Éric Dompierre voulut se relever mais une violente douleur à la tête lui arracha un râle. Prudemment, il roula sur le côté pour prendre appui sur son coude. Ces seuls mouvements le firent grimacer. Tout son corps lui semblait hérissé d’aiguilles que le moindre geste enfonçait un peu plus sous sa peau. Il tenta de rassembler ses pensées, de ne pas se laisser envahir par la panique qui le gagnait. Où était-il ? Que s’était-il passé ? Du regard, il fit rapidement le tour de la pièce et eut du mal à refouler l’angoisse qui le submergeait. Enterré vivant, je suis enterré vivant ! L’expression lui martelait le crâne par vagues successives. L’espace confiné et l’air saturé d’humidité lui donnaient la nausée. Une grille d’aération à moitié enterrée projetait une lumière verdâtre contre les murs faits d’un mélange de terre et grosses pierres blanches, avec par endroits des pieux ou des planches de bois qui servaient d’étais. Éric se redressa avec difficulté, en prenant garde à ne pas se cogner contre le plafond trop bas. Il s’approcha de l’ouverture, essaya de voir au travers mais une sorte de muret un mètre plus loin masquait la vue. Éric tenta de s’accrocher à la grille. Elle était fixée sur la paroi externe, ce qui affaiblissait sa prise et les croisillons étaient trop étroits pour qu’il puisse y insérer les doigts. Impuissant, Éric se mit à taper dessus avec la paume de la main. Sans succès. Il se retourna. Face à lui, se trouvait une porte en métal sans clenche, à l’évidence beaucoup plus récente que le reste. Il y avait donc une sortie. Tout n’était pas perdu.
Refusant de céder au découragement, Éric se dirigea d’un pas chancelant, le front courbé, vers la porte. D’une main, lentement, en s’arrêtant plusieurs fois sur d’infimes aspérités, il fit le tour de l’encadrement cherchant sous ses doigts un mécanisme d’ouverture. Peine perdue. En désespoir de cause, Éric appuya de tout son poids contre la paroi métallique, attentif à la moindre oscillation. Rien. Absolument rien. Une bouffée de rage incoercible le saisit brusquement. Il se mit à cogner le métal de toutes ses forces avec ses pieds, ses poings, ses épaules, hurlant de colère et de peur mêlées. La douleur qu’il ressentait à chacun de ses coups décuplait son énergie. Au bout d’un moment cependant, à bout de souffle, il s’arrêta. L’inanité de ses tentatives lui donna envie de pleurer. C’est rien, Ricou, c’est rien, s’encouragea-t-il, c’est juste les nerfs qui lâchent. Laisse-toi aller, ça ira mieux ensuite. Il s’adossa contre le mur et se laissa glisser jusqu’au sol en terre battue, les épaules secouées par les sanglots. Après quelques minutes d’abattement, il se passa les mains sur le visage et se mit à considérer sa cellule avec attention. Quelques étagères sur le mur d’en face croulant sous un amas poussiéreux de bouteilles vides, un vieux réchaud rouillé, des cartouches... Une table au centre de la pièce sur laquelle étaient posés un pack de bouteilles d’eau et un sac plastique d’où émergeaient des provisions. Dans un coin, un seau recouvert d’un couvercle et de l’autre côté, posé à même le sol, le matelas maculé d’auréoles où Éric avait repris conscience. Rester calme, surtout rester calme. Et réfléchir.
Des images désordonnées commençaient à lui revenir. La chambre d’hôtel, les flics à sa porte, le bureau du juge, la horde de journalistes, monsieur Dompierre ! Monsieur Dompierre ! Que pouvez-vous nous dire sur votre patron ? L’inquiétude dans les yeux de Fred, ne t’en fais pas, je vais trouver une solution… Et puis, la nuit dernière, le portable prépayé que lui avait glissé le garçon pendant le service d’étage, cette vidéo qui lui avait vrillé le cœur, et l’échappée par le balcon filant qui donnait sur les toits. Elles avaient finalement payé, toutes ces heures d’entraînement devant le mur d’escalade avec Fred. Oh Fred ! Son rire devant la mine dépitée d’Éric quand celui-ci s’était découvert tout harnaché pour son premier cours, j’ai l’air d’un filet rôti… Mais non, mon amour, mais non, un filet mignon à la rigueur ! Un rire si solaire qu’il éclairait tout sur son passage, si bienveillant, si généreux qu’il avait tout emporté des inquiétudes d’Éric, de son goût du secret, de ses ombres mouvantes, de tous ces remparts qu’il avait dressés au cours de son existence et qui étaient tombés un à un… Le visage de Fred se matérialisa devant Éric avec une telle intensité qu’il tendit la main pour le toucher. Les yeux d’Éric se remplirent de larmes. Oh Fred…
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Merde ! jura Matthieu Delarive en arrivant sur le parking qui longeait la forêt. Une voiture était garée un peu plus loin. Par ce temps, c’était inattendu. Il avait plu une bonne partie de la nuit et le jour se levait tardivement sous une brume froide et humide, peu propice aux promenades. Mathieu avait espéré qu’ils seraient tranquilles, qu’il n’aurait pas à garder en permanence un œil sur le chemin, de crainte que ses goldens ne fondent sur un randonneur ou un joggeur. La radio locale crachotait dans les haut-parleurs poussiéreux. Vous êtes sur Radio Vallée de Seine, bonjour ! Tout de suite, les titres de l’édition de 8 h 30. Matthieu s’immobilisa un instant pour écouter. Justice : le procès concernant l’homme d’affaires controversé Francis Mattei s’ouvre aujourd’hui au palais de justice de Rouen. Francis Mattei est jugé pour trafic d’influences, corruption et délit d’initiés dans un certain nombre de marchés publics. Nous y reviendrons dans notre édition de 9 h 00. Fait divers : nous apprenons seulement ce matin qu’un homme a de nouveau été agressé sur les quais de la rive gauche de Rouen il y a deux jours, à hauteur du hangar 66, près du pont Flaubert C’est la sixième victime d’agression à cet endroit depuis le début de l’année. L’homme a été évacué dans un état grave au CHU de Rouen. Les forces de police se refusent… Qu’est-ce qu’on en a à battre, grogna Matthieu, c’est pas ça qu’on veut savoir… ah, voilà ! …Enfin, nous vous rappelons l’alerte aux intempéries inondations en vigueur, les services météorologiques annoncent un risque d’inondation pour la fin de semaine. Les services de la préfecture appellent à la plus grande vigilance. Matthieu coupa le contact en fronçant les sourcils. Putain, font chier ! Il habitait légèrement en retrait du front de Seine. Manquerait plus qu’on se retrouve sous la flotte ! maugréa-t-il à l’attention des chiens qui s’agitaient à l’arrière de sa Kangoo d’un autre âge. Ils avaient reconnu l’endroit, l’excitation montait. Matthieu soupira. C’est bon, c’est bon, on y va. Tout en ronchonnant contre ce connard qui n’avait rien d’autre à foutre, Matthieu cessa de fixer le Porsche Cayenne – putain, y en a qui s’emmerdent pas – et saisit sous la boîte à gants le sac contenant ses bottes. Les gémissements des chiens redoublèrent. Eh oh, deux secondes, grommela-t-il en ouvrant sa portière. Une fois équipé, il récupéra les laisses des chiens qu’il passa autour de son cou, puis il ouvrit le battant arrière du véhicule. C’est parti ! Deux boules de poils blanches se précipitèrent dans l’allée forestière.
Matthieu verrouilla la Kangoo par habitude – à choisir, quel abruti la préfèrerait au SUV ? – et se lança à leur suite. Il savait par expérience que les moments périlleux se situaient dans les premières minutes de la promenade. Le chemin s’enfonçait tout droit dans la forêt, offrant à la fois aux chiens une rampe de lancement particulièrement adaptée à des cavalcades folles et une vue dégagée qui donnait à chaque silhouette se détachant dans le lointain l’aspect d’une cible irrésistible. Ses goldens n’étaient pas le moins du monde agressifs mais voir deux chiens foncer vers vous à toute allure, les babines retroussées par l’effort et l’euphorie de la course, avait de quoi effrayer. Matthieu en avait parfaitement conscience. Au début, il criait de toutes ses forces « non, les chiens, non ! », mais il avait réalisé bien vite que son impuissance à se faire obéir affolait plus encore les promeneurs. C’est pourquoi il choisissait les heures les moins fréquentées ou les jours de mauvais temps. Ce qui n’évitait pas toujours les rencontres mouvementées. Matthieu avait remarqué que les personnes plus âgées étaient généralement plus tolérantes, prenant les témoignages d’affection des chiens avec une certaine bonhomie. On en a vu d’autres, mon garçon, semblaient-ils penser. En revanche, les trente-quarante ans se révélaient beaucoup moins bienveillants et Matthieu avait déjà dû hausser le ton. Certes, il reconnaissait volontiers les désagréments que pouvaient provoquer les chiens, mais ils n’étaient pas dangereux, juste turbulents, et il n’admettait pas qu’on lui intime l’ordre de les attacher. Si on ne peut plus promener librement son animal en forêt, s’agaçait-il, où pourra-t-on le faire ? Et quelle serait leur réaction, à ces coincés du bulbe, adeptes du jogging sous podomètre et sans doute des graines germées de quinoa, s’ils devaient se retrouver nez à nez avec un sanglier ? Ils iraient porter plainte à la mairie en exigeant qu’on lui colle une laisse ? Avec de tels arguments, la discussion s’envenimait parfois, mais ne se prolongeait pas. Son mètre quatre-vingt-dix, son poids qui taquinait le quintal et son air obtus imposaient généralement, sinon le respect, une certaine prudence.
En s’engageant dans l’allée, Matthieu aperçut au loin trois silhouettes qui se découpèrent un instant sur l’horizon avant de disparaître dans la brume. La truffe au sol, les chiens n’avaient rien vu. Matthieu fut rassuré, peu de risques qu’ils se croisent. La promenade s’annonçait bien, finalement. Matthieu avait eu tant de mal à trouver un secteur de la forêt qui ne soit pas trop fréquenté qu’il en devenait possessif et jaloux. C’était dingue, il avait parfois l’impression que les autres s’ingéniaient à se rendre exactement là où il avait décidé d’aller. Les trente-cinq heures avaient fait beaucoup de mal, les gens avaient trop de temps libre. Forcément, tu ne supportes pas les autres, lui assénait régulièrement Evelyne quand il s’en plaignait. Tu devrais aller vivre sur une île déserte, ajoutait-elle, et encore, tu arriverais à te plaindre du bruit des vagues. Matthieu haussa les épaules, comme si sa femme s’était trouvée devant lui. Son ex-femme, pour être précis. C’est vrai qu’il était râleur. Il l’avait toujours été. Par inclination sans doute mais aussi, du moins dans sa jeunesse, parce que l’intimité l’embarrassait. Ses fâcheries à tout propos masquaient sa timidité, habillaient son manque de personnalité, lui donnaient une contenance. Il aurait aussi bien pu fumer mais l’odeur de tabac froid qu’il avait subie dans sa jeunesse, imprégnée jusqu’à la nausée dans le cuir des fauteuils de la DS familiale, l’en avait dégouté à jamais. Les premiers temps, Evelyne avait trouvé spirituelles ses théories sur les petites tracasseries du quotidien. À ses traits d’esprit les plus réussis, elle renversait délicatement la tête en arrière, gorge offerte, égrenant un petit rire rauque qui le rendait fou. Les années passant, elle s’était lassée. Et lui s’était aigri. Ils n’avaient pas eu d’enfant, non par choix, mais cela ne s’était pas fait, voilà tout. Peut-être les choses auraient-elles été différentes… ou pas. Il devait reconnaître qu’ils n’avaient jamais été bien assortis. La passion des débuts les avait aveuglés mais la vie de couple, avec son lot de désillusions et de compromis, avait tôt fait de leur déciller les yeux. Rien que de très banal au fond. Peu à peu, la distance s’était transformée en gouffre, l’incompréhension les avait englués tous deux dans un silence épais dont ils ne sortaient plus que pour se houspiller l’un l’autre, tellement rôdés dans leur partition respective qu’ils n’éprouvaient plus aucun plaisir à réciter leur rôle, mais sans parvenir pourtant à s’en échapper. Lors d’une de leurs dernières disputes avant la séparation, Evelyne lui avait lancé, tu n’as plus besoin de moi, tu as tes chiens. Il n’avait rien répondu, s’était contenté de lever les sourcils d’un air maussade. Elle avait raison. Matthieu n’en tirait aucune fierté, encore heureux parce que c’est assez pathétique, se dit-il en enfonçant son bonnet sur son crâne, mais sa récente solitude ne le rendait pas malheureux non plus. Tout était tellement plus simple désormais.
