Au détour du sentier, qui grimpe tout en haut de la colline aux lurnes, se dresse un mur de pierres noircies. Un vestige d’escalier, aux marches envahies de mousse, pointe vers le ciel. La pariétaire pare, de ses buissons cotonneux aux tiges rousses, les anfractuosités des murs disjoints et le lierre enserre, de ses tiges étrangleuses, les poutres des toits sans tuiles. Le vent souffle de la vallée et fait courber les herbes folles. Des vignes sauvages montent à l’assaut des rives en espaliers.
Voilà près d’un demi-siècle que le village d’Agatière a été déclaré village martyr, après avoir été détruit par l’incendie allumé par une troupe de soldats ivres de folie sanguinaire. Les habitants se trouvant encore au vieux bourg, ce jour de Pâques furent tous massacrés et brûlés dans leurs maisons et les enfants dans l’église. L’incendie avait aussi ravagé la forêt de résineux de la montagne et fait se précipiter, mus par la peur, les moutons du haut du précipice.
Dans la vallée, au cours des années, le nouveau village s’est peu à peu établi, mais seuls les vieux gardent la mémoire de ce jour-là. Cependant nul ne vient se perdre dans la montagne les jours de la saint Jean, encore moins les jours de fêtes pascales car dit-on, les esprits des morts hantent les ruines du vieux village sur les hauteurs...
La nature a peu à peu repris ses droits et le vieux village détruit disparaît aux yeux des villageois, tant la végétation le dissimule sous sa luxuriance.
Peu après l’incendie, des hommes pillèrent les ruines et descendirent à dos de mulets : pierres récupérables, seuils de portes sculptés, manteaux de cheminées et tout ce qui pouvait encore servir. Et pour eux ce n’était que justice car ils ne faisaient que faire perdurer encore ce qui avait été façonné avec art par les gens de l’autre génération.
Or, tous ceux qui ont ainsi descendu, pour leur usage personnel, les quelques vestiges du village martyrisé, ne sont plus là pour vous conter l’histoire… Ils sont tous morts, et de mort mystérieuse !
Le premier était Jean-Jean, berger des hautes collines, qui menait paître ses troupeaux au pied du mont Rousselet, là où l’herbe était grasse et les forêts généreuses, car elles offraient à l’automne cèpes et châtaignes, à qui voulait bien les ramasser.
Jean-Jean n’avait que 15 ans, et était de nature assez solitaire. Il avait été placé alors qu’il avait à peine huit ans, chez un paysan des Vespins, bourru, mais généreux, après avoir passé ses sept premières années dans l’orphelinat de Beauregard, dans le département voisin... Le jeune adolescent aimait ce qu’il faisait, car, garder les moutons était pour lui ce dont il avait rêvé depuis toujours… Il ne se séparait jamais de son flûtiau qu’il avait taillé dans un roseau et en jouait des heures durant, laissant à Jappy, le chien de berger, le soin de ramener les moutons égarés, dans le troupeau…
Le chemin, qu’il empruntait au printemps avec les bêtes pour rejoindre le pacage, était un sentier muletier qui traversait Agatière-le-vieux, et tournait sur la place, où ne subsistait de l’ancienne église, qu’un flanc de clocher. À travers la voussure du clocheton on voyait le ciel et les monts vert foncé, couverts de mélèzes poussant un peu plus haut que les derniers feuillus.
Il s’arrêtait habituellement avec son troupeau, sur la place. Les brebis se désaltéraient dans la vasque de la fontaine d’où coulait un mince filet d’eau se déversant dans un bac en pierre, couvert de mousse. Puis, Jean-Jean s’asseyait sur le banc, taillé à même le roc, attenant à l’église et prenait son premier repas de la journée, fait d’un morceau de lard fumé, d’une large tranche de pain bis frottée d’ail et arrosée d’huile d’olive, et d’un morceau de fromage de brebis, bien sec au goût un peu sauvage. Il extirpait ensuite de la poche de son pantalon de velours son flûtiau pour en tirer, les yeux fermés et la mine recueillie, des sons mélodieux qui le rendaient quasi extatique.
Il aimait aussi rentrer dans les maisons incendiées et souvent ramassait des pans d’assiettes cassées, des bouteilles que le temps avait ternies et trouvait encore, par-ci par-là des lettres, de vieilles cartes postales à demi-brûlées qu’il lisait en ânonnant car la lecture n’était pas son fort.
