lorsqu’il en vient à raconter ses transactions et le papier qu’il a signé, son cousin à ce moment-là fronce de plus en plus les sourcils. Il se met à lui poser des questions et demande des réponses plus précises, car il semble avoir flairé quelque chose qui n’est pas très honnête. De façon directe il démonte à présent le bel espoir que Wattara avait mis en ce Monsieur Frank qui apparait maintenant, aux yeux de son cousin, comme un fieffé arnaqueur. Pourtant, Wattara le défend encore mollement et se souvient, d’un seul coup, qu’alors qu’il allait quitter le bureau, Monsieur Frank avait été appelé au téléphone. Wattara bien que ne voulant pas écouter avait bien malgré lui entendu la conversation, du moins les derniers mots qu’avait prononcés le producteur lui avaient fait dresser l’oreille. « Oui Omar, il est au point, je vais t’apporter ça sur un plateau » En reposant l’appareil, son « bienfaiteur » lui avait confié que c’était Omar di Bongo qui venait de lui téléphoner. Ils étaient en tractation, concernant un modeste contrat : un gala de bienfaisance donné en faveur des enfants d’Afrique que le sida avait rendus orphelins. Et que même….Bref… que s’il était prêt, Wattara pourrait s’y produire ! Oui, oui, il le lui avait dit ! D’ailleurs, les artistes qui seront présents ne prendront que peu d’argent et les sommes récoltées iront aux différents orphelinats… !
- Eh be dis donc, dis donc !… Dis-moi Wattara, toi mon frère, tu as cru à cette histoire ? Omar ça pouvait bien être quelqu’un d’autre que « Omar di Bongo » ! As-tu entendu la voix de cet Omar toi ? - Ben non mon frère… c’était qu’au téléphone ! - Et s’il parlait de toi ??? - Comment ça, mon frère ? de moi ! - Ben oui dis donc, dis donc, ça pouvait être un complice et il lui annonçait que le pigeon était prêt à être plumé… - Mais, quel pigeon ? je n’y comprends plus rien mon frère. - C’est une expression de ce pays qui veut dire que le petit poisson rentré dans la nasse n’en sortira plus que mangé comme l’on dit chez nous. Et le petit poisson c’est toi j’ai bien l’impression ! As-tu promis quelque chose ? - J’ai signé un contrat - Fais-le voir - Je le lui ai laissé, car il doit le taper et lorsque je lui porterai l’argent il me donnera le double
À ce moment-là, le cousin de Wattara se frappe la tête et tourne les yeux au ciel. Les femmes se regardent en hochant la tête et en faisant « pcheueu… pcheuu », d’un air consterné !
- Hé bien mon frère, t’es le petit poisson… et la nasse est bien refermée !!! ouh la la la la. Et c’est tout ce qui s’est passé ? Tu lui as donné de l’argent ? - J’avais mille euros sur moi, car nous devions toi et moi aller voir le logeur, tu t’en souviens ? - Oui. Et alors ? - Ben, dis donc dis donc… Je lui ai donné les mille euros, déjà comme une avance ! - Ça m’étonnerait bien que tu les revoies ! - Mais je dois pourtant revoir Monsieur Frank. Il a promis de m’enregistrer, dès que je lui porte une certaine somme pour les premiers frais. Il m’avance les 100 premiers disques et je lui rembourserai après ce que cela aura coûté pour la fabrication. - T’es tombé, mon frère, sur un beau filou ! Mais il vaut mieux perdre un doigt que le bras tout entier. Fais le deuil de ton argent, mais par contre, n’abandonne pas l’idée que tu as du talent. Rappelle-toi, le marabout te l’a prédit. Mais en attendant, je vais téléphoner à la prêtresse vaudou que nous avions vue à ton arrivée. Tu te souviens ?