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À califourchon sur lui, la fille se déhanchait en poussant de petits gémissements mécaniques. Ses doigts s’agrippaient aux draps pour garder l’équilibre. Lorain se redressa brusquement et la fit basculer sur le côté.
– Eh oh, qu’est-ce qui te prend, ça va pas ? – Laisse tomber, Nina, je suis pas d’humeur. – Ben merde alors, t’as vu l’heure ? C’était bien la peine de te pointer chez moi si tu veux pas baiser. Je pars bosser dans une heure, moi.
Lorain attrapa son paquet de cigarettes et son briquet sur la table de nuit.
– Désolé, je te dis. Ça arrive. – Non, tu fumes pas dans la chambre. Eh oh, tu m’écoutes ?
Lorain avait déjà sorti une clope du paquet. Il la ficha entre ses lèvres, l’alluma et aspira avidement la fumée. La première bouffée du matin. Ça au moins, c’était bon. La jeune femme se leva et récupéra sa robe de chambre sur la chaise.
– Putain, tu fais chier, Lorain ! fit-elle en nouant la ceinture autour de sa taille d’un geste sec. Attends au moins que je retrouve le cendrier.
Elle laissa la porte ouverte en sortant. Lorain l’entendit tempêter en malmenant les portes des placards et les tiroirs de la cuisine. Mais qu’est-ce que j’en ai fait ? C’est toujours pareil, dès qu’on a besoin de quelque chose, il disparaît ! Elle cria à son attention : tu sais pas ce qu’en t’en as fait la dernière fois ?
Il ne prit pas la peine de répondre, se contentant de fermer les yeux. Elle le trouva dans cette position quand elle revint dans la chambre. Elle s’approcha du lit, agacée.
– Eh oh, tu vas pas t’endormir en plus ! fit-elle en le secouant. Tiens, je l’ai pas trouvé, prends ça. – Mais non, t’inquiète, soupira-t-il en ouvrant les yeux pour saisir le ramequin qu’elle lui tendait. Il la regarda avec un sourire enjôleur, dis, ça t’ennuierait de me faire un petit café ? – Tu te fous de moi, là ?
Campée près du lit, la mine boudeuse et les yeux à demi masqués par sa frange, elle était furieuse. Lorain se cala contre le montant du lit. Son pied vint caresser le mollet de la jeune femme, remontant lentement le long de sa jambe.
– S’il te plaît, Nina…
Elle s’écarta brusquement.
– Oh c’est bon, arrête un peu ton numéro, tu me prends vraiment pour une pute ! – Ben, c’est le cas, non ? – T’es vraiment qu’un sale con.
Il tenta de lui prendre le bras.
– Désolé, excuse-moi, vraiment ! T’as raison, je suis qu’un gros con. Allez viens là, viens, je m’excuse je te dis. Il s’assit sur le bord du lit, l’attira à lui, la força à s’asseoir à ses côtés. Elle se laissa faire en protestant mollement. D’une main, il lui caressa la joue, souleva sa frange. Allons, allons, tu sais bien comment je suis, tu vas pas m’en vouloir pour ça, dis…
Elle se tourna vers lui.
– Pourquoi tu m’as sortie de la rue ? Pourquoi tu m’as trouvé ce travail si tu continues à me traiter comme ça ? Elle n’était pas en colère, elle cherchait juste à comprendre. – Ça n’arrivera plus, je te promets, tu as raison. C’est juste que… – Quoi ? – Rien, rien, parfois j’ai l’impression que tout part en couille. – Avec ta femme, tu veux dire ? – J’en sais rien… Avec elle, avec toi, mon fils, dans le boulot aussi, je sens bien qu’il y a quelque chose qui déconne mais je sais pas quoi, c’est peut-être juste la fatigue. – Qu’est-ce que tu lui as dit pour être là aussi tôt ce matin ? – Oh ça, c’est pas le plus compliqué avec mon taff, tu sais bien. En plus, avec l’affaire en cours, je t’ai déjà raconté… Et puis je crois que ça l’arrange au fond…
La jeune femme se tourna vers lui. Il fixait le mur devant lui d’un air vide. Un court instant, elle le regarda d’un air presque dur puis sa physionomie retrouva sa douceur, elle lui fit une bise légère sur la joue, lui tapota la cuisse et se leva d’un bond.
– Allez zou, va prendre ta douche, ça va te faire du bien. Je te fais un café pendant ce temps-là. Et après, tu me raconteras ça. Enfin, si tu veux.
Lorain terminait sa tasse quand le téléphone sonna. Nina se leva pour aller répondre. Il l’entendit dire, euh oui, il… il est là, je vous le passe. Elle revint dans la cuisine. C’est pour toi, le boulot, chuchota-t-elle en lui tendant le sans-fil. Sourcils froncés, Lorain prit le combiné et se dirigea vers la chambre.
– Commissaire Lorain, j’écoute ? – Ah, Commissaire, c’est vous ? C’est Berthier. Excusez-moi de vous déranger, j’ai eu du mal à vous trouver et comme vous m’aviez laissé ce numéro au cas où, je me suis permis de… – C’est bon, c’est bon, Berthier, le coupa Lorain qui avait récupéré son portable sur la table de nuit. Merde, plus de batterie. Je vous écoute, que se passe-t-il ? – On a un problème avec le témoin, Commissaire, on l’a perdu… – Comment ça, on l’a perdu ? Vous vous foutez de moi, Berthier ? – Non, Commissaire, non. Je vous expliquerai, on vous attend. – J’arrive, Berthier. Et vous avez intérêt à avoir des réponses, menaça-t-il. Son regard accrocha celui de Nina qui écoutait, adossée au chambranle de la porte. Après une brève hésitation, il reprit : Berthier, vous êtes toujours là ? – Oui, Commissaire… – Vous avez essayé de me joindre chez moi ?
Un silence penaud.
– Ben oui, Commissaire, vu que ça répondait pas sur votre portable. – Vous avez eu quelqu’un ? – Oui, c’est votre dame qui a répondu, elle pensait que vous étiez au bureau. Alors, j’ai… enfin, j’ai… – C’est bon, c’est bon, Berthier, j’ai compris. Je suis là dans un quart d’heure.
Il coupa la communication et balança le téléphone sur le lit.
– Eh merde, lâcha-t-il en se tournant vers Nina qui n’avait pas bougé. C’est bien ce que je pensais, tout part en couille…
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Fred finissait de trier les mousquetons dans la réserve quand le responsable de l’entretien passa la tête dans l’encadrement de la porte.
– Ah vous êtes là, monsieur Borde ? Je vous cherchais. – Bonjour, Léo, fit le jeune homme en se tournant vers lui. Ça va ? Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? – J’ai fini de nettoyer la salle, je voulais juste savoir si vous aviez encore besoin de moi. – Non, c’est bon, Léo, moi aussi je termine, je vérifiais juste les équipements. Vous pouvez y aller, je repasse par le bureau et après je ferme. – Très bien, monsieur Borde. N’oubliez pas de couper le générateur en partant et de le brancher sur la batterie. Sinon, on sera en rade de ventilation demain. – J’y penserai, Léo, ne vous en faites pas. Rentrez bien. – Merci, et bonne soirée à vous. L’homme allait partir quand il se ravisa. Ah, au fait, j’ai appelé la mairie pour l’éclairage du parking, ils m’ont promis de passer dans la journée pour voir ça. – Ah, merci Léo, vous avez bien fait, ça m’était complètement sorti de l’esprit. Plusieurs clientes m’en ont parlé, elles ne sont pas rassurées quand elles repartent seules le soir. En cette saison, il fait déjà nuit, je les comprends. – Oui, moi aussi, j’ai eu des remarques. J’espère qu’ils vont pouvoir faire quelque chose. – Mouais, on verra. Fred semblait désabusé. J’ai l’impression que les commerces en zone industrielle, c’est pas leur priorité. On serait en centre-ville, encore, je dis pas mais là… Il haussa les épaules en signe d’impuissance. Allez, c’est pas tout, je vous retiens pour rien, là. Rentrez bien, Léo, à demain !
Léo toucha son bonnet en signe de salutation.
– À demain, monsieur Borde.
Une vingtaine de minutes plus tard, après avoir baissé et verrouillé le rideau de fer électrique de son club d’escalade in-door, Fred se dirigea vers sa voiture. Il avait dû se garer assez loin, le parking étant devenu un lieu de co-voiturage. Ça aussi, ça constituait un problème, les adhérents ne trouvaient pas forcément à se garer quand ils venaient au club. À la réflexion, ça jouerait peut-être en sa faveur pour le remplacement ou la réparation des réverbères. Il n’avait vraiment pas besoin de ça en ce moment. La salle avait du mal à renouveler son public. Un autre lieu du même type s’était ouvert sur les quais rénovés de la rive droite de Rouen qui avait attiré les jeunes générations et séduit même parmi les plus fidèles. Tu comprends, Fred, on est désolés mais c’est quand même vraiment plus pratique. Fred avait réfléchi à un déménagement mais le prix de location au m2 l’en avait dissuadé. Il n’avait pas les moyens. Éric lui avait proposé de l’aider mais il avait refusé net, rien de tel que des affaires d’argent pour planter une histoire d’amour. C’était déjà bien assez compliqué comme ça. Fred n’était pas tranquille. La situation prenait une tournure qui leur échappait, quoiqu’en dise Éric pour le rassurer. Ne t’inquiète pas, je ne risque rien, ils ont juste besoin de moi pour l’épingler et ensuite, on sera tranquilles, je te promets. Tu parles. Aujourd’hui, il avait tenté de l’appeler plusieurs fois, sans succès. Il se demandait si les flics ne lui avaient pas confisqué son portable… En avaient-ils seulement le droit ?
Perdu dans ses pensées, Fred allait arriver à sa voiture quand il remarqua un véhicule imposant qui s’engageait sur le parking et avançait dans sa direction. Le moteur au ralenti avait quelque chose de menaçant. Les vitres teintées ne permettaient pas de distinguer le conducteur. Par réflexe, Fred leva les yeux vers les caméras de surveillance dont les hangars étaient équipés. Il se demanda si elles fonctionnaient de nuit. L’endroit était plongé dans une obscurité presque totale, percée uniquement par les réverbères de la voie rapide à deux cents mètres de distance, qui reliait la zone industrielle aux quais de Rouen. Fred se dépêcha d’actionner le bip de sa voiture pour en déverrouiller les ouvertures. Il avait déjà la main sur la poignée et s’apprêtait à s’engouffrer à l’intérieur quand une voix l’interpella.
