Si vous voulez écouter le récit, voilà le lien... j'ai repris mon véritable accent de fille du midi pour vous le conter...
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C’était un jour d’orage. Le ciel était si noir que l’on se serait cru à six heures du soir et il n’était que trois heures de l’après-midi ! Notre voiture ne pouvait plus franchir le torrent de boue qui descendait de la montagne et barrait la route dans la vallée. Le tonnerre se répercutait de monts en monts et la pluie maintenant tombait à verse. Roland et moi, abrités sous la même veste, rejoignîmes en courant la porte d’un estaminet situé fort heureusement non loin de là. Les rigoles de pluie tombant du toit de l’auberge faisaient comme un rideau d’eau et c’est trempés comme des canards que nous fîmes notre entrée dans la salle faiblement éclairée. Dans la pièce enfumée on sentait flotter les relents d’un repas de chasseur car la cuisine au gibier et au vin embaumait encore l’espace. Nous découvrîmes peu à peu en rangs serrés posés contre les murs, canons pliés, tous les fusils de la troupe de chasseurs qui était venue se réfugier ici aussi. À notre entrée les conversations s’arrêtèrent un court instant, mais reprirent aussitôt… - Quel temps de chien, dit l’aubergiste… pas un temps à mettre un chien et un chasseur dehors. Et dire que c’est le premier jour de la chasse ! - Oh pour moi c’est tant mieux… dis-je, je n’aime pas la chasse ! - Chut ! me dit Roland en me donnant un coup de coude, tu ne vois pas que nous sommes entourés de chasseurs ?! - Ben vous savez, reprit l’aubergiste, les chasseurs ici sont surtout de sortie pour les sangliers qui pullulent et font des dégâts partout, même dans les champs de maïs et de blé. Le département a mis un quota mais les chasseurs eux-mêmes n’arrivent pas à le dépasser. - Oui mais... - Vous savez c’est l’éternelle querelle entre les bergers et les loups, les paysans et les cervidés... les pêcheurs et les poissons de nos rivières… Bon qu’est-ce que je vous sers ? - Donnez-nous un bon vin chaud, ça te plairait Claire ? - Oui bonne idée, ça nous réchauffera lui répondis-je. - Ça marche, asseyez-vous où vous pouvez. Y a plus beaucoup de place. Hé le Père Mathieu vous pourriez faire de la place à la demoiselle ? - Toujours pour une demoiselle surtout si joliette ! dit le vieil homme, en levant son béret… mais à mon âge, c’est sûr, je ne pourrais que lui raconter des histoires ! - Oui, Père Mathieu une histoire, une histoire… scandèrent en tapant leur verre sur la table, les chasseurs qui avaient déjà fort arrosé leur premier jour de non-chasse... Dans la salle le silence se fit. Dès que nous primes place Roland et moi, le père Mathieu prit un air mystérieux et commença à conter de sa voix un tantinet théâtreuse. Je vais vous relater l’histoire de la dame blanche… vous savez celle que nous avons rencontré parfois justement dans cette vallée… enfin du moins dit-on, les vrais amoureux... paraît qu’il n’y a qu’eux qui la voient. - Ben tu as dû la voir plusieurs fois alors Père Mathieu, avec toutes les fiancées que l’on te connaît, et même celles que l’on ne connaît pas... - Moi je la connais même par son nom, c’est vous dire ! fanfaronna le père Mathieu, d’un air entendu ! L’histoire commence juste avant la guerre, vous savez la grande guerre de 14. Mathilde, un beau brin de fille était promise à Robert et la noce était annoncée, les bans étaient publiés, et la robe blanche pendue sur un cintre dans la chambre de la jeune fille... Enfin tout était prêt pour les épousailles ! Le soir après le travail, Robert venait chercher sa promise et ils allaient tous deux se promener tout en haut du grand saut de la biche. C’est exactement là que la cascade descendant des Soubres se jette dans la rivière. Elle plonge de tout là-haut dans un grand trou bleu insondable, tant il est profond ! Et là-bas les deux amoureux faisaient mille projets et s’essayaient aux jeux de l’amour sans toutefois dépasser les limites permises car la robe blanche était encore gage de pureté... Du moins en ce temps-là ! - L’a bien changé ce temps-là, Bou Diou, cria Gaston... l’ont le feu où je pense les filles, maintenant. - Tais-toi donc Gastounet, laisse causer le vieux ! Mathilde, reprit Père Mathieu, ne voulait pas encore décrire à Robert la belle robe blanche qu’elle avait brodée de ses mains pour la noce car on disait que ça portait malheur, mais elle avait hâte, comme son béguin, d’arriver à ce jour tant espéré et tous deux luttaient contre des bouffées de désir qui les rendaient tous les jours plus imprudents. Ils ne se séparaient que lorsqu’ils sentaient la chaleur de leur amour devenir si impérieuse qu’elle leur aurait fait perdre la tête. C’est qu’ils s’étaient promis de venir vierges tous deux au mariage ! Et vierge pour une fille cela se trouvait encore… mais un homme vierge était chose peu commune chez ces paysans costauds et pleins de vie des montagnes provençales… Cependant, Robert qui aimait depuis l’âge du catéchisme la jeune et belle Mathilde, et n’avait eu d’yeux que pour elle depuis… était puceau ! Et voilà qu’un jour, alors qu’ils redescendaient de la montagne ils entendirent sonner les cloches d’une drôle de façon… un peu comme lorsqu’il y a un malheur dans le village… - Un feu, ça doit être un feu… faut que j’y aille dit à Mathilde le jeune homme qui était pompier volontaire et qui se sentait appelé par le devoir. Mais ce n’est pas la sonnerie du feu, ça doit être autre chose car je ne reconnais pas le signal, reprit-il.
