Au clocher du village les quatre coups sonnent. Il ne reste donc plus qu’une demi heure de classe !
Dans la salle les élèves commencent à s’agiter et j’ai du mal à contenir leur envie d’aller se dégourdir les jambes car toute la journée il a plu et ils ont été cantonnés sous le préau pendant la récréation.
C’est au cours de celle-ci qu’a éclaté la bagarre entre Pierre Gaucher et le fils du maire. Ce fut rapide et violent et j’ai eu du mal à les séparer car les autres élèves les encourageaient vivement. Impossible de savoir les motifs de la bagarre un peu comme si un pacte avait été passé entre les deux adversaires. Les autres enfants comme liés par un secret accord, semblaient bouder ou mettre en quarantaine Pierre, qui avait pris ses affaires pour s’installer au fond de la classe.
Lorsque j’agitai la cloche de la cour, tous s’égayèrent comme une volée de moineaux et je les suivis du regard, jusqu'à ce qu’ils tournent le coin de la rue.
Je rangeai la salle, remplis les encriers, et montai à l’appartement pour prendre mon panier et aller faire au village les quelques courses chez l’épicière.
Lorsque je pénétrai dans la boutique, trois personnes étaient en conversation animée.
- Vous ne m’enlèverez pas de la tête que c’est pas « catholique » qu’un instituteur devienne éleveur, et en plus, si loin dans un coin où il n’a pas de famille !!
La personne qui vient de parler est une femme sèche qui fait cliqueter son dentier à chaque parole. Elle prend un air mystérieux et entendu pour persifler encore :
- Marguerite est bien fière depuis qu’elle l’a épousé. Et dire qu’elle était à deux mois de se marier au fils Roubault. La noce était prévue et le restaurant commandé. À mon avis le parigot a vite fait à voir son avantage avec la Margot : Des terrains à côté des siens, et elle, fille unique ! Hé madame Rico, vous pourriez pas vendre mes dernières pommes. Elles sont belles et ce sont les dernières. - Vous n’aurez qu’à les apporter ce soir, je vous mets combien de tomates ? - Avec quatre, mais des belles ça ira bien ! - Bonjour mademoiselle l’institutrice, je suis à vous tout de suite.
Une vieille femme ridée comme une vieille pomme et aux petits yeux en bouton de bottines, tâte tous les fruits, pendant que Madame Rico la surveille d’un air réprobateur.
- Attention, mémé Valentine, les fruits, après, pourrissent plus vite si on les touche trop. - T’inquiètes pas, je les « effleure » mais je veux les mûrs sinon je les supporte pas… mais dites donc, quelle histoire quand même ! Qui aurait pu dire que ça se passerait dans notre village ? À mon avis si on n’a pas retrouvé la gamine depuis plus d’une semaine c’est qu’elle est morte ou alors elle a été enlevée par un pédophile, ou alors un accident. Mais j’avoue que le calme des Gaucher, moi, me choque. Et vous qu’est-ce que vous en pensez madame Rico ? - Moi je n’en pense rien, la gamine avait l’air bien sérieuse et je ne pense pas qu’elle ait fait une fugue. En plus elle s’entendait bien avec Marguerite et je ne pense pas qu’il y avait des problèmes avec le parisien. La seule chose que je peux dire c’est que ce sont des travailleurs et qu’ils élèvent bien les deux gosses. Ils ne manquent de rien les gamins ! - Oh moi vous savez, c’est pour dire, mais on ne m’enlèvera pas de la tête qu’on ne quitte pas un emploi comme celui d’instituteur pour venir faire le paysan. Et en plus il a volé Marguerite au fils Roubault. Maintenant les champs sont entourés de fils de fer barbelés comme en 40 !! - Mais, renchérit l’épicière, c’est le fils Roubault qui a mis ces barrières pour ne pas laisser les bêtes des Gaucher aller boire sur son champ. D’abord le champ des Roubault est enclavé et il a besoin du chemin pour y aller. Ça aurait bien arrangé le fils Roubault aussi de marier la Marguerite, comme ça ils auraient eu toutes les terres d’un seul tenant. Vous savez Antoinette qu’ici la terre vaut la femme !!! Et je suis bien contente de ne pas avoir épousé un paysan ! - Ça c’est sûr, les bêtes et la terre comptent plus pour eux que la femme. Il faut qu’elle bosse comme un homme et fasse son travail à la maison. - On m’a dit que…
Je profite de l’entrée d’une autre villageoise pour écourter ma visite et surtout pour éviter le feu nourri des commérages. Je choisis quelques tomates bien mûres, des pommes de terre, et demande une boîte d’œufs à Madame Rico que je paye rapidement et m’éloigne du magasin où continuent à s’échanger les ragots.
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