– Monsieur Borde ? Vous êtes bien monsieur Frédéric Borde ?
Fred se retourna. Un homme plutôt grand se tenait debout près du véhicule, côté passager. Fred mit sa main en visière pour tenter de voir son visage mais les phares allumés l’aveuglaient.
– Et vous, vous êtes qui ? fit-il en grimaçant.
L’homme émit un petit rire.
– Qui je suis n’a aucune importance, monsieur Borde. Nous avons un ami commun, et je suis convaincu que, tout comme moi, vous ne voudriez pas qu’il lui arrive un… comment dire… un accident. N’est-ce pas, monsieur Borde ?
Malgré sa stature athlétique, Fred sentit la nervosité le gagner. Il avait cru un instant, ou plutôt il avait voulu croire, qu’il s’agissait d’un journaliste en quête de scoop. Mais le ton exagérément aimable de son interlocuteur et sa façon de traîner un peu sur la dernière syllabe des mots avaient quelque chose de glaçant. Il tenta de refouler ses craintes.
– Écoutez, commença-t-il, je sais pas qui vous êtes ou ce que vous voulez et pour dire vrai, je m’en fous. Il est tard, j’ai eu une longue journée, vous êtes gentil mais je rentre chez moi. Si vous voulez me…
L’homme leva la main pour l’interrompre.
– Allons, allons, monsieur Borde. Vous ai-je donné le sentiment que vous aviez le choix ? Si c’est le cas, je vous prie de m’en excuser. – Mais bordel, vous allez arrêter vos conneries oui ? Qu’est-ce que vous me voulez à la fin ?
L’homme fit claquer ses doigts. La portière côté conducteur s’ouvrit. Un homme en descendit et s’approcha de Fred.
– Je vous présente un ami, Georges, reprit l’homme. C’est un garçon charmant mais il a un défaut, il n’est pas très patient.
Le dénommé Georges s’arrêta à quelques pas de Fred. Celui-ci remarqua qu’il tenait une corde dans une main. Il eut un mouvement de recul.
– Eh, c’est quoi ces conn… ?
Il n’eut pas le temps d’achever sa phrase, Georges avait pivoté sur lui-même et lui envoya un violent coup de pied en plein plexus solaire. La respiration coupée, Fred fut projeté deux mètres plus loin. Il s’écroula comme un paquet de linge sale.
L’homme qui semblait être le chef soupira :
– Et voilà, c’est ce que je craignais. Je vous avais pourtant prévenu. Georges n’est très patient.
Fred était étendu par terre, à moitié sonné. Sans pouvoir réagir, il vit son adversaire se pencher au-dessus de lui, lui prendre les mains et les attacher l’une à l’autre avec la corde en serrant vigoureusement. Fred sentit les liens entamer ses poignets. Cette fois, il avait vraiment peur. Il lutta pour ne pas se mettre à crier. Le plus grand observait la scène de loin. N’oublie pas le bâillon. Sans un mot, Georges sortit un rouleau de scotch large de la poche de son blouson, en coupa un morceau avec ses dents et l’appliqua sans ménagement sur la bouche de Fred. Celui-ci secoua la tête, tenta de le mordre mais Georges plaqua sa main contre sa trachée. Fred sentit ses yeux se remplir de larmes, il étouffait. Georges ne relâchait pas son étreinte. Il colla son front à celui de Fred. Ne résiste pas ou tu meurs, siffla-t-il entre ses dents tout en maintenant sa pression. Fred suffoquait, les veines de son front se gonflaient, ses yeux commencèrent à se révulser, des spasmes agitaient son corps. Georges semblait ne pouvoir s’arracher au spectacle. Le chef se précipita pour séparer les deux hommes. Ça suffit, Georges, tu vas le tuer, arrête !
Après quelques instants, l’homme reprit d’une voix plus assurée :
– Voilà qui est mieux. Comprenez-moi bien, monsieur Borde, je ne vous veux aucun mal mais nous avons besoin de convaincre votre ami de ne pas faire l’erreur qu’il s’apprête à commettre. Et vous êtes notre meilleur argument. Puis, s’adressant à son acolyte, charge-le dans le coffre, et plus de bêtises, hein.
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La brume commençait de s’évaporer. La végétation entière bruissait d’humidité. Parvenu dans une petite clairière, Matthieu s’arrêta, saisi par l’étrangeté irréelle d’un lieu qu’il avait pourtant déjà traversé des dizaines de fois. Le ciel cotonneux s’était engouffré dans l’espace laissé libre par les arbres. Leurs silhouettes dressées, en cercle, fantasmatiques et presque menaçantes, semblaient figurer les mâchoires d’une créature surnaturelle. Matthieu ne passait pas pour un inconditionnel de la nature. Il venait en forêt pour être tranquille et promener ses chiens mais, hormis les essences d’arbres les plus ordinaires et quelques espèces de champignons, il n’y connaissait rien. Là, cependant, il ne pouvait rester insensible à la force très particulière, à la fois organique et quasi mystique, qui émanait de l’endroit. Tout semblait animé d’une vie propre. Les arbustes et les broussailles étaient constellés de fines toiles d’araignée, invisibles d’habitude, mais qui emprisonnaient ce matin des éclats de cette blancheur éphémère comme les bouts déchirés d’un immense voile de mariée. Un monstre et une vierge, décidément ça va pas mieux, mon gars, songea-t-il en se tapotant les bras pour se réchauffer avant de reprendre sa marche. Les chiens avaient disparu, pourchassant sans doute un gibier imaginaire. Matthieu siffla pour le plaisir de les voir revenir ventre à terre, chacun tentant de prendre le meilleur sur l’autre. Ils obéissaient au rappel quand celui-ci n’était pas utile, c’était toujours mieux que rien. Comme ils allaient arriver à sa hauteur, Matthieu tendit la main devant lui, doigts écartés, pour ne pas être percuté. Après avoir reçu une caresse et s’être ébroués vigoureusement, piquetant son anorak d’une myriade de gouttelettes boueuses, ils reprirent leurs divagations, guère impressionnés par les protestations de leur maître, putain, vous pouvez pas faire ça plus loin ? Matthieu gueulait pour la forme mais il se sentait bien, seul au monde ou presque, avec ses chiens.
Par bribes, il entendait les rumeurs du monde moderne, le trafic de l’autoroute qui déroulait son ruban de bitume de l’autre côté de la forêt. Loin de l’agacer, cette musique presque imperceptible lui rendait plus savoureuse encore la chance qu’il avait de pouvoir s’y soustraire. Grâce au petit héritage laissé par sa mère, Matthieu s’était mis en congé de l’administration où il officiait. Une mise en disponibilité comme on disait. Pas pour partir à l’aventure ou changer d’orientation professionnelle, non, il avait juste éprouvé le désir de profiter de la petite maison qu’il avait achetée sitôt le divorce prononcé. Cette même maison qu’ils avaient visitée avec Evelyne des années plus tôt, dont elle n’avait pas voulu, tu as vu l’état du toit ? Et puis qu’est-ce qu’on irait faire dans ce trou perdu ? Par un hasard où Matthieu voulait voir un signe du destin, la bicoque – Evelyne n’avait pas tort – se trouvait à nouveau en vente quand il s’était mis à s’enquérir d’un endroit à lui. Une visite lui avait suffi, il était retombé amoureux du jardin d’où l’on pouvait contempler la Seine. Depuis, il partageait le plus clair de son temps entre les travaux dans la maison, l’aménagement extérieur et les balades avec les chiens. Une vie simple… Il pensa à la nouvelle de Flaubert, ou bien Maupassant, il ne savait plus trop, l’histoire de cette vieille fille dont l’unique compagnon était un perroquet… Ah mais non, c’était Un cœur simple, oui voilà, ça lui revenait maintenant, c’était dingue comme sa mémoire lui jouait des tours désormais, il devenait v…
Une brusque détonation interrompit Matthieu dans ses réflexions, suivie presque immédiatement d’une seconde. Il s’immobilisa, tenta de repérer d’où venait le bruit qui semblait proche. Pour une fois tous deux parfaitement immobiles, à l’arrêt, les chiens le fixaient, attentifs à son attitude comme si elle devait conditionner la leur. C’est rien, c’est rien, murmura-t-il d’une voix apaisante. Un chasseur, peut-être ? La période de chasse avait commencé. Matthieu n’était pas vraiment inquiet à cet égard, la couleur crème des chiens les distinguait des animaux qu’on trouvait en forêt et les mettait a priori à l’abri d’une méprise et lui-même se jugeait trop massif pour égarer les chasseurs, même les moins avertis. Il ne vivait pas dans une région fréquentée par les ours. Souriant à cette pensée, Matthieu allait repartir quand l’image de la voiture garée sur le parking et les silhouettes fugitivement entrevues lui revinrent à l’esprit. Quelque chose l’oppressa soudain, une sorte de prémonition irraisonnée mais dont l’acuité le mit mal à l’aise. Après une brève hésitation, se traitant de poltron, il décida malgré tout de faire demi-tour. Tu parles d’un aventurier, bougonna-t-il avant de rappeler les chiens. Allez, les gros, on y va, il se remet à pleuvoir de toute façon. Quel temps de merde ! Ah tiens, ajouta-t-il en avisant sur sa gauche un sentier bordé de hêtres qui s’écartait du chemin où ils marchaient, on n’a qu’à passer par là, ça coupera. Matthieu n’aimait pas revenir sur ses pas, il avait le sentiment de punir les chiens, de les priver de nouvelles découvertes olfactives ou visuelles. T’es vraiment complètement gaga ! Cette remarque acerbe d’Evelyne, dont il devait bien avouer qu’elle n’était pas fausse, résonna dans son cerveau. Il secoua la tête pour la chasser, sans parvenir à se débarrasser dans le même temps de cette sensation diffuse d’angoisse, ce pressentiment d’un danger latent qui ne le quittait pas depuis quelques minutes. Il s’arrêta une fois encore, regarda autour de lui sans rien noter de spécial. Pas de nouveau coup de feu. Rien d’anormal. T’es vraiment con, lâcha-t-il après quelques secondes en s’engageant dans le sentier.
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Hélène Lorain reposa lentement le combiné sur son socle. Elle fixa sans vraiment le voir son reflet dans le miroir suspendu au-dessus de la console de l’entrée. Les dernières paroles embarrassées de Berthier flottaient encore dans l’air. Euh non, m’dame Hélène, il est pas au bureau, il doit… enfin, j’ai dû mal comprendre, désolé. Puis le déclic signifiant la fin de la communication. Elle l’imaginait, ce gros Berthier, raccrochant le téléphone avec précipitation et extirpant de son jean à la mode, très serré, trop pour un homme de sa corpulence, un mouchoir en tissu tout torchonné pour s’éponger le front après avoir retiré ses lunettes. Quel gamin de trente ans utilisait encore des mouchoirs en tissu ? Hélène l’avait croisé plusieurs fois depuis qu’il avait rejoint le service de son mari et chaque fois, elle devait surmonter une petite réticence pour lui serrer la main. Pauvre Berthier, il était gentil pourtant et d’après Christophe, c’était un bon élément. Tu es snobe, voilà tout, la taquinait-il gentiment, du moins au début… Depuis quand ne lui parlait-il plus gentiment ? Depuis quand ne lui parlait-il plus… ?
