L’aube grise et sale pesait sur Paris. L’avion commençait sa descente à travers la crasse des nuages et on commençait à apercevoir, les petits cubes serrés des immeubles banlieusards, les routes éclairées par les pinceaux des phares des voitures miniatures.
Wouatara Mama regardait se délayer les nuées et son cœur battait la chamade… Il avait revêtu sa belle tenue africaine, blanche. Celle que sa mère lui avait confectionnée en pleurant, à chaque aiguillée de fil. Elle ne voulait pas que son aîné la quitte ainsi sans qu’elle sache vraiment où c’était l’« Europe » !!
Il avait appris par cœur le numéro de téléphone et l’adresse de Ouatouré, son lointain cousin, qui devait l’accueillir à son arrivée à Orly.
Wouatara gardait encore présents les souvenirs des massacres, des viols dans les villages et des pillages et aussi de la malédiction de Dieu qui laissait mourir, amis et ennemis de soif sur sa terre natale, rouge et craquelée.
Il avait vu mourir ainsi les uns après les autres, ses trois derniers petits frères, le ventre gonflé et le visage émacié, dans lequel vivaient des yeux immenses. Ils étaient pourtant pendus, toute la journée, aux seins flasques et vides de sa mère.
Le père, aussi, avait péri, la gorge tranchée. On avait retrouvé son corps, près du dernier puits que les peuplades se disputaient.
Wouatara était le chef à présent !
Le village s’était cotisé et avait patiemment réuni la somme du voyage car les passeurs étaient peu sûrs… Nombre de ses amis avaient péri dans des embarcations de fortune, avant d’être jetés par-dessus bord, en pleine mer.
Wouatara Mama quittait pourtant son Elytrée natal, nom mythique qu’il lui avait donné, afin que les mauvais esprits ne le trouvent pas et ne le fassent disparaître à jamais, avec son peuple et son maigre bétail… Dans sa conscience, tout au fond, il lui inventait des oasis, des rivières, et des baobabs plantés à l’envers, immenses comme des géants.
Wouatara était poète et possédait une jolie voix. Il avait aussi le rythme dans le sang. Dans le village, et même bien au-delà, sa façon de chanter en s’accompagnant du djembé lui avait déjà valu une belle notoriété…
Mais il partait pour la « France »… pour avoir un « vrai » travail, qui lui permettrait d’apporter aux siens les moyens de survivre. Il ne doutait pas un seul instant de réussir, car on lui avait vanté l’eldorado en parlant de l’Europe… et il y croyait dur comme amulette !… aveuglé qu’il était par l’espoir de revoir son pays natal, riche, distribuant des cadeaux à tout le monde.
On le lui avait prédit lorsqu’il avait lancé les coquillages et que tous les blancs étaient retombés sur leurs fentes. Ce qui était un bon présage, pour enfin régner sur son groupe comme un chef tribal, généreux, sage, et honoré.
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Et le voilà débarquant en plein mois de décembre sur ce tarmac blanchi par la glace… C’était la première fois qu’il voyait la neige ! À travers les hublots, il s’extasiait à l’avance, avec des rires enfantins, à l’idée de fouler ce paysage cristallisé sous un pâle soleil hivernal.
Mais, dès qu’il eut posé ses pieds sur la piste, malgré la navette qui était tout près, il ressentit la morsure du froid raidir ses orteils dans ses sandales de cuir. Un petit vent glacial s’engouffra sous sa gandoura gelant en quelques instants son corps jusqu’aux os…
Il grelottait !!! Oui il grelottait pour la première fois !!! De façon irrépressible… il claquait des dents sans pouvoir s’arrêter…
Tout ce qui paraît beau n’est pas forcément bon se dit-il !!!! C’est pareil pour certains des puits, que nos ennemis ont souillés… l’eau paraît transparente et pure, mais le poison qu’elle contient vous met les tripes à l’envers et l’estomac en révolution… les enfants et les animaux, trop faibles par ailleurs, en meurent peu de temps après en avoir bue.
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Le hall de l’aéroport était noir de monde.
Devant les barrières, des personnes, avec des pancartes, recherchaient dans la foule des cousins, clients, ou amis qui débarquaient…
Mais point de cousin pour Wouatara…
Il restait planté là au milieu du hall, son gros baluchon entre les jambes, son djembé passé autour du cou et une toile cousue comme un sac, dans laquelle il apportait des cadeaux à Ouatouré.
Les heures tournant il s’assit sur un banc, et mangea une galette de manioc frottée de jus de poissons que sa mère lui avait donné pour le voyage.
