Au poste de vigie, sur mon navire Mes nuits blanches sont roses de rougir
J’ai fait capitaine le gré du vent Qui souffle jusqu’aux tréfonds de l’oubli L’épave connaît ce chant captivant Des sirènes, au cap de la folie
Depuis, ma gueule de bois drague l’écume Tangue sous les charmes du désespoir Et ma proue, lovée d’un serpent à plumes Sillonne les flots amers d’idées noires
Les bouteilles échouées, par-dessus bord Sont vides, car je ne sais plus frapper À l’encre du cœur, dardé de sabords Mon incommensurable vacuité
Au poste de vigie, sur mon navire Mes nuits blanches sont roses de rougir
Peu à peu, vers l’horizon décrépi Lorsque l’étoile pâlit avant l’âge Une brume dense s’épanouit Où trame l’écueil, servant du naufrage
Sauve qui peut les ultimes fragrances L’impression d’une île entrevue jadis Quand le prisme indigo de mon enfance Luttait contre l’ivresse des abysses
Je puise dans l’océan suranné Les restes brisés d’une âme à la mer Quelques oripeaux d’un rêve bleuté Pour grimer le monde avec sa poussière
C’est par un beau dimanche matin, vers 15 heures, qu’Antoine se réveille tranquillement. En cet instant encore flou il pense que tout va bien, qu’une nouvelle journée s’annonce, pareille à toute autre. Comme un homme paisible qui n’a pas à subir le diktat d’une alarme sonore, il s’étire, bâille, se gratte la tête et sûrement, pète un coup. Bientôt, l’œil vitreux, mais averti, note amèrement les reliquats d’une autre réalité ; la chaussure gauche toujours à son pied, la lumière déclinante du soleil hivernal, une bouteille vide à ses côtés… C’est alors qu’il sent poindre en son cœur le malaise grandissant, familier… cet infâme bruissement d’ailes de la conscience, l’oiseau de malheur des inconstants. Antoine ne bouge plus, il sait de métier que le pire est à venir. En position couchée, on contient mieux les soubresauts du corps meurtri, empoisonné. Déjà, les flashs de la veille torpillent l’esprit comme un essaim d’abeilles dérangées. Toutes les conneries qu’il a pu dire, tout ce cirque qu’il a fait, spectacle à trois sous, c’est désespérant. Sur la crête tempétueuse de son paysage intérieur, il s’approche maintenant du vide, ce vaste trou noir de la mémoire, miroir grossissant du néant qui l’abîme. Le jeune homme se penche alors, en quête d’indice…
– Ohé ! Il y a quelqu’un ? semble demander l’esprit au souvenir. – C’est pour quoi ? marmonne ce dernier comme un écho lointain. – J’aurais besoin que tu m’éclaires un peu par ici, je n’y vois plus rien ! Il me manque quelques heures de vie cette nuit, je ne sais même plus comment je suis rentré chez moi… – Oh bah, tu te démerdes ! je suis en train de réparer tout ce foutoir. Il y a des fils qui se touchent et des circuits cramés. J’ai réussi à faire repartir la machine, tant bien que mal, mais pour ce qui est de cette nuit, c’est foutu… Tu peux t’asseoir dessus, alcoolique.
Passons, se dit-il, nul besoin d’appeler ses amis pour sentir, l’air de rien, s’il a fait des siennes… En général, ce qu’il en ressort, c’est que tout le monde s’est bien marré finalement. De toute façon il n’y a plus rien à faire. C’est passé et puis c’est tout. Et d’expérience, il sait quand même au fond de lui si ça craint vraiment. A priori, là, ça va. Ça ne devait pas être mémorable. Puis c’est ridicule ce besoin d’être rassuré, se dit-il en guise de conviction. On réclame tout… de l’amour, de l’attention, de la compassion… alors qu’on ne fait que se regarder le nombril. Celui qui s’inquiète de son image, c’est parce qu’il s’y complaît. Quand tu assimiles ça, tu doutes enfin de tout, tu souffres sainement, en silence, et tu creuses le sujet. Le nœud du problème, décide-t-il, c’est qu’il s’en met autant dans le pif que dans le gosier ces derniers temps. À la différence des cuites d’alcool qui l’abrutissaient gentiment le lendemain, cette manie qu’il a d’y rajouter la cocaïne le déprime grave. Un coup de cafard chimique, scientifique… implacable. Il a beau se jurer qu’il n’y touchera plus jamais, il y replonge souvent. C’est une descente aux enfers qu’il visite chaque week-end… On se fait de ces mondes parfois, sans faire gaffe, complètement à l’envers ! Plein de sommeils sans rêves, de nuits sans étoiles, de cauchemars au réveil. Après cette brève introspection, Antoine se bouge, malgré les risques encourus. Il y a les besoins impérieux ; celui de fumer une clope et de fuite en avant… Et d’autres, nécessaires, comme de pisser un coup, se moucher et s’hydrater. Il retire enfin sa chaussure et se lève. Le cœur endolori s’emballe, le sang afflue, acide, et frappe les tempes ; la migraine s’installe pour de bon. Il sort de la chambre, frotte les murs du couloir et rentre dans la cuisine où trône la cafetière, prête à ronronner. Il s’en grille une en attendant son petit plaisir… celle bien meilleure qu’il fumera avec le café.
