Durant les années trente, les gens étaient souvent obligés de voler de la nourriture pour subsister, et ce petit conte, qui se déroule dans le Sud de l'Italie, pourrait actuellement se passer dans n'importe quel pays du tiers monde.
Le système féodal mis en place dans ces régions considérait les hommes comme du bétail, comme tous les systèmes féodaux me direz-vous. Et encore, les bêtes étaient parfois mieux traitées que les hommes. On peut dire qu'à la libération, ce système avait presque pris fin. Je dis presque, car aujourd'hui encore, les barons et les fils de barons continuent à exploiter les plus pauvres, mais d'une manière plus douce, plus subtile. Ils ont maintenant eux aussi quelques problèmes avec les diverses mafias locales, qui voudraient gratter elles aussi quelques bénéfices, toujours sur le dos des plus humbles qui continuent à travailler plus pour souffrir plus, et en silence. Mais revenons aux années trente.
Les familles les plus pauvres travaillaient pour des gnouri, qui étaient les gardiens des terres, intermédiaires entre les propriétaires et les paysans. Car ils louaient les terres sur lesquelles ils exploitaient les paysans ou les serfs, pour le compte des barons. C'est cette sorte de personnes étranges, qui se placent toujours entre deux eaux, qu'on pourrait appeler des crocodiles. Leur indigne rôle les mène souvent à une forme de folie schizophrénique, car ils sont à la fois du côté des maîtres et eux-mêmes esclaves. Gardiens du temple et domestiques. Loups et agneaux, mangeurs mangés, enfin bref, ils sont surtout indispensables aux vrais maîtres, car ils sont leur relais, oui c'est ça, ils sont une simple courroie de transmission. Et c'est tout. Rien de plus.
Ceux qui regrettent cette période féodale ont la tête vide, et le cœur sec comme la coquille d'une noix. Ils se voient dans le camp des riches propriétaires terriens, mangeant et buvant sur le dos des pauvres gens. Et même s'ils en étaient, comment pourraient-ils se réjouir de vivre sur autant de misères ? Autant de drames, de mortalité infantile, d'ignorance, de maladies, enfin de misère pure et simple.
Je vais vous raconter une histoire de Don Mimmo.
Don Mimmo était un homme plutôt grand pour l'époque, avec de beaux traits, d’une grande sagesse, et avait un sens assez personnel de l'honneur. Souvent pour répondre aux diverses provocations, il préférait lancer un éclat de rire et tapoter la joue de son adversaire plutôt que de se battre. La rumeur disait qu'il était maître d'escrime, et d'ailleurs, il ne se promenait jamais sans son épée. On dit qu'il avait été champion à Naples, et qu'il en aurait embroché quelques-uns. Étant donné sa grande culture, hautement plus élevée que la moyenne des habitants de ces régions, barons compris, il servait d'écrivain public, de comptable, et d'instituteur, pour les plus humbles, comme pour les puissants. Ainsi, il était au courant de toutes les histoires, magouilles financières, intrigues amoureuses, et parfois, il aimait plaisanter en se moquant du curé, lui disant tout bas qu'à eux deux, ils détenaient tous les secrets de la Calabre. Mais ça ne faisait pas rire le curé, qui était coincé, et complice des barons et des riches. Il ne possédait pas de terre, juste une maison, et un petit potager qu'il louait à Giovanni, son voisin et ami d'enfance avec qui ils étaient partis en France quelques années plus tôt.
Certains disent qu'il avait appris à lire et à écrire avec un vieil ermite qui aurait vécu dans une grotte. Mais c'était une rumeur qu'il avait lui-même lancée, car il aimait faire des plaisanteries, et brouiller les pistes. La vérité est qu'il s'était rendu en France juste après la Grande Guerre, dans une grande université parisienne, la Sorbonne. Et qu'une riche héritière, proche des mouvements anarchistes, s'était éprise de lui. Elle lui avait financé des études, avant de se marier avec un riche héritier. Il avait disparu une dizaine d'années et il maîtrisait aussi bien le grec que le latin, le français que les mathématiques, les sciences naturelles, et cætera. On lui avait proposé un poste de professeur à l'université de Messine, qu'il s'était empressé de refuser, pour suivre une fille de pêcheur de Melito, du nom de Melina, qui devint sa concubine. Car Don Mimmo, en plus des institutions scolastiques, refusait aussi le mariage. Elle lui donna sept filles qui grâce à Dieu survécurent toutes, et grandirent en bonne santé.