Elle ferma un instant les yeux, réprimant les larmes qu’elle sentait monter. Puis elle fit face à la femme qui la regardait à nouveau dans le miroir. Elle se savait mignonne dans sa jeunesse, elle l’avait toujours été. Elle n’y pensait pas vraiment, n’en tirait aucune vanité, portant sur son apparence un regard sans complaisance. Des cheveux d’un blond fade qu’elle rehaussait par des mèches, un front large, de grands yeux noisette expressifs, des pommettes hautes, un nez un peu long à son goût, une bouche qui avait tendance à s’affiner avec le temps, une mâchoire bien dessinée… Souvent quand dans les premiers temps de leur union, elle jouait à la coquette et s’inquiétait de son physique devant lui, Christophe riait avant de lui fredonner à l’oreille la chanson de Reggiani, on la trouvait jolie et voici qu’elle est belle, pour un individu presque aussi jeune qu’elle… Elle secoua la tête, c’était si loin tout ça…
– Maman, tu fais quoi ? J’ai entendu le téléphone, non ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Elle sursauta, surprise, et se tourna vers son fils qui sortait de sa chambre, l’air ensommeillé, les cheveux hirsutes, vêtu uniquement de son bas de pyjama. Elle émit un rire léger.
– Oh, tu m’as fait peur, Jérôme ! Non, rien, c’était… c’était une erreur. – Ah bon ? Putain, ils sont chiés de réveiller les gens à pas d’heure, maugréa-t-il en se dirigeant vers la salle de bain. – Eh oh, surveille un peu ton langage, tu veux ! Et ne reste pas torse nu, tu vas prendre froid. – Je retrouve pas mon haut, fit-il en bâillant. Pas besoin de toute façon, je vais me doucher. – Évite de mettre de l’eau partout, pour une fois. – Ouais, ouais…
Hélène faillit insister avant de se raviser. Oh après tout… Elle pénétra dans la cuisine et commença à préparer machinalement le petit-déjeuner. La cafetière était restée allumée, elle haussa un sourcil, le café serait tiède, tant pis. Elle sortit deux paquets de céréales, depuis peu elle les choisissait allégées pour elle. Christophe la trouvait trop sévère avec leur fils. Il a douze ans, lâche-lui un peu la bride bon sang ! Voilà à quoi se résumait désormais leur relation, des échanges au sujet de l’éducation de Jérôme, des reproches sur le peu de temps que Christophe passait à la maison… Hélène récupéra le lait et deux yaourts nature dans le réfrigérateur. Et ce coup de fil de Berthier, qui confirmait ce dont Hélène se doutait depuis longtemps déjà. Elle sortit les bols du placard au-dessus du micro-ondes, fit bien attention de prendre le bleu avec des petits carreaux blancs pour Jérôme, son préféré. C’était bizarre. Il y a près d’une quinzaine d’années, elle avait connu cette même situation mais elle n’y tenait pas le rôle de l’épouse délaissée à l’époque. Zut, elle avait oublié le sucre, Jérôme en saupoudrait ses céréales, elle se baissa pour l’extraire du portique tournant qu’ils avaient fait installer quand ils avaient rénové la cuisine, très pratique. Non, à l’époque, elle n’était pas l’épouse, elle était la maîtresse, la voleuse de mari. Le terme n’était pas trop fort, elle le savait, elle avait tant désiré qu’il quitte sa femme pour vivre avec elle. C’était si loin, avant de connaître Christophe, avant qu’ils se marient, avant qu’ils se jurent l’un à l’autre une fidélité sans faille. Elle y avait cru pourtant, elle avait espéré… Mais peut-être était-ce toujours comme ça, la reproduction d’un même schéma, de rencontre en rencontre. Le lave-vaisselle avait tourné pendant la nuit. Elle l’ouvrit, en sortit deux cuillères à soupe, elle le viderait plus tard. Elle pensa à son fils. Elle entendit le bruit de la douche qui s’arrêtait. Voilà, tout était prêt.
En contemplant la table disposée, elle réalisa qu’elle savait quoi faire, que sa décision était déjà prise au fond, depuis déjà un moment sans doute. Son fils fit irruption dans la pièce. Il se frottait énergiquement les cheveux avec une serviette qu’il laissa tomber sur une chaise. B’jou m’man, fit-il en lui claquant un baiser sur la joue. Il sentait le citron vert. Il s’affala à sa place habituelle. Ah chouette, t’as racheté des Miel Pops, j’ai une de ces faims ! Il en versa une bonne rasade dans son bol, aspergea généreusement le tout de lait, savoura d’un air satisfait le petit craquement que faisaient les céréales au contact du liquide, saisit sa cuillère, la plongea dans le bol et s’apprêtait à la porter à sa bouche quand il surprit le regard de sa mère qui le fixait.
– Ben quoi, qu’est-ce qu’il y a ?
Elle se mit à rire.
– Rien, rien, j’ai plus le droit de te regarder, maintenant ? Allez mange, elles vont être toutes ramollies, ajouta-t-elle en désignant les céréales du doigt.
Jérôme la considéra encore quelques instants d’un air perplexe – comme lui, pensa Hélène, exactement comme lui – avant de reporter à nouveau son attention sur son petit-déjeuner.
– Tu manges pas ? s’étonna-t-il après quelques cuillérées en constatant que sa mère n’avait pas bougé. – Non, finalement, ça me dit rien, je vais juste prendre un café. Euh… pendant que j’y pense, continua-t-elle en saisissant la cafetière, je vais devoir m’absenter quelques jours. Ta grand-mère est un peu fatiguée, c’est elle qui a appelé tout à l’heure, je voulais pas t’inquiéter… – Tu pars à Ajaccio ? s’exclama Jérôme. Putain, la chance !
Hélène ne releva pas.
– Je viens de te dire que Nano était malade. – Euh… oui, excuse-moi. Qu’est-ce qu’elle a, c’est grave ? Mais quand même… – Non, je crois pas, mais tu sais, elle se sent seule maintenant que Babo est mort, et comme elle ne peut plus voyager, je me suis dit que ça lui ferait du bien d’avoir un peu de compagnie. Et je vais pas te manquer, tu as l’école, Papa est là et de toute façon, je préviendrai Corinne. – Ah non, pas Corinne ! protesta Jérôme. Elle est chiante ! – Mais c’est quoi cette façon de parler, Jérôme ? Où tu te crois ? – Bah, tout le monde parle comme ça, j’te signale. Et n’empêche qu’elle est pas marrante, Corinne, bougonna-t-il en tapotant sa cuillère dans son bol, projetant des gouttelettes de lait sur la table.
Hélène soupira. Inutile de s’énerver.
– Allez dépêche-toi, ça va être l’heure. Je t’appellerai ce soir en arrivant. – Ah parce que tu seras pas là ce soir ? – Ben, Jérôme, je viens de t’expliquer. Tu as écouté ce que j’ai dit ? – Ouais, ouais, mais je pensais pas que… il cherchait ses mots, … que c’était pas pour déjà, quoi… – Que c’était pas pour déjà, quoi… répéta Hélène en dodelinant de la tête. Eh ben dis donc, t’es plus doué pour les grossièretés que pour le français à ce que je vois. Jérôme haussa les épaules. Allez file, tu vas finir par être vraiment en retard. N’oublie pas ton pass.
Au moment de partir, une fois équipé pour l’école, Jérôme se retourna vers sa mère tandis qu’elle allait refermer la porte d’entrée après l’avoir embrassé.
– Dis, maman ? Il hésitait. – Quoi ? Hélène attendit, un peu anxieuse. – Euh… tu pourras me ramener des canistrelli ? – Me rapporter, corrigea-t-elle machinalement. – Si tu veux, concéda-t-il, ça t’embête pas ? – Mais non, ne t’en fais pas. – Maman… ? – Quoi encore ? fit-elle mi souriante, mi agacée.
Jérôme prit une profonde inspiration avant de lui demander dans un murmure :
– Y a rien de grave, hein ?
Il la regardait avec ce drôle d’air qu’il avait parfois, un air de grande personne comme disait Christophe, un air un peu trop sérieux pour quelqu’un de son âge. Hélène sentit l’émotion la gagner. Pour échapper au regard de son fils, elle l’attira à lui, le serra avec plus de force qu’elle n’aurait voulu et lui chuchota à l’oreille, sans trop savoir qui elle voulait rassurer vraiment, Non mon grand, non, il n’y a rien de grave…
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Lorain débarqua en trombe dans la salle des inspecteurs. On parlait de lieutenants depuis déjà une quinzaine d’années, mais tout le monde continuait d’utiliser l’ancienne dénomination, ça sonnait mieux. Ça devenait fatigant, cette manie de vouloir sans arrêt renommer les choses.
– C’est quoi, cette histoire ? Berthier ! rugit-il sans prendre le temps de saluer les officiers sous ses ordres.
Le jeune lieutenant Berthier bondit de sa chaise, l’air apeuré. Un vrai gosse, mais un futur bon, Lorain en était convaincu, il avait un vrai sens de l’enquête. Cette pensée le radoucit. Il reprit d’une voix normale :
– Allez, dites-moi tout avant que le proc me tombe dessus. – Eh ben voilà, patron. Quand les collègues se sont pointés dans la chambre ce matin, Dompierre avait disparu. On pense qu’il est passé par le balcon filant. Les toits sont un peu loin, mais avec une bonne détente… – Un comptable ? objecta le commissaire. – C’est vrai, mais son copain est prof d’escalade, il l’a peut-être entraîné.
Lorain plongea ses yeux dans ceux de son officier.
– Dites-moi, Berthier, fit-il en fronçant les sourcils, vous n’êtes pas en train de faire une blague salace au moins ?
Le jeune lieutenant le regarda d’un air ahuri avant de se mettre à rougir violemment.
– Hein ? Quoi ? Non, pas du tout, Chef !
Lorain l’interrompit d’un geste de la main.
– Je plaisante, Berthier, je plaisante. Et je ne devrais pas, soupira-t-il. On a vraiment merdé sur ce coup-là. Il joignit ses mains devant son menton. Et les flics n’ont pas quitté la porte, on en est sûr ? – Oui, on les a relevés, bien sûr, mais on a toujours eu du monde devant l’entrée. – Pas de visite ? – Non, enfin, juste le garçon d’étage pour le repas du soir… – On l’a interrogé ? – Il était rentré chez lui. Besson et Lemonnier le ramènent. – Pas d’appel ?
Lorain surprit une hésitation sur le visage de son collègue.
– Eh bien ? – Non, pas d’appel dans la chambre. On avait tracé son portable mais il l’a laissé sur le lit. Ce qui est étonnant, c’est qu’il n’a reçu aucun appel de son copain de toute la journée. Alors que jusqu’à présent, il l’appelait plusieurs fois par jour. Dompierre l’a appelé quatre fois mais a priori, l’autre n’a pas répondu. – Bizarre… – Comment ça ? – Il est tout seul à l’hôtel, il doit témoigner au tribunal le lendemain avec le stress que ça représente, surtout dans ces conditions, et son mec ne cherche pas à le joindre de la journée ? Alors qu’il l’a appelé plusieurs fois la veille ! Ҫa vous paraît pas bizarre, à vous ?
Berthier se dandinait sur ses deux pieds, visiblement mal à l’aise.