À côté de lui s’assit bientôt une jeune femme, menue qui grelottait elle aussi, dans ses vêtements trop légers pour la saison. Elle avait de jolis yeux bridés et noirs, des cheveux coupés courts et soyeux, et un teint de porcelaine ivoire.
Il la regardait et lui souriait, mais il ne pouvait, malgré son désir, communiquer avec elle… alors il lui tendit une galette qu’elle prit en lui souriant aussi et en hochant la tête en guise de remerciements…
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Soudain fendant la foule, un homme s’abattit sur Waoutouré et le souleva presque de terre en riant aux éclats…
- Je suis en retard, ben dis donc dis donc, je me suis trompé d’aéroport… Je suis allé à Charles De Gaulle car vous étiez annoncés là-bas il y a une heure… Mais dis donc, dis donc tant mieux te voilà, mon frère ! Viens on va rejoindre le parking, ma voiture est garée au troisième sous-sol !
Wouatara suivit son cousin et ils s’engouffrèrent dans une sorte de boîte métallique dont la porte se referma sur eux… et qui descendit à toute allure, portant le cœur de Wouatara presque dans sa gorge.
La porte à nouveau s’ouvrit et voilà notre homme découvrant, ébahi, des milliers de voitures serrées les unes contre les autres.
- Tu prends n’importe laquelle ? Mais, comment tu sais, où elle est, la tienne ? Dis-moi dis donc dis donc, comment tu fais pour la retrouver au milieu de toutes celles-là ? - T’inquiète pas, moi je la reconnaîtrais entre mille…
Et voilà Ouatouré qui se faufile entre les rangées pour tambouriner sur une voiture dont pas une aile n’a la même couleur, avec un volant en peau de panthère et des baffles noirs occupant tout l’espace arrière
- Tiens dépose ton paquet dans le coffre dit-il à Wouatara Mama… et installe-toi près de moi… et surtout attache-toi ! - M’attacher ???? Mais à quoi dis donc, dis donc - Viens je vais te boucler ! Tu vois, c’est ça la ceinture !
Et Ouatouré se mit à rire à nouveau, de ce rire tonitruant qui résonna sous les voûtes du parking et qui fit se retourner, méprisantes et outrées un couple de personnes « blanches » qui devaient revenir d’un quelconque club méditerranée d’Afrique, car elles transportaient deux beaux masques africains et des valises Dior, ventrues et imposantes…
La voiture emprunta une rampe aux tournants si étroits que les pneus crissèrent ce qui eut l’air d’enchanter les deux compères, qui revirent peu après, à nouveau la lumière du jour…
Ils empruntèrent l’autoroute, dans une ambiance si sonore que les corps en vibraient. Ouatouré avait monté à fond le son de ses haut-parleurs… et Wouatara essayait de couvrir la musique de sa voix en rythmant sur son Djembé ce qu’il entendait…
Puis ce fut la banlieue, la Marne et son ruban glauque, et enfin une cité rouge brique dont les murs étaient barbouillés de peintures agressives, jusqu’à des endroits presque impossibles à atteindre, sans se rompre le cou.
L’immeuble, dans lequel Ouatouré et Wouatara s’engouffrèrent n’était pas plus propre ni plus sale que les autres. On devait même y renifler la même odeur d’urine au pied de l’escalier. L’ascenseur était en panne et il leur fallut grimper jusqu’au 6ième à pieds…
Dans les escaliers des enfants jouaient, et l’on entendait à travers les portes le son des télés, couvertes parfois par des musiques africaines ou arabes qui se mélangeaient.
Au quatrième, sur le palier, un énorme bananier semblait presque barrer le passage…
- Il est encore vert à cette époque ? demande Waoutara - Touche mon frère, c’est pas du vrai, c’est du plastique ! - Ben dis donc dis donc, J’aurais donné tous mes gris-gris en pensant que c’était un vrai !… Et pourtant je n’ai jamais vu de bananier chez nous !… tout est sec, presque mort, le soleil grille la terre et les hommes, mais j’en avais vu sur des images qu’on distribuait à l’école du village, lorsque la maîtresse venait jusqu’à nous, deux fois dans le mois. - Eh bien là, mon frère, ils vont à l’école tous les jours. ! Et en plus, ils ne font pas 15 kilomètres à pied les livres de classe sur la tête ! Les mamans les conduisent en voiture tu vois ! Ils ont des ordinateurs, des portables… - Des quoi ??? - Tu verras, tu n’as pas fini d’être surpris…mais ne compte pas avoir tout ça facilement hein. Ici il n’y a pas de travail, faut se contenter de petits boulots et... Mais tu seras à temps de voir… pour le moment reprenons notre souffle, nous arrivons bientôt.
À suivre
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