Un jour du mois d’avril, à la fête des rameaux, il trouva en fouillant dans l’église, sous un monceau de bois calciné, entre autres menus objets de culte cassés, l’ostensoir ! Celui-ci était un peu cabossé, mais ses trois chaînes étaient intactes. Dans le fond du récipient une araignée y avait bâti son cocon de soie. Jean-Jean emporta avec lui cet objet et entreprit de le nettoyer avec de l’herbe bouchonnée avec le sable fin du petit ru qui descendait de la montagne.
L’ostensoir reprit très vite entre ses doigts, sa brillance originelle.
À l’automne, alors que les flancs de la montagne prenaient des couleurs chaudes et cuivrées, et que les premières gelées blanches avaient fait leur apparition, on vit redescendre le troupeau que Jappy, le chien de berger, conduisait… Mais point de Jean-Jean !
On appela le jeune berger, en vain, et quelques hommes décidèrent d’aller voir si Jean-Jean n’avait pas besoin d’eux. Une chute dans les roches escarpées pouvait peut-être l’avoir contraint à rester sur place et sans doute avait-il intimé l’ordre à Jappy de redescendre dans la vallée avec le troupeau.
Les hommes appelèrent, les mains en porte-voix, mais personne ne répondit à leurs appels. Alors ils se dispersèrent afin de chercher, chacun de leur côté, où pouvait bien se terrer Jean-Jean
Et c’est le docteur Firmin qui le retrouva !
Jean-Jean gisait, face contre terre, sur les trois marches qui menaient à l’autel, et, lorsque Firmin le retourna, il vit avec horreur que le flûtiau de Jean-Jean était enfoncé loin dans la gorge, et que le bec de l’instrument faisait une petite bosse dans le cou, derrière la tête du jeune berger. Dans sa main crispée le jeune mort tenait encore l’ostensoir.
La mort devait remonter à vingt quatre heures environ, car le docteur Firmin constata que le corps était froid, rigide, et on voyait des lividités immuables sur le visage qui avait pris une teinte cireuse.
On descendit le cadavre au village où l’on confectionna une chapelle ardente pour que tout le monde vienne se reposer devant la dépouille, comme on le fait traditionnellement, lorsqu’on trouve le corps d’un mort par accident.
Une année après, presque jour pour jour, puisqu’il s’agissait du lundi de Pâques, on retrouva le cadavre à demi-décomposé d’un homme encore jeune, écrasé par la poutre sculptée qu’il avait essayé de détacher d’un manteau de cheminée… À côté de lui étaient soigneusement rangées les pierres qu’il avait scrupuleusement marquées de numéros pour pouvoir reconstituer, le linteau d’une porte.
Une ânesse bridée, attachée à un anneau fixé au mur et attelée à une carriole, attendait son maître. Les braiements sonores de l’animal résonnant jusqu’au village avaient alerté les villageois que quelque chose se passait au vieux Agatière, là-haut dans la montagne.
L’enquête de gendarmerie conclut à un accident et l’identité de l’homme, inconnu au village, révéla que c’était un pilleur d’église et de reliques, car l’on retrouva chez lui bien des objets déclarés volés.
Et quelques mois plus tard, on trouva cette fois-ci dans leur chambre, à Agatière-le-neuf, un couple, transpercé par un vieux lustre sculpté d’épées et de cabochons de cristal pointus, en forme de couronne et qui n’était autre que le grand lustre de l’église du vieux village !
La superstition et la crainte du malin s’empara de tous les habitants, et l’on vit alors remonter, les uns après les autres, les objets que les villageois avaient « ramenés » du village martyr, de peur que la malédiction ne s’abatte elle aussi sur eux.
Lorsque la moindre pierre, le plus petit objet fut restitué à Agatière-le-vieux, on entendit une nuit d’orage, la cloche du village tinter très fort dans la montagne, et le lendemain le dernier pan de mur du clocher et sa cloche gisaient par terre. Lorsque les hommes peu rassurés montèrent jusqu’à Agatière-le-vieux ils virent avec stupéfaction que les débris du clocher, s’étaient dispersés en forme de croix parfaite. Ils se signèrent et redescendirent le plus vite qu’ils purent rapporter ce qu’ils avaient vu en haut, dans la montagne.
Plus personne ne remonta au village ; non plus jamais, car l’on dit encore que les esprits des morts viennent chercher les vivants qui s’aventurent dans les ruines que les ronces ont envahies.
Et depuis les arbres dissimulent les restes du village endormi pour l’éternité.
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