Quelques heures ténébreuses s’écoulèrent lentement, cruellement… Notre héros chercha vainement de la codéine, cet anesthésiant du corps et de l’esprit. Il essaya de dormir jusqu’au lendemain pour changer de jour, de personnage, pour mettre son bleu de travail du lundi matin et tenir son petit rôle dans la société. Mais le sommeil ne vint pas. La télé non plus ne fut d’aucune aide. Il la regarda sans voir, avec des yeux de poisson mort. Car un terrible sentiment prédomine depuis son réveil, quelque chose qui est là depuis longtemps, enfoui dans l’ombre, mais qui, présentement, lui chauffe les oreilles et sent le roussi… c’est la honte. Grondante comme un orage tropical, elle va tomber dru sur le peu d’estime qu’il lui reste… le laissant tout ramolli, détrempé jusqu’au fond de la culotte. C’est ici que nous retrouvons Antoine le péteux dans une situation inédite… Prostré devant une feuille blanche, un stylo dans la main gauche. Il aimerait bien comprendre à la fin comment on en arrive là, à s’en vouloir terriblement sans savoir pourquoi… Dans cette voie de garage où l’on ne peut plus se voir en peinture. Il voudrait donner le change, écrire quelque chose de beau… Antoine se figure alors en mer, sur un petit bateau à la dérive. L’Océan, pense-t-il en oxymore, Terre promise des égarés. De ceux qui subissent de plein fouet chaque remous de l’existence. Frêles esquifs tout baveux d’écume, ils vont, cahotant, s’échouer toujours à la surface des choses. C’est le prix à payer quand on est infidèle à la vie… lorsque l’on a une peur bleue des profondeurs. De ces rêveries ondoyantes, se dégagent maintenant une couleur, et puis une autre. Timide comme un pastel, son premier trait pénètre à peine la feuille nue. Il écrit tel un puceau, à tâtons, avec la trouille de cracher trop vite, de tout gâcher. Antoine s’applique, il veut que ça rime à quelque chose… il compte les syllabes, joue avec les sons, avec les tons. Et forcément, la nature est ainsi faite, il se déniaise bientôt avec son premier jet :
« Au poste de vigie, sur mon navire Mes nuits blanches sont roses de rougir »
« C’est pas dégueulasse ! » s’exclame-t-il à la relecture… Et ça lui fait du bien. Il goûte un bol d’air frais bienvenu, comme s’il sortait pour un temps la tête de l’eau. Dans une moindre mesure, le temps ayant fait ses griffes, il ressent quelque chose d’analogue à l’enfance ; une sorte de pouvoir… Celui qui, d’une simple couette, érige une cabane trois étoiles… d’un vieux bout de bois, un gros serpent à combattre… L’insouciante faculté de plier le monde à sa guise, d’en faire une cocotte en papier. C’est alors qu’il comprend tout à fait cette honte si difficile à formuler. Sa gorge, gonflée d’hormones détraquées, ne peut soutenir la tristesse existentielle et les changements d’état successifs… Il déraille complètement… Ce que c’est monstrueux d’être un homme ! s’emballe-t-il. Comme c’est criminel de vivre en dessous, amoindri, tel un pauvre type qui ne sait plus aimer. On ferme les portes à double tour, on s’enivre mesquinement, pour pas cher, afin de se donner une attitude, une contenance devant les autres et pour soi-même… Et l’on devient ce trouduc, ce censeur. Un connard capable de violence pour faire taire, pour ne plus laisser voir ni entendre sa trouille d’être abandonné… Celui qui balaye en vitesse, sans égards, les rêves brisés dans son for intérieur. L’homme dénaturé vivote ainsi, péniblement, en faisant du bruit comme on meuble le vide. Il trimballe cahin-caha son mal d’amour ; c’est sa faute et son fardeau… S’il existe une justice ici-bas, c’est peut-être ça ; une sorte de karma. On souffre de ce que l’on tait, on pâtit d’être lâche… Car on ne peut totalement ignorer, quelque part dans la nuit, les sanglots étouffés de notre laissé-pour-compte… Ceux d’un petit garçon éperdu, qui pleure abondamment.
Le jeune homme finira consciencieusement son premier texte poétique, remodelé au fil des jours. Il gardera à fleur de peau, comme une large cicatrice, les stigmates de cette opération douloureuse, nécessaire et chirurgicale, d’où jaillit l’écriture. Il sait désormais qu’il doit cohabiter avec quelque chose de plus profond que ce qu’il est devenu… de bien plus exigeant. Il faudra réconcilier deux parties de lui-même, l’une désabusée, abîmée et nulle… Et l’autre, au fond du placard, douée d’une infatigable rage de vivre. Si l’imaginaire était conté, s’il pouvait panser l’esprit, comme on lit une histoire au chevet de son enfant malade, alors c’est tout cuit ; Antoine fera profession de foi… écrivain et puis c’est tout. Mais rien n’est jamais gagné d’avance… surtout avec lui. Il aura grand besoin de patience, d’acquérir cette force tranquille que seule l’intelligence, dans son acception la plus douce, pourrait apporter.
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