– Je sais pas, ils se sont peut-être disputés ? – Oui, tout est possible, fit Lorain, songeur. Essayez de contacter ce… comment s’appelle-t-il déjà ? – Euh, attendez que je vérifie, fit Berthier en feuilletant ses papiers, attendez… – Alors, ça vient ? s’impatienta le commissaire. – Ah oui, voilà, je l’ai : Frédéric Borde ! – Bien, appelez-le, voir ce qu’il peut nous dire. Si son mec s’est barré, il doit savoir quelque chose. Et sinon, poursuivit Lorain en tapotant ses doigts contre ses lèvres. Les gars de la scientifique sont passés, on n’a rien trouvé ? – Ils n’ont pas encore terminé mais a priori, non. Ni dans la chambre, ni sur le balcon. J’ai envoyé deux gars inspecter les toits autour, on sait jamais. – Beau boulot, Berthier. Je file chez le grand patron avant qu’il me sonne. Tenez-moi au courant si vous avez du nouveau.
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Éric se réveilla transi de froid. Il avait dû perdre à nouveau connaissance. Il se leva péniblement, alla uriner dans le seau, remit le couvercle. Il récupéra sur le matelas la couverture d’une couleur indéfinissable et la passa autour de ses épaules en luttant contre le dégoût. Réfléchis, mon gars, réfléchis ! Y a sûrement un moyen de te sortir de là. Le bon côté des choses, c’est qu’ils ne veulent pas te tuer, sinon ils n’auraient pas laissé de vivres. Mais pourquoi t’avoir enlevé, bon sang ? Ils savent bien que tu ne diras rien, ils s’en sont assuré ! Le visage de Fred surgit à nouveau devant lui. Ils lui avaient promis qu’il était toujours en vie… Éric ferma les yeux, refusant de laisser l’angoisse l’envahir. Il prit une profonde inspiration et le regretta presque immédiatement. Une violente odeur de terre, de moisi et d’humidité conjuguées, lui assaillit les narines et la gorge. Il n’y avait pas fait attention la première fois, peut-être encore sous le choc de sa situation, mais là, il dut s’obliger à respirer à petites goulées pour lutter contre la nausée. Il avisa le pack d’eau sur la table, saisit une bouteille, la déboucha et but pour tenter de laver cette puanteur qui l’envahissait. Peine perdue. Il avait l’impression que tout son corps en était désormais imprégné.
Il posa la bouteille et fit à nouveau l’état des lieux de sa prison souterraine, en quête d’éléments susceptibles de lui être utiles. Mais après un rapide examen, il dut se rendre à l’évidence, il n’y avait rien qui puisse lui servir, en dehors peut-être de quelques bâtons de bois piquetés par les vers, sans doute d’anciens manches à outils. D’une main, il tâta le plafond, commença à gratter avec ses doigts. La terre était molle, elle s’effritait facilement. Il s’agissait juste de savoir à quelle profondeur la pièce se trouvait par rapport au sol. C’était une vieille construction. Ils n’avaient pas dû creuser bien profond. Rempli d’une fièvre nouvelle, il laissa tomber la couverture, ôta sa veste et s’empara d’un bâton…
Éric était en nage. Il s’escrimait contre le plafond depuis un moment déjà, sans grand résultat, quand il entendit soudain du bruit derrière la porte. Il faillit crier mais se retint. Il lâcha son outil improvisé, passa son bras sur son front luisant de sueur, essuya fébrilement ses mains sur la couverture qu’il avait posée sur la table. Vite, il saisit un des pieux de bois entreposés contre l’étagère et se plaça juste à côté de la porte, le bras levé tenant fermement son arme. Il n’aurait pas deux chances, il le savait. Il préférait ne pas songer à ce qui lui arriverait s’il manquait son coup. Le mécanisme d’ouverture s’enclencha, il vit la porte s’ouvrir, une main s’avancer dans l’entrebâillement. Il frappa de tout son poids, le bâton se rompit en percutant l’avant-bras. Éric se rua devant lui, bouscula l’homme qui entrait. Surpris, ce dernier perdit l’équilibre et se retrouva à terre, bloquant l’accès. Il poussa une bordée d’injures. Éric tenta de l’enjamber, il trébucha, se rattrapa de justesse. Il leva la tête, une autre porte, en bois celle-ci et ouverte. Plus loin, il aperçut un escalier dont les marches luisaient à la lumière du jour. Il y était presque ! L’homme derrière lui criait, il n’y fit pas attention et se précipita vers la sortie, remonta la volée de marches et déboucha à l’air libre.
Enfin ! Il resta un instant en suspension, il avait réussi, il n’en revenait pas ! Il s’apprêtait à repartir quand il entendit un cri, « non ! » suivi de deux détonations. Il ne comprenait pas. Il se tourna sur le côté. Deux autres hommes sur sa gauche… Le premier, très grand, avançait dans sa direction en hurlant. L’autre un peu plus loin restait immobile, le bras levé vers lui tenant un flingue. Éric voulut s’enfuir, il pouvait encore y arriver, mais ses jambes refusèrent de lui obéir, il chancelait. Il sentit quelque chose de chaud remplir soudain sa bouche, il porta une main à ses lèvres, baissa les yeux, ses doigts étaient rouges. Il regarda autour de lui d’un air étonné. Que se passait-il ? Les deux hommes approchaient. Le plus grand semblait furieux, il agitait les bras en gueulant après son acolyte, mais Éric n’entendait déjà plus. Il tomba à genoux, c’était tellement bête, il était si près d’y arriver, c’en devenait presque drôle, tant d’efforts pour échouer là. C’est vrai que c’était drôle, il devait le raconter à Fred, ça le ferait rire. Il le vit soudain devant lui, tout proche. Fred ! Éric voulait lui parler, il ouvrit la bouche, un flot de sang gicla sur sa chemise.
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Les deux goldens avaient intégré le changement de cap et s’étaient élancés avec enthousiasme à l’assaut de leur nouveau terrain de jeu, prenant en quelques foulées une belle avance. Matthieu allait les rappeler quand un bruit sec sur sa droite le fit sursauter. Il se retourna au moment où deux hommes surgissaient brusquement du sous-bois, à une dizaine de mètres derrière lui, à l’évidence aussi étonnés de le trouver là qu’il l’était de les voir. Ils se disposaient visiblement à partir dans la direction opposée mais se ravisèrent. Matthieu se surprit à chercher le troisième des yeux. Avait-il mal vu tout à l’heure ? Le souvenir des détonations lui martelait soudain les tempes avec une intensité désagréable. Et si… ? Matthieu n’eut pas le temps de formuler sa pensée, les deux hommes se dirigeaient vers lui d’un pas vif. Entièrement vêtus de noir, bottines montantes, bonnet sur la tête doublé d’une capuche, mains gantées. Quelque chose ne collait pas. Ils ne ressemblaient ni à des promeneurs, ni à des sportifs. Matthieu n’arrivait pas à déchiffrer leur regard, masqué par les capuches tombantes. Il tourna rapidement la tête vers ses chiens, devenus deux points blancs au bout du sentier. Qu’ils ne reviennent pas, surtout, qu’ils ne reviennent pas, implora-t-il en faisant face aux inconnus. Ceux-ci s’arrêtèrent à sa hauteur. Plus le temps de rien. Matthieu était costaud, mais s’ils possédaient une arme… L’un des deux, le plus grand, une cigarette aux lèvres, passa sa main dans l’ouverture de sa parka, semblant chercher quelque chose dans la poche intérieure. Matthieu sentit la veine sous sa paupière droite tressauter fébrilement, la vision du sang qui y affluait le submergea. L’homme s’approcha encore un peu plus de Matthieu, plongeant cette fois ses yeux dans les siens. L’autre s’était placé légèrement en retrait, bras croisés sur le torse. Il fixait Matthieu. Immobile. Matthieu sentit son cœur exploser dans sa poitrine. Il serra les poings. Il ne pensait plus, tout entier happé par le mouvement de la main du plus grand sous son manteau, à moins d’un mètre de lui. Au bout d’un temps qui sembla une éternité à Matthieu, l’homme se pencha vers lui. De sa main libre, il ôta sa cigarette des lèvres et demanda :
– Vous n’auriez pas du feu ? – Hein, quoi, pardon ? Matthieu ne pouvait détacher son regard du renflement que formait la main sous la parka. – Du feu ? insista l’homme, je ne trouve plus mon briquet, j’ai dû le perdre... Vous en voulez une ? ajouta-t-il en collant sa clope sous les yeux de Matthieu. Celui-ci se rendit compte qu’elle n’était pas allumée.
Derrière les deux inconnus, Matthieu vit apparaître le troisième homme. Front baissé, il finissait de se rajuster. Matthieu remarqua qu’il boitait. Il avait dû tomber, tout son côté gauche était maculé de boue.
– Aaah j’en pouvais plus ! lança-t-il à la cantonade avant de relever la tête et de s’interrompre à la vue de Matthieu. – Euh… non merci, je… je fume pas, balbutia celui-ci. – Vous avez bien raison, fit le plus grand en hochant la tête. Pas de feu alors, je présume ? – Non plus, désolé. – Tant pis. L’homme sortit enfin sa main de la parka et la posa sur le bras de Matthieu. Vous allez bien ? Vous êtes tout pâle. C’est à cause de vos chiens ?
Matthieu se dégagea avec une brusquerie qui décontenança son interlocuteur.
– Oui, oui, ça va, j’ai… comment ça, mes chiens ?
L’homme désigna les deux laisses qui pendaient autour de son cou.
– Ah oui, mes chiens…
Son interlocuteur insista.
– Ils vous ont échappé ? Je ne les vois pas. – Non, non, répondit Matthieu avec vivacité. Ils sont encore jeunes, ils ont tendance à fuguer mais ils finissent toujours par revenir. Le truc, c’est que je sais jamais quand !
L’homme le considéra d’un air perplexe.
– Très bien, on va vous laisser alors. Il jeta sa cigarette. Ce sera toujours ça de moins. Quel temps, hein ? enchaîna-t-il en s’écartant. On pensait que ça allait s’éclaircir, mais ça n’en prend pas le chemin. Il sourit à Matthieu avant d’ajouter à l’attention de ses compagnons, C’est bon, on peut y aller ? Ah, au fait, s’écria-t-il en se retournant après quelques pas, vous avez entendu les coups de feu ? ça chasse par ici, c’est dangereux ?
Après un temps d’hésitation, Matthieu haussa les épaules d’un air blasé.
– Bah, vaut mieux pas s’enfoncer dans le sous-bois, surtout là d’où vous venez. Un peu plus loin, y a une vieille bâtisse en ruines. On dit qu’elle a été le théâtre d’un massacre de résistants pendant la guerre. Certains prétendent que le coin est hanté depuis. Mais vous savez ce que c’est, les gens aiment se faire peur !
Il se mordit les lèvres, c’était plus fort que lui. L’homme hésita un instant, ses yeux cherchant ceux de Matthieu comme pour le jauger. Puis il hocha la tête avec un petit sourire avant de rejoindre ses camarades, levant la main en guise d’au revoir. Matthieu regarda le trio disparaître dans le virage. Il resta encore un moment planté au milieu du sentier, l’œil vide, attentif au saccadé des battements de son cœur, encore incertain de ce qu’il venait de se passer. J’ai pas rêvé quand même… Des aboiements lointains le ramenèrent à la réalité. Il prit une profonde inspiration. Voilà, j’arrive ! beugla-t-il. Une tache blanche au milieu des feuilles mortes attira son regard, il fronça les sourcils avant de reconnaître la cigarette de l’inconnu. Matthieu se baissa en gémissant, la ramassa et la mit dans sa poche. Ce sera toujours ça de moins, répéta-t-il à mi-voix. Quel con !