Ils dévalèrent en courant à travers le petit bois en se tenant par la main et arrivèrent aux premières maisons du village quand ils aperçurent sur la place, les habitants autour du garde-champêtre. Celui-ci avait revêtu son bicorne et son habit noir à boutons dorés des jours de catastrophe !!! - Avis à la population… Avis à la population… criait-il de sa voix de stentor dominant les roulements de tambour… Les hommes en âge de combattre sont réquisitionnés et doivent rejoindre la ville de garnison sur le champ… La guerre est déclarée entre les allemands et la France... d’autres nouvelles suivront... avis à la population… avis à la population. Des véhicules viendront vous chercher dans deux heures ! Mathilde était devenue soudain blanche comme un lis, et elle tremblait... ses yeux étaient secs car aucune larme n’en coulait. Elle avait été comme anesthésiée par cette catastrophique nouvelle ! Son fiancé la prit dans ses bras, la serra contre lui d’une façon désespérée et l’embrassa en pleurs. Lui pouvait pleurer car cette émotion trop forte, il n’avait pu l’endiguer ! Le jeune homme en effet était sentimental et sensible sous ses dehors bourru et parfois hâbleur. Il se détacha d’un seul coup des bras de Mathilde et courut vers sa maison. La jeune fille resta sur la place, avec les autres femmes, et les enfants, complètement abasourdis par la dramatique nouvelle. Il y avait quelques jours que l’on avait vu monter la pression entre les pays… Surtout après l’assassinat du duc François Ferdinand et de sa femme, le 28 juin à Sarajevo, mais personne ne pensait que cela mènerait à la guerre... Et guerre mondiale qui de plus est !!! Quelques minutes plus tard, on vit s’agglutiner sur la place hommes et femmes. Le silence était par moment entrecoupé de sanglots et les pleurs des enfants qui ne comprenaient rien à ce qui se passait. Les bardas maintenant gisaient à terre, entre les jambes des hommes. Les femmes avaient préparé à la hâte des victuailles pour la route et les futurs soldats avaient mis une fleur au canon de leur fusil de chasse qu’ils croyaient emporter… Les véhicules bâchés arrivèrent. On les avait entendus depuis le plateau dès qu’ils avaient descendu la longue pente. Leur progression était observée par tous, le cœur lourd et les minutes passaient trop vite maintenant à tous ceux qui allaient se quitter sans savoir quand ils se reverraient. La file des véhicules s’arrêta à l’entrée du village. Alors le maire vint, muni de sa liste, se mettre à la hauteur du premier camion et la longue suite des noms des futurs combattants commença, comme une litanie… Les femmes pleuraient maintenant à gros sanglots et quelques unes criaient lorsque le nom d’un mari, d’un frère, d’un fiancé ou d’un père était prononcé. L’homme alors saisissait son paquetage et prenait place sur des bancs en bois, dans le véhicule… Les bâches avaient été roulées pour que les hommes puissent voir par-dessus les ridelles. Puis arriva le tour de Robert. Mathilde ne quitta pas sa main jusqu’à ce qu’il prit place dans le camion qui lui était affecté. Le long convoi s’ébranla. Femmes et enfants coururent derrière et en passant à travers champ rejoignirent la grosse pierre qui surplombe la route en contrebas afin d’apercevoir jusqu’à la fin le convoi. Les premières voitures apparurent et les hommes tournèrent tous la tête dans cette direction... Ils savaient qu’ils les trouveraient toutes là, à leur envoyer un dernier baiser. Et les uns derrière les autres, les véhicules disparurent derrière la montagne. Peu à peu les informations arrivèrent au compte-goutte. En ce temps-là, seuls les journaux parvenaient au village… Le maire et le garde-champêtre annonçaient eux-mêmes les nouvelles du front sur la place du village. La guerre n’avait qu’une semaine et tout le monde pensait que les hommes