La journée a été chaude et les soirs d’été, quand la fraîcheur relative tombe sur Crussol, j’aime à grimper, parmi les sentiers pierreux, jusqu’aux ruines du vieux château. Je passe le vieux bois de chênes séculaires, qu’un souffle de vent encore tiède fait chanter. J’essaie de surprendre les chants des oiseaux de nuit qui prennent place sur les plus hautes branches, et j’observe leur vol lourd plongeant jusque dans la vallée en contrebas.
Valence à mes pieds commence à se teinter de nuit.
Dans le chemin abandonné, quelques pampres sont là pour attester, qu’il y a longtemps, une vigne y poussait, et j’imagine les manants venant cultiver ces arpents, pour amener au seigneur les grappes vermeilles, qu’ils fouleront de leurs pieds, dans la tine de châtaignier, pour en faire ce vin gouleyant de la vallée du Rhône.
La marche est ardue, car le sentier rocailleux grimpe fort. Épuisée par la longue montée, je m’assis sur une pierre plate, pour profiter des dernières couleurs du ciel qui sombre dans l’indigo. Un noir de chine dessine les contours du Vercors avant d’accueillir la lune ronde
Tout est calme, et je savoure ce jour finissant. Les grillons s’en donnent à cœur joie dans les buissons, et monte leur stridulant et inlassable chant, dans la nuit valentinoise.
Là-haut, dans ce paysage lunaire, je me sens perdue parmi des myriades d’étoiles et je me prends à rêver…
Allongée sur la pierre plate, les yeux rivés à ce ciel immense, je laisse filer mes pensées et, soudain, je prends conscience que je ne suis pas seule, mais observée par une présence attentive et cependant discrète. Il doit y avoir déjà un petit moment que l’on m’observe ainsi, car les grillons et les oiseaux, qui s’étaient mystérieusement tus au moment où je m’étais couchée sur la roche, ont repris depuis peu leurs chants nocturnes
Je me lève, un peu intriguée, car à travers les hêtres et la verte charmille, une lueur diaphane, depuis quelques instants, se déplace sans n’émettre aucune ombre. Juste un voile transparent, un peu fumeux qui s’évapore, et revient, semble traverser parfois les arbres.
Instinctivement je tends la main vers la forme vaporeuse qui se rapproche de plus en plus de moi, voyant sans doute, que je ne suis pas plus effrayée que ça par sa présence.
En bas, dans la vallée, on perçoit les lueurs des feux de la saint Jean, qui ponctuent la nuit des bacchanales, et que les gens allument traditionnellement ce jour-là.
J’ai comme tout le monde entendu parler du fantôme de Crussol ! Mais la légende se perd dans la nuit des temps et souvent change d’histoire. Tantôt l’on prétend avoir vu la belle Héloïse, morte en couche, une nuit de la saint Jean, d’autres disent que c’est le moine de Beauchastel qui hante les lieux, à la recherche de son ciboire volé par un tire-lacets, et qui, le voulant récupérer, tua ce dernier accidentellement !
Fou de remords il se jeta du haut des murailles du château dans le vide.
Or, les fantômes ne m’ont jamais fait peur, car digne fille de Provence, ma jeunesse fut bercée par toutes sortes de contes fantastiques. Je me prenais à rêver d’être mise en présence de ces êtres mystérieux, dont j’écoutais les récits les soirs de veillée.
Depuis je me suis installée dans cette Ardèche qui est aussi prolixe en histoires ténébreuses et hauts lieux mystiques que ma Provence.
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Depuis quelques instants la présence se fait plus insistante…
Je vois, distinctement maintenant, sa silhouette évanescente luire faiblement plus près de moi. Un courant d’air glacial l’accompagne dans ses déplacements, et pourtant aucun souffle de vent n’agite les feuilles des arbres.
- n’aie pas peur, je ne suis qu’un modeste revenant, l’on ne me permet d’apparaître qu’aux âmes simples et pures et regarde ! Tu peux me voir. J’erre depuis tant et tant de siècles, les nuits de la saint Jean, à la recherche d’une âme comme la tienne… Laisse-moi t’approcher, ne t’effraie en aucune façon, je ne te veux aucun mal ? Je veux seulement me confesser car je n’ai pu le faire dans les temps de ma jeunesse.
- Je n’ai aucune crainte, tu peux venir plus près de moi. Je suis ouverte à ton récit et, si je peux t’aider en quoi que ce soit pour le repos de ton âme, je le ferai volontiers !
- Il faut que je te raconte mon histoire avant…
Je vivais au XII e siècle et, en ce temps-là, la ville de Valence et le Chapitre de Die se battaient, car l’évêque du Diois avait voulu lever un subside sur nous autres, vassaux de son église. La guerre faisait rage. Elle fut longue et sanglante.
