Dans le village, les langues vont bon train et à la gendarmerie arrivent des témoignages disparates et contradictoires lançant la brigade sur des pistes éloignées les unes des autres de plusieurs centaines de kilomètres parfois.
Marc, le brigadier, connaît un radiesthésiste et c’est muni d’une photo récente de Cornaline qu’il lui rend visite. Ce n’est pas la première fois que l’on fait appel au père Mathieu pour retrouver la trace des disparus, ou repérer où se trouvent les sources et les points d’eau. En Pays Berrichon, rebouteux, radiesthésistes, guérisseurs et même jeteurs de sorts sont encore légion. Ils sont aussi redoutés qu’écoutés. On les appelle autant pour des animaux malades que pour enlever le mauvais œil et nettoyer les lieux "des âmes errantes".
On arrive à la ferme du père Mathieu par le petit bois de « quatre sous », nom qu’on lui a donné car il a été cédé pour cette somme en récompense d’une place dans le caveau du cimetière, pour un enfant dont les parents n’avaient pas de sépulture en « dur » !
Le sentier bordé de noisetiers, de hêtres, de chênes et de charmes est si étroit que l’on doit laisser la voiture devant la croix de pierre qui marque le chemin. Les futaies épaisses se rejoignent à leurs cimes et le soleil n’arrive à pénétrer qu’en hiver.
La ferme est entourée d’un bric-à-brac d’objets qui s’amoncèlent et s’enchevêtrent les uns sur les autres. Des têtes de poupées sont empalées sur des branches et l’on distingue des monceaux de vieux outils, et des jarres pleines d’eau croupie sous les gouttières tombant du toit. La porte d’entrée est fermée par un rideau de jute que les nombreux passages des poules ont effrangé dans le bas.
Un vieux chien se lève en grognant et son dos s’hérisse de poils jaunâtres et rares.
Un petit homme, sec et chenu comme un vieil arbre sort en boitant, donnant des coups de pieds dans la volaille qui s’éloigne dans une envolée de plumes et de piaillements aigus.
- Salut Gendarme… Tais-toi Voyou… va coucher à la niche, vite !! Sinon tu vas tâter de ma badine, dit-il en agitant un bâton noueux en direction du chien qui file, queue entre les jambes, se réfugier sous un appentis entre deux bottes de foin. - Bonjour père Mathieu… l’est toujours aussi vif le voyou ! Ça lui fait quel âge à présent ? - Bien quatorze ou quinze ans, mais l’a des rhumatismes tout comme moi… Parfois il arrive même plus à se lever le matin. Alors je « nous » prépare des cataplasmes de feuilles de bardane avec des feuilles de chou cru et une pommade d’achillée millefeuilles mélangée à du saindoux… et après ça repart comme en 40… mais tu sais on n’est pas loin de passer de l’autre côté mon voyou et moi… je vais bientôt bouffer les pissenlits par la racine au lieu de les manger au printemps quand ils sont tendresse ! Ah tu sais je préfèrerais que Voyou parte avant moi, car sinon qui va pouvoir s’en occuper ? Mais ce n’est pas le tout, qu’est-ce qui t’amène Gendarme. ? - Vous avez entendu ce qui se passe à Saussignac, avec la disparition de la petite qui vit chez les Gaucher ? - Oui j’en ai entendu parler comme tout le monde ! J’ai même pendulé sur la photo du journal. - Je vous ai apporté une photo plus récente… vous me direz si vous voyez quelque chose. - En tous les cas elle est vivante, ça je peux te l’assurer, et elle a fait déjà une longue route. Je la repère en deux endroits le plus souvent… Mon pendule plombe sur les environs de Châteauroux et dans la campagne. Mais me faudrait un plan plus détaillé que celui du calendrier des postes que j’ai. Il n’est pas assez précis ! - Je vous amènerai ça demain matin, père Mathieu… une carte d’état major devrait être plus précise en effet ! - Un coup de gniole, Gendarme ? J’en ai de la bonne. Premier cru. - Pas de refus, père Mathieu. La vôtre je la connais, elle réveillerait un mort ! - Tu ressens encore quelques « fatiguements » Gendarme ? - Ben ça m’arrive quelquefois avec la Berthe. Suis un peu plus long à la détente, et surtout si elle n’y met pas du sien… mais bien que ce ne soit pas grave encore, cinquante ans ça commence quand même à être moins… - Tsst tsst !… Cinquante ans, moi j’étais encore jeune et vert. Je vais te donner un litron de mon vin de berce et t’en prendras un petit verre avant chacun des deux repas. - Faudra me donner la recette, père Mathieu, votre vin de fenouil sauvage a été bien efficace la dernière fois. - Pardine ! J’avais laissé macérer trois semaines 100 grammes de graines de fenouil sauvage dans un litre de bon porto après l’avoir remué tous les jours et passé au tamis… - La Berthe en prenait aussi et elle me disait que ça calmait ses maux de ventre… - Pardine !!! hihihihi - Bon je vous laisse la photo de Coraline. Derrière j’ai mis ses prénoms, son nom et sa date de naissance. - Parfait, t’as qu’à passer demain matin, Gendarme… On mangera ensemble et je te ferai goûter un petit vin clairet dont tu me diras des nouvelles !
Marc sort de la maison avec son litre de vin de berce et un saucisson fumé que le vieux a décroché de l’intérieur de l’âtre de la cheminée dans lequel pendent jambons, saucisses et lard qu’il laisse se fumer doucement sous un feu de bois de hêtre.
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