Il allait de temps à autre, la nuit, chaparder quelques fruits dans le champ du voisin. Il ne le faisait pas vraiment par nécessité, car il était payé la plupart du temps avec des morceaux de lard fumé, des fromages, des œufs, et parfois une petite pièce d'une ou de cinq lires… Mais il aimait ramasser les fruits, la nuit, et méditer à la fraîcheur d'une source, en regardant le ciel étoilé. À l'aurore, de l'autre côté de la rivière, où coulait un filet d'eau, des bruits avaient attiré son attention, et c'est ainsi qu'il put distinguer le baron, accompagné du gnouri. Ils faisaient les cent pas, marchant d'un bout à l'autre du champ de pastèques, et prenaient des notes sur un carnet. Ce champ de pastèques était entouré d'une clôture et de fils de barbelés, et était jalousement gardé par le gnouri, qui depuis l'avènement du chemin de fer exportait une partie de sa récolte vers le nord. Mais les habitants du coin, de temps à autre, creusaient des petits tunnels par lesquels ils arrivaient à faire passer quelques pastèques. Rien de bien méchant.
Quelques jours plus tard, un grand panneau était solidement planté au milieu du champ. Un panneau dans le plus pur style fasciste, très haut, très grandiose. Sur ce panneau il y avait une inscription qui consterna tout le petit quartier. « Dans ce champ, il y a une pastèque empoisonnée, avis aux voleurs.»
- Oui, je les ai vus l'autre jour, ou l'autre matin plutôt. Ils faisaient les cent pas avec le baron, raconta Dom Mimmo à Giovanni. - Comment ça, tu les as vus, de chez toi tu peux rien voir. - Non, mais de chez toi, sous les oliviers, on a une vue magnifique sur le champ de pastèques. - Et que faisais-tu sur mes terres ? - Je mangeais quelques-unes de tes pêches… Elles sont très bonnes d'ailleurs. - Ha bon ? Et elles sont si bonnes ? - Les meilleurs de toute la Calabre. Sucrées à point. - Parce que tu as goûté à toutes les pêches de Calabre ? - À peu près, oui !
Les deux hommes se mirent à rire.
- Tu es un sacré zigoto, Mimmo. Tu n'as pas changé, depuis… - Depuis notre jeunesse, Giovanni, depuis notre périple. - Lorsqu'ils t'ont arrêté Mimmo, je n'ai rien pu faire, c'est Hélène qui m'a dit ou ils t'avaient amené, mais ils ne m'ont pas fait rentrer, alors… - Alors tu es rentré au pays, et alors ? Qu'est-ce que tu aurais pu faire ? Venir en prison avec moi ? Mais non Giovanni, tu as bien fait de partir, revenir au pays est la meilleure chose que nous ayons faite, tous les deux. - Oui, sûrement. Giovanni regardait l'horizon, les montagnes, le ciel. Tu te rends compte de ce qu'on a fait, Mimmo. On a rêvé de liberté quand les autres rêvaient de richesses. On a combattu pour l'anarchie, et nous voilà paysans, comme nos pères, sous le joug fasciste. - Parle pour toi, moi je ne suis pas paysan, je suis toujours un homme libre. - Eh oui, bien sûr, tu vis en me piquant mes pêches.
Les deux vieux amis éclatèrent à nouveau de rire.
- Tu sais Giovanni, un jour le fascisme tombera, les dictatures finissent toujours par s'effondrer, le problème c'est : quand ? Et après combien de morts ?
Giovanni regardait toujours les montagnes, et restait silencieux. Un long moment se passa avant que Dom Mimmo ne rompe le silence.
- Tu sais Giovanni, pour les pastèques, j'ai une parade. - Les pastèques ? - Oui, les pastèques, le panneau. - Pourquoi, tu as besoin de pastèques ? - Non, bien sûr que non, mais nos voisins, ils aiment bien en chaparder quelquefois, et moi, que veux-tu, ça m'amuse de voir ce cochon de gnouri hurler à la mort. - Et tu crois qu'il y a vraiment une pastèque empoisonnée ? - Je ne sais pas, et on ne peut pas prendre de risques. - Alors, que comptes-tu faire ? - Tu verras.