reviendraient très vite. Ce samedi, jour où les noces de Mathilde et de Robert devaient être célébrées, Mathilde dès le matin revêtit sa belle robe blanche, posa sur ses cheveux torsadés la couronne de roses blanches sur le voile de tulle. Elle n’avait cessé toute la nuit de penser à son Robert et elle voulait ainsi communier avec lui pour ce jour qui aurait dû sceller leur union et bénir leur amour… Alors elle se campa devant la glace de la belle armoire qu’ils avaient choisie tous les deux et elle ferma les yeux. Oh, elle n’eut pas de mal à évoquer le sourire et les yeux bleus pétillants de son bien-aimé et spontanément elle arrondit ses lèvres pour embrasser sa main chaude, et ce fut comme si Robert lui rendait son baiser… Son cœur battit très fort et elle s’échappa dans un rêve étrange où elle voyait arriver vers elle, les bras tendus, la haute et svelte silhouette de Robert en soldat… mais sur sa vareuse, à la place du cœur, il y avait une tache rouge qui s’agrandissait… s’agrandissait… Elle fut soudain prise de tremblements et se couvrit de suées froides avant de s’évanouir au pied de son lit. Au même moment, la maman de Robert en pleurs tapait frénétiquement à la porte de la maison. Ses cris et son insistance firent revenir à elle Mathilde, qui se leva et descendit les marches de bois dans sa belle robe d’épousée pour ouvrir à la femme dont elle avait reconnu la voix. - Robert est mort… on me l'a tué… on m’a tué mon fils… dit la femme en s’effondrant dans les bras de Mathilde. - Oh mon Dieu, dites-moi … ce n’est pas vrai… pas Robert, il m’avait promis... il m’avait promis de revenir les jours de nos noces…
Et folle de douleur elle s’enfuit, tenant dans ses mains la traîne de sa belle robe blanche. Elle grimpa le raidillon qu’elle suivait tous les soirs, serrée contre son aimé, lorsque c’était encore le temps du bonheur. Sa robe se déchirait aux ronces et elle criait le nom de Robert telle une démente. Arrivée à la pierre surplombant le grand trou de la cascade, sans hésiter un seul instant, elle ouvrit grand les bras et se laissa glisser dans la chute, dans un envol de jupe et jupons blancs en criant le nom de son bien-aimé. On ne retrouva jamais son corps ! Jamais ! Mais encore aujourd’hui les gens racontent que certains jours, juste à la tombée de la nuit, les vrais amoureux peuvent apercevoir distinctement, une jeune femme vêtue d’une robe de mariée et coiffée d’un voile, attendre sur la grande pierre, le regard tourné de l’autre côté de la route. On affirme à la ronde que c’est le fantôme de Mathilde Robinier, qui vient attendre le retour de son futur mari. Et le vent apporte parfois sa plainte jusqu’à Villecalmar ou Bavezer. Alors les gens s’arrêtent, se signent et adressent une prière pour les deux amoureux que la mort a unis le jour de leurs noces.
J’ouvris à cet instant les yeux. Roland me serrait contre lui, très fort. Les hommes reprenaient leurs conversations qui peu à peu dévièrent sur des conversations bien plus égrillardes que celle que l’on venait d’entendre ! Des larmes perlaient encore au coin de mes yeux et malgré la chaleur je ressentais un froid immense…
- Allez viens ma chérie, la pluie a cessé. On va rejoindre Saint Martin. En effet la nuit n’allait pas tarder à tomber, les pluies et le vent s’étaient calmés, les brumes maintenant noyaient le paysage. Lorsque nous passâmes sous la pierre en surplomb, notre voiture soudain glissa sur une plaque de boue et nous nous arrêtâmes à quelques centimètres du ravin… Et lorsque nous regardâmes dans la direction de la grosse pierre en surplomb, nous crûmes voir curieusement une forme blanche, diaphane, qui bientôt s’évapora dans le brouillard qui tombait maintenant. Et nous prononçâmes ensemble, sans même nous consulter : - Merci Mathilde…
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