Avant ces drames, qui affamèrent le petit peuple, je menais une vie frivole et paresseuse, faite de courses folles à cheval, dans la vallée, à longer le Rhône impétueux, et je passais mon temps dans les fêtes et les bals, me nourrissant d’intrigues et de rivalités, telles qu’elles existaient entre les petits seigneurs oisifs du voisinage.
Du haut de mon nid d’aigle, je ne me sentais en rien menacé par les tempêtes intestines, qui agitaient le pays. Rien ne me prédestinait au malheur et je vivais insouciant, jusqu’à ce jour où je rencontrai celle qui emplit mon cœur d’amour et de désir.
C’était au printemps…L’air doux m’enivrait de toutes les senteurs de la garrigue, et les pétales des arbres fruitiers neigeaient sur l’herbe vert tendre. J’avais distancé sans peine mes compagnons et mon cheval filait comme le vent. Je me retrouvai, après cette course folle, dans une combe, enserrée dans un méandre doux du Rhône, à l’endroit où débouche le sentier venant de la montagne, et qu’empruntent les pèlerins de saint Jacques, pour reprendre la route de Compostelle.
C’est alors que je vis la procession des hommes pieux, munis de leur gourde, coquille, bâton traversant notre vallée pour descendre vers le sud. D’habitude, ils faisaient chez nous une longue halte, distribuant prières et recommandations, pour un repas frugal et le gîte dans les granges des alentours.
Et je la vis ; du moins ses grands yeux sous le capuchon de la robe de bure... Son regard était si intense que le charme de ses prunelles opère encore dans mon âme de damné.
Pendant tout le printemps, plus rien ne compta que l’envoûtement éprouvé pour ma « dame » qui avait élu domicile dans un refuge, près du château, là où la source coule, joyeuse et fraîche. Je ne vivais que pour ses baisers. Je délaissais mes amis, dont je ne supportais plus les conversations trop vaines. Mes parents ne me virent plus qu’à l’occasion de repas rapides, et à des heures indues, que mon tempérament de feu et la nécessité de mon âge me contraignaient à prendre quand même. Je dormais sous les chênes, ou alors dans les prés à la belle étoile, avec elle et seule la nuit nous recouvrait. Notre bonheur juvénile et passionné se moquait bien des jours où pourtant l’histoire continuait sa marche inexorable.
En effet, une autre guerre allait mettre en marche le peuple de France, pour partir en croisade contre les infidèles et Saladin, de l’autre côté de la mer.
Après la prise de Jérusalem, deux ans auparavant par Saladin, le pape avait ordonné à notre roi et deux autres royaux sujets de la chrétienté, de mener à bien la troisième croisade et, en l’an 1189, Philippe Auguste, Frédéric Barberousse, et Richard Cœur de Lion levèrent des armées, pour libérer les lieux saints et porter secours à l’Orient Chrétien.
Nous étions portés par une foi inébranlable. Les jeunes seigneurs comme moi, n’avaient d’ailleurs pour seule raison d’être dans leur jeune existence, que de guerroyer et défendre au mépris de leur vie notre noble étendard. Depuis notre plus jeune âge, nous nous entraînions en rêvant de combats, d’honneurs et aussi de butins, de pillages. Notre éducation et notre conditionnement familial faisaient de nous des martyrs en puissance. Nous étions pour la plupart désargentés, et la perspective de mourir pour Jésus, et convertir les sarrasins au bout de nos épées, nous apparaissaient comme l’unique expiation de nos jeunes péchés.
L’été finissait et les forêts se paraient d’or et de rouge flamboyant, quand mes compagnons réussirent à me persuader que partir en croisade, pour défendre le peuple de Dieu et le saint sépulcre, était un devoir auquel je ne pouvais que me soumettre et que je retrouverai à mon retour, tout auréolé de gloire, ma bien-aimée.
Mon père, petit seigneur ardéchois, s’endetta pour m’équiper au-delà même de ses possibilités, et, devant mes supplications, accepta de recevoir et veiller comme un père sur ma dulcinée jusqu’à mon retour.
Et l’automne arriva !
L’enthousiasme s’enflait tous les jours un peu plus, entre ces jeunes hommes harnachés de neuf, qui allaient gonfler les rangs des armées de Godefroy de Bouillon.
Le voyage fut long et pénible et la guerre contre les sarrasins pleine d’embûches...
Au siège d’Acre, en 1191, nous perdîmes beaucoup de croisés et égorgeâmes beaucoup d’infidèles aussi ! Je ne fus pas moins sanguinaire, ni moins cruel que mes compagnons, car je portais haut l’honneur de notre cause. Mais j’admirais les sarrasins, qui étaient aussi vaillants et barbares au combat que nous, et leur mépris évident de la mort me fascinait ; Oui, comment peut-on être aussi fanatique, alors qu’on est dans l’erreur, pensais-je à l’époque, de mes adversaires !!!
