Bienvenue chez lui, un 10 m carré empestant l'alcool et le tabac froid, sans oublier une odeur de térébenthine. Un mélange qui donnerait la nausée à un éléphant d'Asie. Le sol, un amas d'ordure, des paquets de clopes vides par dizaines, cendriers renversés, bouteilles éclatées, whisky, rhum, vodka, porto. Peinture éparpillée, canapé calciné, moquette en lambeaux. Un cambriolage qui aurait mal tourné, qui y croirait ?
Un remake du dernier repas, Bukoswsky assis à la place de Dieu, Brel à sa droite,
Gainsbourg sur la chaise de Juda, possible...
Une composition ingénieuse pour un artiste comme lui, mais comment pourrait-il le savoir. Pauvre Émile, il était presque arrivé jusqu'à sa cuvette, dans un 10m carré c'est pourtant pas le bout du monde. Mais non il est là au milieu de ce taudis, il est là comatant dans son vomi. 2 h du matin, la radio est restée allumée. C'est les élucubrations d'Antoine qui vont le réveiller. D'abord un œil, puis... puis c'est tout. Quelques minutes après il craque, rampe pour éteindre la musique et manque de s'asphyxier en baragouinant les premiers mots de sa journée. Par respect pour Antoine je préfère pas les décrypter.
Encore un lendemain difficile, à quoi bon, il est solide. Un bon bain, une bonne bière, voilà qu'Émile nous revient à la vie. Pas de café le matin lui répétait sa mère, ça attaque l'estomac. Planté au milieu de ce désastre il lève les yeux au ciel, attend un souvenir de sa nuit, un signe du divin, mais non y'a bien que la moisissure de son plafond, sa migraine profonde. Dans un élan de génie il ouvre les fenêtres, remplit une bonne dizaine de sacs poubelle et sort prendre l'air.
Il est comme ça, arrière-arrière petit-fils de Zola. Émile, tantôt génie, tantôt épave. Après des études d'une très haute médiocrité, il en a redoublé la moitié, il a choisi de se consacrer à la peinture. Pourquoi ? Il vous répondrait à coup sûr, pourquoi pas ?!! Apothicaire, fonctionnaire, bibliothécaire, entrepreneur, ministre de l'intérieur, ténor d'opéra, c'est pas pour moi. Alors pourquoi pas ?
Se chercher, un pinceau à la main, dans une mansarde de dix mètres carrées, à première vue ça ne paraît pas trop compliqué. Comme un écho, cette phrase qui date de son lycée : "Vous êtes un doux rêveur monsieur Émile !" Ça pour rêver c'est le meilleur. Bien heureusement il est aussi têtu que rêveur. Conscient de son insuffisance, de son inconsistance, il a persisté à rêver.
Qui pourrait lui en vouloir ?
Émile a trente ans aujourd'hui, il marche, essayant d'ouvrir les yeux, à chaque pas il se remémore un peu plus ses exploits de la veille, à chaque pas ses rêves d'adolescent lui font bien plus mal que sa migraine. Voilà dix ans qu'il peint. Dix ans, et toujours rien, Pas une seule personne dans ce Bas Monde n'a daignée jeter un œil sur son travail. Les trois sous qui lui permettent d'acheter ses fournitures, en comptant bien sûr ses bouteilles de porto, c'est les trois coups de pinceaux appliqués aux portes et aux fenêtres des voisins de son quartier qui, très satisfait du travail, le recommande à leurs voisins. Comment un homme comme lui peut se complaire là dedans ?
Il marche, la cadence de son pas s'accélère, il voit une vieille femme, potelée, l'air agacé, un caddie à la main qui ressemble comme deux gouttes d'eau à sa concierge. Les mots de celle-ci qu'il avait croisée en sortant quelques minutes auparavant lui reviennent alors à l’esprit.
- C'est un grand jour aujourd'hui, monsieur Émile sort ses poubelles, la foudre vous aurait-elle frappée ?
Il ne lui avait même pas répondu, c'était un cadavre en train de décuver, tentant désespérément de descendre son escalier, caché derrière ses sacs poubelle. Il était incapable de lui prêter attention, de lui répondre. Mais à cet instant tous ces mots prenaient un sens. Il fit demi-tour et courut lui répondre.
Le voilà de retour dans son hall, il frappe chez madame Geneviève, la concierge, frappe encore, personne. Il lui glisse un mot sous la porte.
"Madame la concierge, vous aviez raison c'est un grand jour aujourd'hui !"
Il grimpe en furie jusqu'à chez lui, le souffle lui manque, la langue pendante il choisit ses dix plus belles toiles, sans hésiter une seconde puis redescend avec. C'est un grand jour se répète-t-il, c'est un grand jour. "Si personne n'a la curiosité de venir découvrir mes peintures, je vais les leur montrer !"
Le voilà qui installe ses dix plus belles œuvres dans la rue principale. À la vue de chaque passant, il attend, sirotant, une bouteille de porto à la main, il attend, regarde passer chacun d'eux, scrute, chacun de leurs regards, chacune de leurs émotions. Le premier à s'attarder est un enfant, un vagabond, il regarde, touche, caresse. Il est là à côté de lui, après plusieurs minutes passées à observer, il rentre pas à pas dans le monde d'Émile. Puis s'en va, sans un mot. Des heures passent, Émile a trente ans et rien, toujours rien. Sa bouteille est vide, il mendie, les minutes passent, 90 cents, le pire des portos, pense-t-il, le meilleur pour lui. Il laisse tout en plan et accourt chez l'épicier qui lui fait face. En sortant, rien ne sera jamais plus comme avant.