LES GAUCHERS
Après les dernières maisons du village, la campagne s’étale paresseuse et flirte avec les berges de la rivière qui la traverse. Avant d’attaquer la longue montée vers le plateau, on peut apercevoir de la route, une ferme au toit bas qui s’abrite derrière de hauts murs fermés par deux pigeonniers.
Un grand portail à deux vantaux, décorés de roues de charrette, est ouvert à demi et l’on aperçoit la cour avec, en son milieu, une fontaine dont les sculptures anciennes semblent anachroniques dans cette habitation vaste mais que les murs en pierres de lave noire rendraient très austère, si une rangée de roses trémières encore en fleurs ne les égayaient. Une grande allée bordée de mûriers au feuillage vernissé nous amène depuis la route jusqu’à la bâtisse, et sépare les pacages où des troupeaux de vaches rousses à droite, et à gauche des noires et blanches paissent ou sont allongées sous des tilleuls près de leur abreuvoir.
L’estafette des gendarmes emprunte la grande allée et ralentit devant l’entrée de la ferme…
Un chien tire sur sa laisse en aboyant furieusement.
Gilles Gaucher sort de l’étable, averti par les aboiements, et ouvre un vantail pour faire entrer la voiture. Il enlève sa casquette, éponge son front et frotte ses mains sur son bleu de travail.
- Avez-vous des nouvelles ? leur dit-il en serrant les mains tendues des deux gendarmes. - Rien encore mais l’enquête avance et à ce propos on voudrait vous demander quelques renseignements supplémentaires. On peut entrer ? - Bien sûr, Martine va vous faire un café ? ou un ‘tit coup de blanc ? - Un café ne sera pas de refus, pas d’alcool en service ; ordre de la direction, dit en souriant le plus jeune des gendarmes pendant que l’autre lui décoche familièrement un pousson dans le dos en riant. - Service, service.
Dans la grande pièce d’entrée, une table de ferme trône en son milieu, et supporte dans son coin un ordinateur et un monceau de papiers et de classeurs.
Martine quitte sa chaise, éteint l’écran et va faire un café pour les hommes.
Tous prennent place le long des deux bancs et Patrick, le capitaine, sort son carnet et débouche son stylo.
- Bon, on va faire un récapitulatif : Nom et Prénom : Gilles Gaucher, né à Pantin le 2 février 1946 ça on le sait. Métier on le sait aussi, fermier éleveur. Au fait ça marche bien en ce moment ?? On m’a dit que vous aviez dégotté un prix d’excellence à la foire de Paris pour votre taureau. - Oui, notre Totor est un bon étalon, et cette année toutes nos vaches aubracques ont été engrossées. C’est pas une race courante ici mais c’est une bonne laitière et elle a des qualités hors du commun car on l’élève pour sa viande ; elle nous donne aussi un veau chaque année et on ne voit pas souvent le vétérinaire pour elle. C’est une très ancienne race et en plus elle vit longtemps. Mais elle n’est pas très connue ici dans le Berry qui élève plutôt du charolais et de la limousine. J’ai d’ailleurs aussi quelques limousines. Mais bon ! Vous n’êtes pas venus pour parler de vaches, et j’ai le travail qui m’attend, on va boire le café et vous pourrez m’interroger entre temps. - Je reprends, dit le capitaine. Vous exerciez où avant de venir vous installer ici ? - J’étais instit en banlieue parisienne et je suis venu ici en 1969 avec mon père ; nous avons acheté la ferme des Thibault cette année-là. Mon père est mort il y a deux ans et j’ai repris l’exploitation. - Parlez-moi un peu de Coraline. - La DDASS nous l'a confiée elle avait huit ans. Nous sommes sa famille d’accueil depuis le 10 janvier 1996 et elle ne posait pas de problème. Depuis cinq ans qu’elle est avec nous on ne peut pas dire qu’elle nous ait donné des soucis. Je sais seulement que dans ses deux autres familles elle ne s’y plaisait pas, mais c’est aussi la politique de la DDASS de les changer constamment ces enfants.
Martine s’approche avec la cafetière, dispose les tasses et va prendre dans le tiroir de la table une photo de Coraline… en première communiante... et sur la photo on se rend bien plus compte que la fillette est métisse, car sa peau couleur de pain d’épice, ses yeux en amandes et ses lèvres bien ourlées dénotent qu’en elle coule du sang noir. Elle est plus que jolie, elle a cette grâce féline des enfants métissés.
- Quand vous êtes-vous aperçus de sa disparition ? - Le matin nous sommes au champ de bonne heure et elle s’occupe de son déjeuner et part à l’école... Et à midi elle rapporte le pain et met la table et on mange ensemble. Et à 13 heures nous n’avons trouvé personne à la maison j’avoue qu’alors j’ai eu une grosse frayeur car elle avait pris sa bicyclette alors qu’elle ne s’en sert jamais pour aller à l’école ! ajouta Martine. Nous avons téléphoné à l’école et l’instituteur nous a dit qu’il ne l’avait pas vue le matin. Ses copains non plus. Et depuis plus rien ! - On peut aller voir sa chambre ? - Bien sûr, Martine vous y accompagne. Moi je suis obligé d’aller soigner les bêtes, si vous avez besoin de moi, dans une heure je peux me rendre libre. - Non ça va, on reviendra si on a besoin d’autres renseignements.
Gilles reprend sa casquette et une besace et se dirige vers l’étable où ont vêlé trois vaches cette nuit.
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