En même temps que carillonnent, presque simultanément, la pendule de la chambre, le carillon suisse du couloir et les deux autres pendules de la salle à manger et chambre d’ami, voilà que le radio-réveil déverse soudain les informations…
Mais il y a un petit moment que Martine est levée.
Elle va de fenêtre en fenêtre voir si ce qu’annonce la météo pour les Vosges est exact. Le temps est gris mais il ne pleut pas et selon les dires cela devrait se lever dans l’après-midi !
Hier au soir après le film du dimanche, elle a regardé les bandes annonces des films sortis cette semaine et celle sur Molière lui a donné un avant-goût sur celui-ci, les acteurs, et surtout l’époque qu’elle affectionne particulièrement.
Il y a une éternité que René et elle n’étaient pas allés se payer « une toile ». Elle se souvenait que la dernière fois c’était pour voir jouer, on a perdu la 5ième compagnie, une farce comme les aime surtout René mais dont elle a du mal à conserver la trace en sa mémoire.
Elle trottine jusqu’à la cuisine, prépare le café, et fait couler le bain de l’homme qui dort encore, bouche ouverte en se payant un X bras et jambes grands ouverts dans le lit depuis qu’elle a quitté la chaleur des draps.
Elle revient dans la chambre, portant le plateau du petit déjeuner, et en chuchotant le prénom de son époux, elle lui décoche son plus beau sourire, dès que, renfrogné, il ouvre ses yeux encore bouffis de sommeil.
- Dis, ça te dirait Néné, d’aller voir jouer Molière au ciné ? Il se joue dans le quartier ! - T’es folle, t’as vu le prix d’une place de cinéma, et en plus je vais me barber et puis s’enfermer dans une salle, alors qu’il va peut-être faire beau dans l’après-midi, c’est pas vraiment folichon. On a bien le temps de le faire cet hiver… mais moi j’ai une idée ! Je vais aller « nous » chercher quelques merguez et brochettes à ATAC ? On sort le barbecue, la glacière du garage, tu prépares une bonne salade de tomate, un peu de fromage et des fruits et dès que je reviens on part au bord du lac Champeaux passer la journée. Tiens tu devrais porter ton attirail à peinture comme ça tu ne t’ennuieras pas pendant la journée. On pourra aussi faire une belle balade dans la forêt. Parait qu’il y a déjà des champignons. T’adores ça la cueillette !
Martine, un rien déçue, retourne en soupirant à la cuisine rapporter les plateaux, mais ne veut pas le contrarier.
René saute dans son vieux pantalon garni de multiples poches, et cherche partout son bob au bleu délavé par des années de soleil. Mais il est très conservateur et pour rien au monde il ne voudrait que Martine mette son vieux galurin à la poubelle.
Et le voilà parti.
Une heure se passe pendant laquelle Martine range la maison vite fait, nettoie table de camping et l’intérieur de la glacière, et la garnit de tout le nécessaire pour agrémenter le pique-nique.
Toutes les pendules les unes après les autres se mettent à sonner 10 heures du matin.
Toujours pas de Néné !
Martine un peu inquiète, car la grande surface est juste au bout de la rue, le guette maintenant à la fenêtre de la salle à manger.
Mais voilà que leur voiture rouge se gare près de la maison.
L’apercevant à la fenêtre René intime à Martine de la rejoindre, en lui disant que ce n’est pas la peine de rentrer la voiture dans le jardin car ils repartent tout de suite.
Martine saisit la glacière, le sac dans lequel est enfermé son attirail pour la peinture, va les porter près de la voiture et repart en vitesse pour apporter les deux chaises et la table de camping, fermer la maison, et laisser une jatte de lait et des croquettes, devant la porte pour le chat qui est parti ce matin et qui n’est pas revenu malgré ses appels.
- Ouvre moi donc le coffre, dit-elle à René. - C’est pas la peine lui répond-il, mets tout ça sur le siège arrière, ça ira bien... Allez dépêche-toi sinon à cette heure on ne trouvera pas une bonne place au bord du lac ! Et plus de champignons aussi !!!
Et les voilà partis.
Après avoir roulé quelques instant pour sortir de la ville, le véhicule emprunte un chemin à travers la campagne vallonnée. La route est agréable et serpente à présent à travers deux allées de noyers, et des champs de maïs ployant sous les épis mûrs. Le chemin goudronné se termine ensuite en un sentier caillouteux, aux multiples trous dans lesquels la voiture cahote et danse. Tout dans la voiture semble cliqueter et s’entrechoquer.
Peu après avoir abordé un tournant en épingle, ils traversent un bois si touffu et si noir qu’on croirait en avoir « éteint la lumière ».