Or, nous tombâmes dans une embuscade, où je fus blessé sérieusement, et laissé pour mort, le flanc transpercé par une flèche sarrasine. Je repris mes esprits, au bout de je ne sais combien de temps, dans une vieille mechta, où une vieille femme, m’ayant pris en pitié, m’avait recueilli sur le champ de bataille. Elle avait pansé sommairement la plaie et m’avait fait boire à travers un tissu. C’était une vieille femme, toute ridée et sèche, avec des mains chenues, au bout de longs bras maigres.
Dans le village, où j’avais été porté par elle et ses enfants, on la méprisait, mais on semblait lui reconnaître certains pouvoirs. En fait on la redoutait, car on pensait qu’elle pouvait vous apporter le mauvais œil si on croisait seulement son regard !
Ses onguents m’évitèrent de trop souffrir de ma blessure, mais ses potions n’arrivèrent pas à juguler la fièvre qui me faisait grelotter et transpirer à grosses gouttes. J’avais appris à son contact quelques rudiments de sa langue et j’arrivais peu à peu à communiquer avec elle.
Un jour elle me conduisit sous un olivier et me parla : - Pourquoi avoir quitté ton bonheur, ton pays, tes parents et ta femme pour venir porter deuil, malheur et la mort dans mon pays ? Sais-tu que sous ton ciel natal, marche ton fils ?... Il a déjà commencé à faire ses premiers pas ! Ton Dieu et le mien ne font qu’un sais-tu ? Ils condamnent la guerre et la cruauté. Ce sont les hommes, qui par la passion du pouvoir et de l’argent tuent d’autres hommes... Ton pape à Rome est aussi mauvais que nos mollahs. Il n’y a souvent que les femmes pour défendre la vie car elles vous mettent au monde.
C’est ainsi qu’elle me révéla le fait que j’étais père, et que j’étais, depuis plus de deux ans en terre étrangère, alors que ma blessure et les fièvres m’avaient fait oublier le temps même.
De jour en jour, je voyais cependant mes forces diminuer. Je m’affaiblissais dangereusement, et une odeur pestilentielle se dégageait de mes plaies. Je savais que je ne reverrais plus jamais les hauteurs de l’Ardèche et la couleur bleue du Vercors si proche, ni la grande plaine giboyeuse, et le fleuve qui serpentait entre de hautes rangées d’arbres. Le clocher de la basilique de Valence ne tintera plus pour moi, de toutes ses cloches à la volée, les jours de pâques.
Je sentais la mort approcher et je ne connaîtrais jamais mon fils !
Un jour, alors que j’étais en train de souffrir atrocement, avant que la vieille femme ne me pose un pansement, qui avait l’heur de soulager peu après ma douleur, quatre hommes entrèrent dans la maison. Ils déposèrent, à même le sol de terre battue, un jeune homme de quinze ans à peine, au teint de pain d’épice et aux courts cheveux noirs et bouclés, mais le corps était inerte, désespérément privé de vie.
La femme poussa un cri de bête blessée et se jeta sur le corps du plus jeune de ses fils. Elle en lécha le sang qui s’échappait de la blessure béante de son crâne…elle voulait lui insuffler sa vie une deuxième fois en soufflant dans sa bouche mais le corps restait inerte car la mort avait fait son œuvre
- Je te maudis me dit-elle, en me découvrant près d’elle où j’avais rampé pour la soutenir de ma présence
Son visage était défiguré par la douleur et sa bouche ne proférait que des paroles haineuses…
- Je te maudis… tu vas mourir, Chrétien, tu l’as déjà deviné comme moi….tes heures sont comptées, mais tes os resteront dans notre terre à tout jamais... Ton âme va, elle, retourner dans ta vallée et errera toutes les nuits tant que les chrétiens et les musulmans n’auront pas fait la paix
Et, depuis ce temps, la malédiction de la vieille femme m’empêche de trouver le repos de mon âme… et si j’en juge les temps que vous vivez, c’est pour longtemps encore hélas ! Je continue cependant et inlassablement à espérer en Dieu, car cette femme m’a appris que l’amour, la tolérance et le pardon peuvent exister entre tous les hommes de la terre et j’espère qu’un jour sa prédiction se réalisera, et que plus personne ne me verra désincarné, errer dans les ruines de mon vieux château qui n’est plus maintenant qu’un amas de pierres.
Pour l’écouter cliquer sur le lien :
http://www.archive-host2.com/membres/up/1086141494/lefantomedeCrussol_67.mp3
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