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Lorain raccrocha son téléphone en soupirant. Il se frotta le visage avant de reculer son fauteuil et de regarder la salle des inspecteurs à travers la paroi vitrée de son bureau. Il repensa à une époque pas si ancienne où lui et son collègue Manille officiaient de l’autre côté. Manille, qui avait été le premier à savoir pour Hélène. Le premier à qui il avait annoncé la grossesse de sa femme. Il se souvenait parfaitement de la confidence, de la discrétion qu’il avait demandée et que Manille lui avait assurée avant de saluer son départ ce soir-là d’un tonitruant « et un panier pour le petit Lorain, un ! » qui avait valu à Lorain une sortie sous les rires et les acclamations. Le commissaire sourit malgré lui en y repensant. Manille, son frère d’armes des premiers jours, qui vivait désormais en Guadeloupe. Et Hélène, qui venait de lui annoncer qu’elle s’envolait pour la Corse... Lorain supportait mal les départs. Il avait tenté de la retenir, sans lui mentir, sans s’inventer des excuses qui ne feraient qu’aggraver les choses. Elle l’avait écouté, presque docile. Elle n’était même pas fâchée, à y repenser. Juste lasse. De cette lassitude un peu mélancolique qui l’avait tant séduit la première fois où il l’avait rencontrée. Il se souvenait encore du regard qu’elle lui avait lancé au bout du couloir quand il attendait l’ascenseur, et du trouble qu’il avait ressenti, un trouble qui ne l’avait pas quitté durant les mois qui précéderaient leur vraie rencontre. Tout ça semblait si loin désormais…
En levant les yeux, Lorain vit Berthier qui franchissait la porte en brandissant un portable.
– Patron ! cria-t-il, Patron, on a du nouveau !
Arrivé dans la pièce, le jeune homme lui tendit le cellulaire avant de s’affaler dans le fauteuil en face en soufflant. Lorain examina l’appareil avant de lancer :
– C’est quoi, ça ? – Ça, fit Berthier d’un air triomphant, c’est la cause de la fuite de Dompierre !
Lorain le regarda, perplexe.
– Vous m’expliquez ou faut que je devine ?
Berthier se redressa et tendit les mains vers le téléphone.
– Oups, vous avez raison. Les gars l’ont trouvé sur le toit derrière l’hôtel. Dompierre a dû le perdre. Rendez-le-moi, je vous montre.
Lorain fronça les sourcils devant le ton impérieux de son subordonné mais s’exécuta sans relever.
– Ah voilà, regardez, c’est là ! s’exclama le jeune homme en lui tendant à nouveau l’écran qui s’animait.
On y voyait en gros plan le visage d’un homme déformé par les coups qui respirait avec difficulté. Méconnaissable. Après quelques secondes, le plan s’élargissait pour montrer la pancarte que tenait l’homme avant de se rapprocher à nouveau pour faciliter la lecture de l’inscription en lettres capitales « FAIS PAS LE CON. TU SAIS OÙ NOUS TROUVER ». Pas un mot prononcé, pas un son audible. Lorain repassa l’animation une fois en silence avant de se tourner vers son lieutenant.
– On sait qui c’est ?
Berthier opina du chef.
– On est en train de vérifier mais a priori c’est le mec qu’on a retrouvé roué de coups sur les quais hier matin. On pense que c’est Frédéric Borde, le copain de Dompierre. On a tenté de le joindre toute la matinée. Sans succès. On pensait qu’ils s’étaient peut-être enfuis ensemble, mais là… – Le mec dans le coma ? s’étonna Lorain. Pourquoi je suis pas au courant ? Pourquoi on n’a pas fait le lien plus tôt ? C’est insensé, ça ! – Vu le lieu où on l’a trouvé, les gars ont pensé que c’était une agression homophobe de plus, se justifia Berthier, et comme il était dans le coma et qu’on n’avait aucun moyen de savoir qui c’était… – Ça déconne dans ce service, martela Lorain d’une voix forte en se levant brutalement et en embrassant du regard la salle des inspecteurs, ça déconne, messieurs ! Va falloir vous reprendre en main !
Un silence de plomb se fit dans la pièce. Le commissaire resta quelques secondes debout, son regard passant de l’un à l’autre. Chacun semblait soudain focalisé sur son ordinateur ou sur un dossier urgent.
– Bien, continua Lorain d’une voix normale en se rasseyant, reprenons : on a une idée de l’endroit où ça a été tourné ? – Les spécialistes ne l’ont pas encore examiné, je voulais d’abord que vous voyiez l’enregistrement, je vais en faire une copie et leur apporter le portable. – OK, rien d’autre dedans ? – Non, à part ça, il est vierge. C’est un prépayé. Le garçon d’étage a reconnu qu’on lui avait donné cinq cents euros en début de semaine pour le faire passer à Dompierre. Ça s’est fait par téléphone, une voix de femme. Ils ont mis le portable et la somme dans sa boîte aux lettres. Il n’est pas sûr, mais là encore, il croit avoir repéré une fille au moment où il rentrait chez lui, sans doute une pute d’après sa description, même si de nos jours... Berthier prit un air désabusé avant de poursuivre. Il est en train de parcourir les photos de filles qu’on a en stock. J’ai aussi mis un gars des empreintes sur l’enveloppe, mais à mon avis, ce sont des pros, on n’aura rien de ce côté-là.
Lorain hocha la tête en signe d’impatience.
– Trouvez-moi quelqu’un qui puisse confirmer l’identification, bon sang ! Vous avez relevé ses empreintes ? J’imagine qu’il n’est pas fiché ? ajouta-t-il en relevant la tête vers Berthier. Il possède un club de sport, non ? – Oui, dans la zone industrielle. – Foncez là-bas et montrez sa photo, y a bien quelqu’un qui va le reconnaître, même dans cet état. – OK, Chef, je m’en occupe.
Lorain se leva et se dirigea vers la porte en prenant sa veste au passage.
– Vous allez où, Chef ? – Je retourne à la case départ, Berthier, grommela Lorain, je retourne à la case départ. Et devant l’incompréhension manifeste de son lieutenant, il précisa : je ne touche pas vingt mille francs et je vais directement en prison. Berthier le regardait bouche ouverte. Le Monopoly, Berthier, rugit-il, vous ne connaissez pas ? Mais dans quel monde vivez-vous ? Et transférez-moi la vidéo sur mon portable, j’en aurai besoin !
-o-
Quand Matthieu fit monter les chiens à l’arrière de la Kangoo, il constata avec surprise que le Porsche Cayenne n’avait pas bougé. J’aurais pourtant juré que c’était leur caisse ! Les vitres fortement teintées masquaient l’intérieur du véhicule. Bah, c’est pas le seul parking autour de cette forêt, arrête ta parano, se raisonna-t-il. Et puis, pourquoi seraient-ils restés ? Ça n’aurait aucun sens. Matthieu ouvrit la portière passager de sa voiture et troqua les bottes crottées pour ses chaussures de ville. Malgré tout, du coin de l’œil, il surveillait le véhicule garé quelques mètres plus loin. La matinée désormais bien avancée, le trafic s’était intensifié. Un poids lourd lancé à pleine vitesse klaxonna furieusement quand la portière arrière du Cayenne s’ouvrit côté route. L’homme qui avait parlé à Matthieu descendit de la voiture et s’approcha de lui. Merde !
– Monsieur Delarive ? Il devait crier pour couvrir le vacarme des camions qui se succédaient à quelques mètres d’eux. – Co… Comment savez-vous mon nom ? Qui êtes-vous à la fin ?
L’homme esquissa un sourire. D’un geste de la main, il balaya les questions de Matthieu et désigna son véhicule.
– Voulez-vous bien monter avec moi ? Nous serons plus à l’aise pour parler. Et comme Matthieu faisait un mouvement de recul, il plongea la main dans la poche de sa parka. Ne m’obligez pas à me montrer impoli, fit-il en laissant émerger la crosse d’une arme. Allons, ne faites pas de difficultés, je vous en prie, insista-t-il en se tournant vers son Cayenne.
Matthieu regarda désespérément la route qui longeait le parking. Personne pour l’aider. Un instant, il s’imagina s’avançant sur la chaussée et levant la main vers les véhicules qui circulaient vite, trop vite. Il se ferait percuter avant d’avoir fait trois mètres et si ça n’était pas le cas, l’homme n’hésiterait pas à intervenir, Matthieu n’en doutait pas. Résigné, après un dernier regard à ses chiens qui le fixaient derrière la vitre de la Kangoo, il se décida à rejoindre son interlocuteur. Celui-ci l’accueillit avec un sourire froid.
– Voilà, c’est beaucoup mieux comme ça, monsieur Delarive.
Le prenant par le bras, l’homme ouvrit la portière arrière du SUV et poussa Matthieu à l’intérieur.
– Allez, montez !
-o-
Lorain poussa la porte du Balto. En cette fin d’après-midi, la salle était étrangement déserte, à l’exception d’un homme derrière le comptoir qui lisait le journal et ne releva pas la tête à l’entrée du policier. Ce dernier se dirigea directement vers une autre porte au fond de la pièce ornée d’une plaque « Espace privé – défense d’entrer ». Au moment où il allait l’ouvrir, le barman, visiblement agacé d’être dérangé dans sa lecture, l’interpella d’une voix rogue :
– Eh oh ! Vous savez pas lire ? C’est interdit à la clientèle !
Sans un mot, Lorain brandit sa carte de flic et ouvrit la porte. Il longea un couloir étroit et se retrouva dans une autre pièce sans fenêtres contenant plusieurs tables où des hommes jouaient aux cartes, des piles de jetons placées devant eux. Dans le fond mal éclairé, Lorain distingua un bureau derrière lequel se tenait assis un homme âgé, téléphone à l’oreille et cigare aux lèvres.
– Bonjour, messieurs ! s’exclama Lorain, faisant sursauter l’assemblée. Alors, Morizio, poursuivit-il en s’avançant vers le bureau, comment se passe la retraite ? Tu n’as pas ouvert un tripot clandestin, j’espère ? – Ah c’est vous, Commissaire ? Je me demandais qui pouvait bien venir me voir, commença le dénommé Morizio en reposant son téléphone. Il ouvrit les bras en direction des tables. Il n’y a que des amis, ici, vous voyez bien ! Il faut bien qu’on passe le temps…
Lorain le coupa d’un geste de la main :
– Te fatigue pas, Morizio, je suis pas là pour ça. Dis-moi, poursuivit-il en se penchant au-dessus du bureau, on peut se parler en privé ?
Le vieil homme soupira, posa son cigare dans le cendrier avec un air de regret et repoussa son fauteuil contre le mur pour se dégager. Il se leva et fit signe à Lorain.
– Suivez-moi.
Après avoir repris le couloir en sens inverse, les deux hommes descendirent une volée de marches et se retrouvèrent dans une petite véranda aux allures de longère qui donnait sur un petit jardin bien entretenu. Le soleil déclinant diffusait une lumière douce sur les murs de briques qui protégeaient la propriété du voisinage.
– Ah c’est sympa ici, commenta Lorain. – C’est mon espace détente, si on peut dire, sourit Morizio en s’affalant sur les coussins d’un petit canapé en rotin qui protesta sous l’assaut. Installez-vous je vous en prie, poursuivit-il en désignant à Lorain le fauteuil qui lui faisait face, de l’autre côté de la table basse. Vous voulez boire quelque chose ? – Non merci, fit Lorain en se calant dans le fauteuil.
Morizio attendit qu’il soit confortablement installé avant de commencer.
– Alors, pourquoi êtes-vous là ?