Dom Mimmo finit par se lever, et après avoir salué son ami, il partit vers sa maison. Sa femme Melina et ses deux grandes étaient parties aux champs. Elles ramassaient la résine de pavot pour un agriculteur de Brancaleone. C'était à une vingtaine de kilomètres, et un camion venait les chercher à l'aube, pour les déposer le soir. Dom Mimmo aurait voulu leur donner une autre vie, et peut être aurait-il dû accepter de donner des cours à Messine. Mais si quelqu'un, quelque professeur jaloux le dénonçait, non, il risquait trop gros. Il n'était pas bon d'être communiste en ces temps obscurs.
Le soir, Melina et les deux grandes rentrèrent du travail, et Elena, la troisième avait préparé un bon dîner.
- Demain, j'irais voir les pêcheurs, je vous ramènerai des bons poissons. Elena, tu aimes les poissons n'est-ce pas ? - Oui père, j'aime les poissons. - Toi aussi Thérèse, et toi Catarrhe, tu les aimes aussi ? - Oui père, répondirent les petites en même temps. - Est-ce que dimanche vous voulez venir avec moi chez Giovanni ? - Oui papa, j'aime bien aller sous les oliviers, à l'ombre, près de la rivière, répondit la plus petite. - En plus, je ne vous le promets pas, mais il y aura peut-être un spectacle. Et de la bonne pastèque à manger. - Un spectacle ! s'exclamèrent les trois filles.
Melina sa femme fronça les sourcils.
- Qu'est-ce que tu racontes, Mimmo ? - Tu verras !
Le samedi passa, et Dom Mimmo ramena les poissons promis à ses enfants ; durant la nuit, Dom Mimmo s'éclipsa une fois de plus, mais ce soir-là, il ne partit pas chaparder des pêches dans le champ du voisin. Non, il partit avec une échelle, un petit seau de peinture, et un pinceau. Le lendemain matin, il dormit jusqu'à dix heures. Sa femme Melina et les petites avaient préparé des œufs durs, pris un bon saucisson, du pain et des tomates. Sans oublier le sel, et une bouteille de vin. Lorsque Dom Mimmo se réveilla, tout était prêt pour le pique-nique.
- Alors papa, ce spectacle ? - Chut, asseyons-nous, et mangeons pour le moment.
La petite famille était installée et Mimmo envoya Thérèse chercher Giovanni. Lorsque Giovanni arriva, avec son accordéon, et après avoir salué la petite famille, il demanda à voix basse, tout en pouffant de rire :
- C'est toi ?
Melina, qui avait l'ouïe fine demanda :
- C'est toi quoi ? - C'est moi quoi ? demanda dom Mimmo à Giovanni. - C'est toi qui as écrit sur le panneau ? répondit Giovanni, qui se remit à rire. - Et qu'est-ce qu’il y a écrit sur le panneau ? demandèrent les petites. - Oui, qu'est ce qu'il y a d'écrit sur le panneau ? demandait Melina. - Toi qui as de bons yeux, Elena, lis-nous ce qui est écrit, demanda dom Mimmo. - Dans ce champ, il y a maintenant deux pastèques empoisonnées.
Giovanni éclata de rire, les enfants et Melina ne comprenaient pas. Et Mimmo riait dans sa barbe. Giovanni, tout en se tordant de rire, se mit à expliquer :
- Avant, le gnouri avait écrit : « Dans ce champ, il y a une pastèque empoisonnée, avis aux voleurs. » Comme ça, personne ne pouvait plus piquer de pastèques sans prendre le risque d'être empoisonné, et aujourd'hui, quelqu’un a rajouté : « Dans ce champ, il y a deux pastèques empoisonnées. » Comme ça, même le gnouri ne pourra plus ramasser ses pastèques sans prendre le risque d'empoisonner quelqu'un. Et ils se remirent à rire.