Des digitales bleues ou pourpres poussent dans les taillis herbeux et l’air sent le champignon et l’humus et c’est à ce moment-là que le lac apparaît à travers des bouleaux et une allée de hauts sapins. L’on voit briller ses eaux profondes, à l’étrange couleur kaki. Les feuillus agités par une petite brise agréable, commencent à prendre leurs belles teintes automnales et l’endroit est vraiment très beau.
René arrête la voiture entre deux bouquets de bouleaux sans prendre garde à la haie d’orties côté passager. Fort heureusement Martine a apporté du vinaigre et cela lui sert à atténuer la cuisante caresse des plantes urticantes.
C’est alors que l’homme sort du coffre de la voiture deux cannes à pêches, flambant neuves, avec tout leur attirail, un immense sac noir, une épuisette de grande taille elle aussi, et des boîtes en plastiques dans lesquelles Martine voit gesticuler des bêtes ressemblant à des vers de vase.
- Mais d’où sors tu tout ça ? lui demande Martine. - Je suis allé les acheter ce matin. J’avais vu en passant que le magasin de pêche et chasse faisait des promotions. Pour trois fois rien je les ai eues car c’était la fin des « soldes »… pour trois fois rien, je t’assure et je dois même dire que j’ai fait une belle affaire… et puis tu sais bien que c’est fait pour durer. - Et les brochettes, tu les as mises où ? - Merde, je les ai oubliées !!!! T’inquiètes, on va avoir du poisson à midi, regarde, tiens regarde, les carpes elles sautent toutes seules à la surface de l’eau… Bébert m’a même dit qu’il avait pêché un poisson chat, tu sais un silure, d'un mètre vingt, ici même ! - Ce ne serait pas un marseillais, ton copain Bébert ? - Hé, je t’assure… Il m’a même montré les photos hier à l’atelier ; Impressionnant !! Un vrai monstre.
René installe ses lignes avec soin, presque amoureusement. Y adjoint les grelots, pose tout à côté, l’épuisette et le grand sac noir qui prétend-il est « indispensable » pour mettre « les » carpes.
La journée s’avance et le soleil a quitté le zénith depuis un bon moment, mais point de poisson ! Rien que des touches.
Les quelques grains de maïs que René a mis au bout de sa ligne ont été vite avalés par les tout petits poissons qui étaient bien trop malins pour se laisser prendre et les gros ont boudé l’appât.
Il commence presque à faire nuit lorsque soudain un des grelots se met furieusement à briser le silence qui règne sur le lac. Le moulinet commence à se dérouler tout seul, et René tout excité se précipite sur sa canne, s’arc boute et ferre le poisson qui semble vouloir défendre vaillamment sa peau et ses écailles.
Mais le combat contre l’homme étant inégal, apparaît bientôt la silhouette noire et nerveuse d’une belle carpe, qui se profile au bout du fil et arrive petit à petit près de la berge.
- Prends vite l’épuisette Titine, vite. Mais non pas comme ça ! Bon sang tu vas tout faire rater ! Quelle gourde alors ! Tu l’enfonces doucement et tu l’amènes vers le bord… doucement… tout doux… mais non pas si doucement ! Tu ne vois pas que le poisson repart, je vais casser la ligne !!!
Et voilà René qui tempête, jure, s’angoisse, reprend espoir et ferre comme un beau diable le poisson qui finalement est capturé.
C’est une carpe énorme !! Et pourtant voilà notre René qui arbore la mine déconfite d’un enfant déçu après avoir ouvert ses jouets de noël. Martine comprend encore moins ensuite le geste inimaginable de son mari, car après avoir pesé et mesuré le poisson qui se tordait encore, voilà que René, rageur, rejette le poisson à l’eau !
- Merde alors, elle est trop grosse, je dois la remettre à la baille ! C’est le règlement !
Et dire que cet après-midi ils s’étaient contentés d’une salade de tomates, d’un bout de fromage et d’une banane !
Le retour dans la voiture n’est pas des plus glorieux. Ils conservent tous deux un silence boudeur.
Le lendemain matin en vidant les poches du pantalon de René et Martine y trouve cette note :
- carte annuelle de pêche …………………………………….…...110 euros - supplément pour chgt de région ……………………………….65 euros - 2 cannes à pêches « supérior » 300 euros ……….……300 euros - 1 boite de bouillettes, vers de terre, etc.………………….25 euros - 1 sac à carpe « luxor »....………………………………………....40 euros - 1 épuisette « extra »…….......………………………………………50 euros - nécessaire pour montage de ligne…….…………………….100 euros - un seau plastique………………………………………….........……..8 euros. …………………………………………………………....................………_________ TOTAL…………………………………………………….................……703 euros
Martine devient toute rouge soudain…
Et dire qu’il trouvait que le cinéma c’était trop cher ! Mais à ce prix-là on aurait pu se payer combien de séances de cinéma ???
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