Lorain sortit son portable, lança la vidéo que Berthier lui avait transférée et le tendit au vieil homme.
– Qu’est-ce que tu peux me dire là-dessus ? On l’a retrouvé dans cet état hier matin. Il est toujours dans le coma.
Morizio regarda attentivement les images avant de lever les yeux vers Lorain.
– Le monde est devenu fou, déplora-t-il. De notre temps… – On pense que c’est lié à l’affaire Mattei. Tu sais qui pourrait faire ça ? le coupa Lorain.
– Mattei, l’homme d’affaires véreux ?
Lorain opina du chef. Le retraité hocha la tête en signe de réflexion.
– Écoutez, ça fait longtemps que je suis plus dans le milieu. Non, je vous assure, insista-t-il en levant la main pour arrêter Lorain qui s’apprêtait à objecter, ça a beaucoup changé. Mais là, si c’est lié à Mattei d’après ce que vous me dites, ajouta-t-il après quelques secondes, je vois qu’un homme capable de ça dans le coin, un ancien mercenaire qui a bossé un temps avec les politiques locaux. Un vrai pro, mais j’ai entendu dire qu’il avait changé d’équipe et que ça merdait un peu. – T’as un nom ? Une adresse ? – Vous m’en demandez beaucoup, Commissaire. – Allez, en souvenir du bon vieux temps, l’encouragea Lorain. Je t’ai quand même arrangé quelques coups, non ? C’est un peu grâce à moi si tu peux profiter de ce joli jardin ! poursuivit-il en se tournant vers la baie vitrée.
Le vieil homme se pencha vers lui en hochant la tête.
– Mouais, mouais… Brunard qu’il s’appelle, ou qu’il se fait appeler plutôt. Paul Brunard. Son vrai nom, je l’ai jamais su mais ça devrait déjà vous aider. Ah c’est un dingue de bagnoles aussi, en ce moment il se balade en Porsche Cayenne. Pour l’adresse, alors là, j’en ai aucune idée… Je sais qu’il avait une petite qui créchait rue Leclerc, Nina qu’elle s’appelait si je me souviens bien, une belle gosse, mais on la voit plus, je sais pas ce qu’elle est devenue.
Lorain sentit son sang se figer dans ses veines.
– Eh oh, ça va ? s’inquiéta le vieux en lui touchant le bras. Vous êtes sûr que vous voulez rien boire ? – Euh… non, non, il fait trop chaud ici, marmonna le policier en se levant pour ouvrir la baie vitrée. L’air froid le saisit. – En tout cas, reprit Morizio en se rencognant dans son canapé, si vous trouvez la fille, y a de grandes chances que vous mettiez la main sur lui. Brunard, c’est pas le genre à lâcher une gagneuse !
-o-
La jeune femme achevait de verrouiller sa porte d’entrée et posait son sac à main sur la commode du vestibule quand une voix la fit sursauter.
– Bonjour Nina.
Elle poussa un cri avant de se retourner.
– Ah c’est toi ? Putain, tu m’as fait une de ces peurs !
L’homme se tenait debout dans l’encadrement du couloir qui menait à la chambre. Elle continua :
– Tu t’assois pas ? C’est pas prudent de venir ici, on en a déjà parlé, il aurait pu être là.
Tout en parlant, elle ôta son manteau et le rangea dans la penderie attenante. Il n’avait pas bougé, elle s’immobilisa, tentant de déchiffrer son regard.
– Tu ne m’embrasses pas ? demanda-t-elle après une petite hésitation en s’approchant de lui. – T’as quelque chose pour moi ? fit-il après un baiser rapide.
Elle s’écarta avec agacement.
– T’es drôle, toi. Tu crois que c’est facile ? soupira-t-elle en retirant ses boucles d’oreille d’un geste rapide. Elle les déposa sur la commode et se retourna vers Brunard qui observait ses mouvements.
– Je t’ai dit que je le ferais, non ? Qu’est-ce que tu veux de plus ? Je crois qu’il se méfie…
Brunard s’approcha de la jeune femme. Son regard ne la lâchait pas. Elle frissonna malgré elle.
– Ça devient urgent, Nina. On doit savoir où ils le planquent. Ne m’oblige pas à le répéter, tu sais que je n’aime pas ça, chuchota-t-il en collant ses lèvres contre l’oreille de la jeune femme.
Elle tenta de se dégager. Il lui saisit les mains et serra.
– Arrête, tu me fais mal, gémit-elle. – N’oublie pas de quoi je suis capable, Nina, menaça-t-il, sinon…
Il relâcha sa pression et repoussa la jeune femme sans ménagement. Elle manqua perdre l’équilibre, se cogna contre un fauteuil. Il passa devant elle et gagna la porte d’entrée. Il lui lança un dernier regard. Elle se frottait les mains, les yeux pleins de larmes.
– Ne me déçois pas…
Nina entendit le bruit des pas décroître dans l’escalier et la porte de l’immeuble claquer. Chancelante, elle alla se réfugier sur le canapé. Accroupie comme une enfant, les mains nouées autour des genoux, elle se mit à se balancer d’avant en arrière en fixant le ciel gris derrière la fenêtre…
-o-
Malgré sa situation délicate, Matthieu Delarive savoura un court instant la chaleur réconfortante qui le saisit en prenant place dans le véhicule. Il n’avait jamais eu l’occasion de monter dans ce type de voiture haut de gamme et regretta un court instant de ne pas avoir gardé ses bottes pleines de boue. Il aurait adoré saloper l’habitacle. L’idée le fit sourire.
– Eh bien, monsieur Delarive, je suis heureux de voir que vous n’êtes pas trop fâché de cette modification de votre planning.
Matthieu reprit son sérieux. Les deux sièges avant étaient occupés par les deux inconnus rencontrés un peu plus tôt en forêt. Ils étaient penchés sur leur portable et semblaient se désintéresser de ce qui se jouait à l’arrière.
– Comment avez-vous su mon nom ? Quel est le vôtre ? Et celui de vos petits camarades ? ajouta-t-il en les désignant d’un mouvement du menton.
L’homme se mit à rire en ajustant ses gants.
– Oh, voilà plusieurs questions en une seule ! corrigea-t-il, amusé. Alors, pour la première d’entre elles, ça n’est pas bien compliqué quand on a quelques relations. Concernant l’identité de mes amis, sachez qu’ils répondent au nom de Georges pour le chauffeur et Amir pour le second. C’est d’ailleurs à lui que vous donnerez les clefs de votre voiture, mais je vous expliquerai tout cela, ne vous inquiétez pas, ajouta l’homme en tapotant sur le bras de Matthieu qui s’agitait pour le rassurer. Quant à moi, je m’appelle Brunard. – Brunard, répéta Matthieu comme pour se convaincre de la réalité de la scène. – Oui, Brunard, confirma l’homme en hochant la tête. Je peux bien vous le dire, hein, puisque, même si j’apprécie votre compagnie, je suis désolé de vous apprendre que je vais devoir vous supprimer.
Matthieu resta sans réaction.
– Ah, voilà qui me plaît, s’écria Brunard. Les gens ont si souvent la détestable habitude de faire un foin de rien ! – Mais je comprends pas, objecta Matthieu, vous auriez pu me descendre tout à l’heure, dans la forêt, ça aurait été plus simple… – Eh bien en fait, non, répliqua l’homme qui semblait satisfait d’exposer son raisonnement. Je vous explique : c’est vrai que ça a été ma première réaction quand vous nous avez surpris et c’était bien mon intention. Et puis... j’ai remarqué les laisses que vous portiez autour du cou. – Je vois pas trop… commença Matthieu. – Mais c’est pourtant simple, voyons ! Ce n’est pas vous supprimer, vous, qui posait problème, mais bien vos chiens. Je n’avais aucune envie qu’ils nous échappent et qu’ils alertent je ne sais qui. Vous comprenez, fit-il sur le ton de la confidence en se penchant vers Matthieu comme s’il parlait à un vieil ami, ce dont j’ai besoin, c’est de temps. Oh pas beaucoup, juste assez pour nous assurer l’impunité…
Matthieu se tourna vers Brunard et sonda son regard. Cet homme était un illuminé. Il exultait presque à l’idée de le faire disparaître. Gagner du temps, il faut gagner du temps, se dit Matthieu en serrant les mâchoires. Pas question qu’ils touchent à mes chiens !
-o-
Lorain entra dans la cuisine déjà douché et habillé. Il fut surpris d’y trouver son fils debout devant le plan de travail, sa boîte de céréales à la main.
– Déjà levé ? Qu’est-ce qu’il se passe ? fit-il en l’embrassant. – B’jour P’pa ! On part au Mémorial du Souvenir de Caen avec ma classe, t’as oublié ? Faut que j’arrive plus tôt. J’te mets un bol ?
Lorain hocha la tête en murmurant :
– Ah oui c’est vrai, le Mémorial, ta mère m’en avait parlé.
Il se dirigea vers la cafetière, vit qu’elle était prête, appuya sur le bouton. Son fils attendait, le bol à la main.
– Alors ? – Euh oui, oui, excuse-moi, je veux bien, merci.
Jérôme posa le bol bleu à carreaux blancs à la place de son père avec une solennité dont la raison échappa totalement à son père.
– C’est bien le Mémorial, fit celui-ci en guettant l’avancée du café. – T’y es déjà allé ? – Non…
Lorain regarda son fils achever ses préparatifs, le lait, le sucre, les cuillers… Il avait grandi. À cet âge-là, on change vite, lui aurait rétorqué Hélène… La veille, quand il était rentré, son fils dormait déjà, Corinne était redescendue chez elle – à l’étage en dessous, c’était pratique – en lui laissant une part de lasagnes dans le four. Il n’y avait pas touché, s’était contenté d’une barre de céréales avant d’entrebâiller la porte de la chambre de Jérôme. On distinguait à peine son visage sous la tignasse blonde. Lorain se tint un long moment debout sur le pas de la porte, à écouter le souffle régulier du sommeil de son fils. Il aimait ces moments. Quand son fils était tout petit déjà, il aimait le regarder dormir, il lui semblait à la fois si fragile, si innocent mais également si confiant dans l’amour et la sécurité que lui offraient ses parents. Lorain en était à la fois émerveillé et terriblement inquiet. Et s’ils n’y arrivaient pas, si la noirceur du monde finissait par l’atteindre… Hélène le rassurait quand il manifestait ses craintes. Hélène… La voix de Jérôme le tira de sa rêverie.
– Elle rentre quand, maman ?
Le café avait coulé. Lorain saisit la cafetière et versa le liquide fumant dans son bol. Tout en surveillant le niveau, il répondit à son fils.
– Je sais pas… – Elle t’a rien dit ? Tu l’as eue au téléphone hier soir ? T’es rentré tard ? Je t’ai pas entendu.
Lorain hocha la tête en faisant la grimace.
– Tu me files mal à la tête.
Le gamin plongea le nez dans son bol. Lorain l’observa quelques secondes. Susceptible, comme sa mère. Il crut l’entendre répliquer, ben voyons, avec une petite moue ironique comme chaque fois qu’il était de mauvaise foi et qu’elle le démasquait.
– Non, elle m’a rien dit, je pense qu’elle va rester un petit moment, le temps… Lorain hésita, son fils avait relevé la tête et le fixait avec attention… le temps, reprit-il, que Nano aille un peu mieux, je suppose.
