- Wattara, faut te lever, il est six heures, et il est temps de partir, car sinon ta place dans le couloir du métro sera prise. Tu sais, elle est bonne cette place, mais faut se battre pour l’avoir. D’habitude, il y a un joueur de guitare avec son chien, mais depuis quelques jours on ne le voit plus. Il a dû sans doute être ramassé par les flics… N’oublie pas tes papiers surtout, sinon tu risques de te retrouver dans le panier à salade vite fait. - Dans le panier à salade ? - Le camion des flics… c’est comme cela qu’on l’appelle ici !
Après une toilette sommaire dans la cuvette posée dans l’évier, les ablutions d’usage accomplies derrière un rideau tendu, et les prières sur le tapis râpé avec son cousin, Wattara avale un grand bol de café et du riz dans lequel il découpe un morceau de tilapia macéré dans la saumure et dont la forte odeur de poisson se répand dans la pièce dès que l’on ouvre le seau dans lequel surnagent les morceaux mêlés aux piments, épices et citrons verts.
- Je viendrai t’apporter ton repas, mais je ne sais pas encore à quelle heure je pourrais passer, car avec le marché, tu as vu, nous n’avons pas d’heure vraiment… et parfois un des marchands mange sur place avec des collègues et je lui surveille son camion. - Ne t’inquiète pas pour moi, cousin, je vais prendre avec moi quelque chose et on se reverra en fin de journée. - Alors prends avec toi ces figues sèches et ces pistaches. Tu as aussi quelques dattes dans le fond de la boîte, ça te fera patienter.
Le jour se lève sur la banlieue… Les voitures sont au touche à touche… et les phares balaient la chaussée humide. Il ne fait pas très chaud. Wattara grelotte dans son costume un peu trop grand pour lui que son cousin lui a procuré en attendant qu’il puisse s’en acheter un à sa taille. Samedi, il l’emmènera aux puces de Saint-Ouen où paraît-il on trouve de tout !
Ils dévalent les escaliers où se pressent déjà les ouvriers revenant d’effectuer leur travail de nuit et ceux qui vont prendre leur service. À la patte d’oie que forme le couloir, les deux hommes s’installent. La foule est déjà là, se croisant sur deux colonnes. Les gens courent presque. La file qui longe le mur est comme un serpent qui glisse, happé comme par une bouche dans un autre couloir, et ceux-là ne viendront certainement pas donner une pièce à Wattara, car ils semblent poussés par le mouvement…
Wattara enfile par-dessus tête sa tenue africaine, un boubou en batik d’une jolie couleur vert d’eau, et pose sur sa tête le bonnet que lui a crocheté sa mère. Il chausse ses sandales et pose ses chaussures « européennes » dans une boîte derrière le siège dépliant que lui a prêté son cousin, à côté de la boîte où il a déposé les ingrédients de son repas de midi.
Et tout de suite, il improvise son premier morceau en s’aidant pour la mélopée de son djembé…
À ses pieds, un mouchoir en coton, où est peinte une Africaine stylisée, est posé. Son cousin a déjà mis une pièce de deux euros et des pièces jaunes.
- C’est pour appâter le client, lui avait-il dit en partant.
Peu de monde s’arrête pour écouter Wattara et encore moins pour laisser tomber quelques piécettes, mais Wattara continue de chanter et joue avec beaucoup de plaisir malgré la foule qui passe, indifférente.
Le marchand d’ananas, installé pas très loin de lui, vient parfois le voir et l’écoute avec attention… il fredonne avec lui des airs de son pays à lui : le Bénin ! Et lorsqu’il retourne à son stand, il lui fait des gestes de la main avec un grand sourire, pour l’encourager.
À midi, impossible de manger, il y a toujours du monde qui passe et quelques pièces lui ont été données par des Africains heureux d’écouter du djembé.
Vers 16 heures, un homme s’arrête et se colle contre le mur d’en face pour l’écouter. Il est plutôt replet, court sur jambes. Ses cheveux sont largement clairsemés sur le devant du front, mais une queue de cheval aussi maigre qu’une queue de rat pend dans sa nuque. Il s’approche au bout de quelques minutes du jeune musicien et lui tend une carte de visite.
- Quelqu’un s’occupe-t-il de toi ? - Oui, mon cousin, je loge chez lui. - Bien, mais ce n’est pas de ça dont je veux te parler. As-tu déjà fait un disque ? - Non, jamais, je suis électronicien, moi, mais on m’a dit que je ne trouverai pas de boulot ici. - Ben mon garçon, c’est peut-être la chance de ta vie, viens donc me voir à mon bureau, et l’on parlera de quelque chose qui pourrait t’intéresser pour ton avenir. - Ben dis donc, dis donc, vous voulez dire que je pourrais chanter et gagner ma vie avec ça ? - Je crois que tu pourrais tout du moins faire un essai. Je te ferai un contrat et je m’occuperai de tout, tu n’auras rien d’autre à faire qu’à chanter et à toucher l’argent si la vente de ton disque rapporte bien ! - Je peux venir vous voir quand ? Je suis libre, mais faut que je prévienne mon cousin. Je pourrai venir avec lui ? Car je ne connais pas Paris. Lui, il est là depuis des années et il connaît bien et il parle mieux le français que moi. - Ce soir, si tu veux, je ne quitte pas mon bureau avant 20 heures. On pourra faire un essai, car le studio est libre justement ce soir à cette heure. N’oublie pas ton instrument ! Au fait, tu t’appelles comment ? - Wattara Mama. - Bon, on te cherchera un nom de scène qui sonne mieux que ça… - Oui, mais personne ne me reconnaîtra alors... même pas ma mère ! - Ta mère te reconnaîtra sur la pochette, mon petit, et si tout se passe bien, tu passeras à la télé et tu feras des clips…. Du moins si ça en vaut la peine ! Ce n’est pas un métier de tout repos, tu sais ! Et moi qui te parle, malgré des poulains de talents, je ne gagne pas beaucoup d’argent. Faudra investir de l’argent d’abord, pour te faire connaître, graver des disques, faire la promotion, et tout un tas de gens des radios à arroser pour qu’ils te passent dans leurs émissions… bref, faut savoir au début ne pas être gourmand ! - Ben dis donc, dis donc, C’est déjà un miracle pour moi que vous vous soyez arrêté pour m’écouter, lui dit Wattara Mama, en lui décochant son plus beau sourire et une poignée de main énergique.
À suivre…
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