Sur ce, il se lève et téléphone à Mamanou Daré, qu’ils étaient venus consulter pour Wattara dans les premiers jours de son arrivée à Paris. En fait à cette époque, il recherchait s’il aurait la possibilité de se loger, de trouver du travail, mais surtout voulait savoir s’il trouverait une compagne ! Revenir au pays avec une femme était pour lui un objectif important, car sa mère se faisait vieille et sa jeune femme pourrait l’aider au pays, ou il la laisserait, pendant qu’il gagnerait l’argent pour entretenir toute la tribu familiale restée dans le petit village perdu au fin fond de la savane.
- Voilà on pourra y aller demain, samedi soir… Mamanou te fera sans doute une prédiction. La dernière fois elle t’avait fait un tirage avec des coquillages que tu avais laissé tomber dans un awalé il me semble ? Et elle t’avait dit quoi ? Tu ne m’en as jamais parlé. - De ne pas m’inquiéter, que la fumée se dissipe et que derrière le soleil brille comme il brille toujours même lorsqu’il y a des nuages… Elle m’avait dit encore de réfléchir à toutes les paroles qui passaient par elle, car elles venaient des ancêtres et qu’ils me montreraient bientôt le chemin… Et aussi l’amour viendrait me chercher. - Bon, tu apporteras comme la dernière fois une poule blanche et une autre noire, pour le sacrifice et un litre de rhum pour la bénédiction
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Mamanou est très connue sur la place de Paris. Sa maison ne désemplit pas. Tous les soirs elle exerce ses pouvoirs sur la foule. Les gens se pressent et s’entassent dans le corridor et jusque dans les escaliers. Les volailles caquettent dans leur cage. Des tapis roulés, dressés contre les murs, voisinent avec de nombreux et disparates paquets d’offrandes. Des amulettes et des bijoux sont exposés, avec leur prix, sur le meuble en bois noir sculpté qui trône, imposant, dans le long couloir. On y voit aussi une boîte fendue où les personnes déposent le montant de ce qu’ils viennent de choisir, sous le regard de ceux qui attendent patiemment leur tour d’être appelés par la prêtresse. Personne ne songerait à prendre un objet sans le payer, plus sans doute par superstition que par la peur d’être vus et jugés par ceux qui observent. Et aussi sans doute pour montrer qu’ils peuvent acheter le plus beau et le plus cher des talismans. Leurs histoires ont déjà été racontées plusieurs fois à la ronde. Les voix, les conseils et les apitoiements des femmes dominent parfois le caquetage, pourtant assourdissant, des poules. L’heure d’arrivée importe peu, Mamanou en ouvrant la porte désigne d’un doigt long et maigre ceux qui vont entrer dans le lieu où se fait la cérémonie. Les autres patientent sans mot dire… leur tour viendra. Ils le savent !
Au mur est épinglé un morceau de tissu, brodé de noir et d’or, de signes entrelacés, entourant cette phrase :
« Wu koona mutatu ba juyamini. »
En dessous, est inscrite la traduction en français, en anglais, et celles d’autres dialectes africains et ainsi Wattara peut lire la phrase dans sa langue maternelle. :
« Si un féticheur n’atteint pas ses objectifs, il est hué par l’assistance »
Wattara et son cousin sont sortis sur le pas de la porte, pour fumer une cigarette. Ils se précipitent à l’intérieur dès qu’ils entendent les conversations des femmes s’arrêter. Cela indique, le plus souvent, qu’à ce moment-là Mamanou vient d’ouvrir tout grand la porte pour choisir ses prochains clients.
À un moment donné, Mamanou sort avec un écriteau marqué complet et le pend au pêne de la porte d’entrée, qu’elle referme à clef.
Mais dans le couloir il reste au moins une vingtaine de personnes. ! Toutes suivent du regard la silhouette maigre de Mamanou pendant qu’elle allume des bougies sur le grand meuble…
- Je ne prends plus que dix personnes individuellement. Pour les autres, je vais faire une séance collective de vaudou. Ceux que ça n’intéresse pas peuvent partir et revenir demain. Ce soir, pour moi, c’est tout ce que je peux donner. !
À suivre
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