À la déception qu’il lut dans les yeux de son fils, il sut qu’il s’était planté. Lamentablement. Il se décevait lui-même. Il voulut expliquer, chercha des mots qui pourraient traduire ce qu’il ressentait mais il se rendit compte qu’il en était incapable. Il eut soudain l’impression que la cafetière pesait le poids de ses non-dits. Il la posa sur la table et s’assit en face de Jérôme, les épaules un peu voûtées. Le père et le fils terminèrent leur bol en silence.
Une fois Jérôme parti, Lorain repensa à ce que Morizio lui avait dit la veille à propos de Nina. Lorain était passé chez elle avant de rentrer mais il ne l’avait pas trouvée. Il avait tenté plusieurs fois de la joindre, en vain. Une bonne partie de la nuit, il s’était repassé en boucle ses premières rencontres avec Nina. Bordel, elle s’était bien foutue de sa gueule ! Elle l’avait manipulé comme un bleu, lui faisant croire que c’était lui qui menait la danse alors qu’elle avait tout prévu. La garce ! Ce matin encore, il fulminait de colère. Il fallait qu’il se calme et qu’il réfléchisse. Il prit une profonde inspiration. Il était vraiment dans la merde. Si jamais l’enquête remontait jusqu’à elle… il préférait ne pas y penser. Il fallait qu’il lui parle. Les moments qu’ils avaient passés ensemble défilaient dans sa tête, il avait beau être furieux, il n’arrivait pas à se départir d’un sentiment de pitié, peut-être même s’il était tout à fait sincère avec lui-même, de tendresse envers elle. Lorain allait à nouveau composer son numéro pour tenter de la joindre quand son portable sonna.
– Commissaire, c’est Berthier !
Le jeune officier semblait surexcité.
– Que se passe-t-il, Berthier ? – On a identifié la femme ! C’est une prostituée du nom de Annie Forestier, mais elle se fait appeler Nina.
Lorain se râcla la gorge avant de demander :
– Vous l’avez arrêtée ? – Non, pas encore, Besson et Lemonnier sont en route, ils me tiennent au courant. Mais c’est pas tout, Chef ! – Je vous écoute, fit Lorain en s’efforçant de conserver un ton neutre. – Suite à l’appel que vous m’avez demandé de lancer hier, une patrouille a repéré un Porsche Cayenne sur la nationale 31, en lisière de forêt. Et attendez, vous allez pas le croire !
La voix de Berthier montait dans les aigus quand il s’énervait. Il s’arrêta un instant pour reprendre son souffle. Lorain attendait.
– Vous êtes toujours là, Chef ? – Où voulez-vous que je sois, Berthier ? répliqua le commissaire en levant les yeux au ciel. – Oups, vous avez raison, Chef. J’en étais où moi ? Ah oui ! On a aussi eu un appel d’un promeneur. Il dit avoir entendu des coups de feu et trouvé des traces de sang près de la maison des résistants, vous savez, dans la forêt de la Londe. C’est dans la même zone, ça peut pas être une coïncidence !
Non, sûrement pas, murmura Lorain en sentant un petit picotement familier courir le long de ses doigts. Il reprit à l’attention de son subordonné :
– Écoutez-moi bien, Berthier. Demandez à toutes les équipes de laisser tomber ce qu’elles font sur le champ et de vous rejoindre. – Euh… Même Besson et Lemonnier, Chef ? s’étonna le jeune homme, ça pourrait être intéressant de… – Oui, même eux, le coupa Lorain d’un ton tranchant, on a besoin de tout le monde, immédiatement ! Voilà ce qu’on va faire…
-o-
– Attendez que je comprenne, reprit Matthieu Delarive, vous vouliez déjà me tuer quand nous nous sommes croisés tout à l’heure ? Mais… pourquoi ? – Oh voyons, monsieur Delarive, vous n’allez pas me faire l’injure d’affirmer que vous n’avez pas compris ce que nous avions fait ! Et vous savez le plus drôle ? ajouta-t-il après quelques secondes en se tournant vers Matthieu.
Celui-ci secoua la tête en signe de dénégation.
– Eh bien, on n’avait même pas l’intention de le tuer, ce couillon de pédé ! Mattei en avait encore besoin. Si ça n’avait tenu qu’à moi, on ne l’aurait même pas enlevé, on lui avait fait assez peur pour qu’il ferme sa gueule, mais voilà, quand Mattei ordonne, Brunard obéit ! Non, pour tout vous dire, on venait juste pour le déplacer, c’était une mauvaise idée de le planquer là, trop de passage… et cet imbécile, là, fit-il en désignant le conducteur de la main, il n’a même pas été foutu de l’arrêter sans le plomber !
Le dénommé Georges interrompit leur conversation.
– Patron, c’est bizarre, vous devriez regarder… – Quoi ? s’agaça Brunard. – La route… Y a plus une voiture qui passe, c’est pas normal.
Les quatre hommes fixèrent la chaussée totalement déserte.
– Merde, siffla Brunard entre ses dents, ils sont là !
À peine avait-il achevé sa phrase qu’ils entendirent une voix sortie d’un mégaphone.
– Vous êtes cernés ! Mettez vos mains sur la tête et sortez de la voiture !
Brunard se tourna vers Matthieu, l’air menaçant.
– Comment nous ont-ils retrouvés ? fit-il en lui fouillant rapidement les poches.
Il brandit le portable de Matthieu.
– Vous les avez appelés ? Mais quand ?
Matthieu hésitait. Ce serait trop bête de mourir maintenant, si près d’être secouru. Mais quelque chose dans l’expression de Brunard l’incita à parler.
– Vous aviez raison. J’ai eu des doutes dès que je vous ai vus. Après votre départ tout à l’heure, j’ai poussé jusqu’à la maison avec les chiens. On a trouvé du sang et les traces dans le sol de quelque chose de lourd qu’on traîne. Elles menaient jusqu’à l’ancien abri construit par la résistance. Je viens ici souvent, j’avais déjà remarqué la nouvelle porte, ça m’avait intrigué…
À mesure qu’il parlait, Matthieu voyait le visage de Brunard se figer et une lueur inquiétante s’allumer dans ses yeux.
Georges se tourna légèrement vers eux.
– On fait quoi, patron ?
Le regard toujours fixé sur Matthieu, Brunard secoua la tête.
– Que veux-tu qu’on fasse, pauvre con ? On fait ce qu’ils disent, sauf si tu veux te faire canarder.
La voix dans le mégaphone reprit :
– Sortez les mains en l’air ! C’est terminé !
Les portières du Porsche Cayenne s’ouvrirent brusquement. Lorain vit d’abord surgir les hommes qui occupaient les places avant. Ils restaient debout, mains en l’air, à côté du véhicule.
– C’est bien, cria-t-il dans le haut-parleur. Avancez lentement droit devant vous.
À l’arrière, rien ne bougeait. La géolocalisation indiquait la présence du portable du promeneur dans la voiture, mais l’homme pouvait aussi bien être dans le coffre. Il hésitait sur la marche à suivre. Soudain, il se raidit, la portière arrière s’ouvrait lentement, côté forêt. Lorain n’avait pas un bon angle de vue. Un homme imposant apparut, les bras levés, suivi presque immédiatement par un second qui se tenait juste derrière. Lorain ne voyait pas ses mains. Il reprit le mégaphone.
– Montrez vos mains, tout de suite !
Lorain jeta un rapide coup d’œil sur le côté. Les deux sbires avaient été pris en charge par les collègues. Il concentra son attention sur le couple qui sortait de la voiture.
– Laissez-moi partir, j’ai un otage, cria Brunard. Je n’hésiterai pas à tirer ! – Vous n’avez aucune chance, la partie est terminée, rendez-vous !
Lorain baissa son mégaphone et se tourna vers Berthier qui attendait accroupi derrière la voiture de patrouille. Il lui tendit l’engin.
– Prenez ça, Berthier et continuez à lui parler, je fais le tour, on voit rien d’ici. – Mais Commissaire, protesta son lieutenant, la brigade d’intervention est en route ! – Ils n’arriveront pas à temps, Berthier, j’ai pas envie d’avoir une autre victime sur les bras.
Lorain planta là son lieutenant et, protégé par les voitures de police qui s’étaient positionnées en travers de la route, il courut jusqu’à la lisière de la forêt et disparut dans le taillis. Dans sa course, il entendait la voix de Berthier qui découvrait les joies du mégaphone et des premiers larsens.
– Vous nous entendez, Brunard ? On sait que c’est vous ! C’est fini. Rendez-vous et il ne vous arrivera rien ! – Vous savez rien du tout ! gueula Brunard. J’ai un otage, vous pouvez rien contre moi !
Lorain longea le bord de la route, passa à côté de la Kangoo. Énervés par l’agitation ambiante et le mégaphone, les chiens aboyaient sans discontinuer, couvrant en partie le bruit des pas de Lorain sur les feuilles mortes. Arrivé à hauteur du Cayenne, il se posta un peu en retrait, choisissant un angle d’où il pouvait atteindre Brunard sans mettre en péril la vie de l’otage. Enfin ça, c’était la théorie.
Berthier continuait d’inciter le criminel à se rendre. Tout en ajustant sa ligne de mire, Lorain salua mentalement l’aplomb de son jeune lieutenant. Puis il ne pensa plus, se concentra sur la cible, assura sa position avant de crier brusquement :
– Brunard ! Police, lâche ton arme !
L’ancien mercenaire se retourna, tentant d’embarquer son otage avec lui pour faire rempart mais trop tard, la première balle lui perfora le poumon avant qu’il ait terminé son geste. Lâchant l’otage qui se jeta au sol, il leva le bras vers Lorain. Il n’eut pas le temps de tirer. Le deuxième impact éclata sa pommette, traversa le crâne et alla se ficher dans la carrosserie du Cayenne. Brunard fut violemment projeté en arrière, sa tête heurta le véhicule avec un bruit mat, puis il s’effondra lentement et glissa sur le côté.
– Cessez le feu ! cria Berthier dans le mégaphone. Cessez le feu !
Lorain s’approcha de la voiture. Il aida Matthieu Delarive à se relever. Putain, vous m’avez fait peur ! s’écria celui-ci avant de se retourner vers le mort. Y a pas dire, vous l’avez pas raté, ce salopard ! Lorain hocha la tête sans dire un mot. Les gars de la balistique arrivaient déjà, il leur confia son arme après avoir enlevé le chargeur. Il connaissait bien cet état presque hypnotique qui suivait une telle montée d’adrénaline. Il fallait juste attendre que ça redescende. Berthier accourut vers lui. Lorain l’écarta gentiment sans entendre ce qu’il disait. Il avait besoin d’un moment de calme. Il alla jusqu’à sa voiture, se pencha pour attraper son paquet de cigarettes sur le tableau de bord, il en sortit une, reposa le paquet, récupéra son briquet dans le tiroir à CD, alluma sa clope, la porta à ses lèvres et aspira profondément la fumée. Il regarda un long moment tous ces gens qui s’agitaient en tous sens autour de lui. Il pensait à sa femme, à son fils… Peu à peu, il refit surface, les bruits du dehors infiltrèrent la bulle qu’il avait provisoirement créée.
– Patron, venez voir !
Berthier se tenait à côté du coffre grand ouvert du Porsche Cayenne. Lorain s’approcha.
– Regardez, si c’est pas malheureux, fit son lieutenant en s’effaçant pour le laisser passer.
Le commissaire distingua un corps de petite taille recroquevillé sur lui-même en position fœtale. Le visage était caché par la chevelure. Lorain resta immobile quelques secondes. Berthier continuait de parler mais il n’y fit pas attention. Il se pencha, écarta délicatement une mèche de cheveux, sa main frôla la joue froide. Il savait déjà.
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