C'est à ce moment que le gnouri et le baron, suivis de quelques hommes firent irruption dans le champ de pastèques. Le gnouri hurlait de rage, piétinait son chapeau, donnait des coups de pied dans une pastèque et se roulait par terre. Le baron regardait en direction de Dom Mimmo.
- C'est ces sales communistes, c'est eux, j'en suis sûr criait le gnouri. - Les enfants, je ne vous avais pas dit qu'il y aurait du spectacle ? Regardez-le, comment il crie ce cochon de gnouri.
Les hommes qui accompagnaient le Baron finirent par couper le panneau à coups de hache, et le sortirent du champ. Puis ils le brûlèrent. Le baron, seul, finit par s'approcher de nos amis. Il traversa le filet d'eau, sautant d'une pierre à l'autre, et remonta en direction des oliviers.
- Bonjour dom Mimmo, donna Melina, et signor Giovanni, dit le baron. - Bonjour Baron, répondit dom Mimmo, tu veux manger avec nous ? - Non, merci, dom Mimmo, ma femme m'attend. - Alors, quel est le but de ta visite ? Car Dom Mimmo avait acquis le privilège de tutoyer le baron. - Pour moi, ce panneau, c'était une erreur… il s'interrompit quelques longues secondes. Et, je dois dire que la parade, je ne m'y attendais pas. Mais c'était oublier qu'un homme d'esprit, et tu vois qui je veux dire, habite la vallée. - Et alors Baron ? - Alors, s’il y avait une pastèque, hum, disons indigeste, nous l'avons supprimée, mais s'il devait y en avoir une seconde, il serait bon, que tu viennes la récupérer, si par hasard le responsable de cette farce voulait bien te révéler laquelle est la pastèque dangereuse. Lorsqu'on sera partis bien sûr, ou cette nuit. Ainsi, dès demain matin, nous pourrons reprendre la récolte. - Tu veux que j'aille récupérer une pastèque, c'est ça ? Écoute Baron, tu sais que je t'estime beaucoup, même si politiquement, tu es dans l'erreur, mais, si tu patientes, je vais de ce pas récupérer une pastèque dans ton champ et tout de suite.
Ainsi, dom Mimmo partit en marchant tranquillement, et revint un quart d'heure plus tard, avec une énorme pastèque. Le baron, qui s'était assis, observait. Le gnouri, qui avait suivi Dom Mimmo, se précipita avec un bâton à la main.
- Écoute Baron, s'il a pris la seconde pastèque empoisonnée, c'est que c'est lui qui l'a empoisonnée.
Dom Mimmo riait aux éclats, en voyant la bêtise du gnouri. Le baron observait. Melina, Giovanni et les enfants ne savaient que penser. Dom Mimmo sortit son épée, le gnouri recula de quelques pas, et Dom Mimmo trancha la pastèque en deux. Puis la découpa en tranches, et en proposa au gnouri, qui hurla de rage.
- Moi, je ne mange pas de la pastèque empoisonnée ! - Moi non plus, dit tranquillement Dom Mimmo, tout en croquant à pleines dents dans la tranche de pastèque.
Il servit ensuite toute sa famille, puis Giovanni, puis le baron. Le baron tendit la main, et tout en riant, croqua à pleines dents.
- J'en ai pris une qui était à l'ombre, et pas loin de l'eau, elle est vraiment bonne, n'est-ce pas Baron ? - Très bonne. Merci - Non, merci à toi, c'est toi qui m'as dit de prendre une pastèque, non ? - Eh oui. - Mais elle n'est pas empoisonnée ? demanda stupidement le gnouri. - Ici, le seul poison, c'est toi, pas vrai Baron ? - N'exagère pas Dom Mimmo, n'exagère pas. Bon, il est temps que nous partions, ma femme m'attend, et je commence à avoir faim. Allez Andrea, venez, nous partons.
Ainsi, le baron et le stupide gnouri s'en allèrent. Dom Mimmo, Giovanni, et la petite famille jouèrent une tarentelle, et l'après-midi se passa joyeusement. La suite, c'est que les habitants du quartier purent piquer encore quelques pastèques, et que Dom Mimmo venait de jeter les bases d'une prochaine lutte. Mais ça, je vous le raconterai une autre fois.
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