Mon ami, pardonne-moi de ne pas demander de tes nouvelles. Je préfère croire que tout va bien, et te raconter mes propres malheurs. La paix est enfin signée. Plusieurs provinces sont perdues, et les négociations ont épuisé notre roi. Mais tu dois déjà savoir tout cela, et ma lettre a un autre objet. Le roi m'a hier reparlé d'une histoire très ancienne. Une histoire que j'espérais oubliée. Mais depuis qu’elle a été libérée elle me torture pour continuer à vivre. Je ne suis qu’un vieux courtisan, et tout ceci te paraîtra sans doute bien décousu et risible. Mais nos souvenirs ont peur de se perdre avec nous, et tu es le seul auquel nous avons pensé. Le roi sait que je t’écris, je crois qu’il me prend pour un vieux fou. Peut-être qu’il a compris.
Le roi fut couronné en août 1596. Il régnait déjà depuis huit ans, huit courtes années depuis la mort de Frédéric. À cette époque j'avais à peu près ton âge. Le prince voulait que la cérémonie ait lieu en mer, et c’est pourquoi, bien que né en avril, il repoussa sans cesse la date de son couronnement. Il fallut attendre cinq mois pleins pour que le jour se lève sur une mer apaisée permettant la navigation. Peux-tu imaginer l'impatience et la lassitude qui nous saisissaient tour à tour pendant cette longue attente ?
Un matin d'août enfin, notre navire amiral prit le large. Christian se tenait fièrement à la proue. Une seule voile avait été tendue. On n'apercevait pas une once d’écume, et je soupçonnais le prince de regretter secrètement ce calme trop parfait.
Une messe fut prononcée à l'aube, et la fête qui suivit dura jusqu'au soir. L’équipage avait tendu des centaines de lampions de couleurs diverses entre les mâts. Les marins dansaient sans retenue sur le pont, sur les cordages et jusque dans les vergues. Le vin et les mets précieux abondaient. À la nuit des centaines de fusées de fabrication orientale furent tirées. Elles illuminèrent le pont. Je fus frappé par le sourire indifférent que le jeune roi promenait sur cette foule. Est-ce tout ce bruit qui nous cacha l'écho de la tempête, ou le trop de vin ? Les danseurs ne sentirent pas monter la houle, et lorsque les éclairs sillonnèrent au loin le ciel, nous les confondîmes avec des fusées égarées. Quand j’ordonnais de replier la voile, le navire roulait déjà une course folle.
Christian faisait face aux vagues et semblait se divertir de la tempête. J'étais moi-même gagné par une folle excitation. Quelle prétention ! Notre vaisseau ne pouvait pas résister à la puissance des éléments. Une vague haute comme une montagne noire submergea la proue, et Christian disparut dans les flots. Je tentais de me lancer à sa suite, mais en fus empêché par un nouveau roulis. Le naufrage ce jour-là coûta de nombreuses vies. Je sens encore le poids de la faute inexcusable que je commis cette nuit-là. J’avais tué mon roi.
Bien sûr, tu sais que Christian ne périt pas dans ce naufrage. Il en retira même deux grands bonheurs. Le premier fut sa rencontre avec celle qui allait devenir Anne-Catherine. C'est elle qui le découvrit demi-mort sur un rivage étranger et lui prodigua les premiers soins. Le second fut un goût étrangement accru pour la navigation, qui contribua à la grandeur de notre flotte et de notre pays.
Je n’évoquai qu’une fois ce naufrage avec Christian. Il me pardonna et me confia de nouveau un commandement que je ne méritais pas mais que j’acceptai avec ferveur.
Tant d'années sans prendre la plume, et il me semble soudain que je prends goût à écrire. Est-ce par lâcheté, pour oublier la dernière défaite que je viens de subir ? Nous formions alors une société brillante. La cour accueillait des étrangers des quatre coins de l'Europe. Christian trouvait toujours de nouveaux plaisirs qu'il partageait avec le cercle restreint de ses intimes. Je changeais de maîtresse plus souvent que toi maintenant. De toutes ces femmes il ne me reste qu'une mémoire confuse. Il ne m’en reste qu’une, une beauté un peu idiote que le roi présenta un soir à la cour et qu'il garda quelques mois près de lui. La pauvre était muette comme une pierre.
Nous la trouvâmes un soir que j'accompagnais Christian dans sa promenade nocturne sur la plage. Notre regard fut attiré par la blancheur d’un corps prostré sur le sable noir. Christian était soudain très sérieux. Je n'osais m'approcher. Le roi releva la fille avec une grande douceur et l’emmena vers le palais. En les regardant s'éloigner sa main dans la main du prince, je la trouvais aussi légère qu'une bulle d'écume. Comment puis-je me rappeler de tels détails ?
Christian lui fit donner une chambre proche de la sienne. Elle était certainement la plus belle des maîtresses royales. Sa démarche gracieuse et ondulante faisait frissonner. Le roi l'appelait sa petite enfant trouvée et lui demandait sans cesse de danser. Comme elle savait danser ! Elle eut un habit d'homme et apprit à monter à cheval pour suivre le roi dans ses promenades.
Elle paraissait idiote, mais Christian savait qu’elle n’était que muette. Je le savais aussi. Bien sûr, le roi a dû comprendre que je l’aimais.
Je l'aimais. La nuit je l’épiais. Au lieu de dormir, elle sortait sur le large escalier de marbre donnant dans la mer, laissait tomber ses lourds vêtements et plongeait dans l'eau froide. Elle ne pensait qu’au roi.
Hier, les Hollandais ont eu l'audace d'inviter des saltimbanques vulgaires en l'honneur de notre roi. Ils singent notre cour en se couvrant de ridicule. Autrefois nous savions trouver de vrais artistes. Imagine des créatures capables de défier les lois naturelles, de voler et de se disloquer comme des automates italiens. Elle les regardait tantôt rieuse tantôt pensive. Elle ne pouvait résister longtemps au plaisir de les rejoindre. Ces nuits-là, sur les marches de marbres, elle me semblait danser au bord du monde.
C'est à cette époque que le roi commença à penser à son mariage. Il y mettait peu d'enthousiasme ; mais poussé par ses conseillers il n'eut guère le choix. Un voyage dans les États de Prusse fut organisé pour rencontrer la plus jeune fille du Duc Joachim Frederic. Christian partit à contrecœur, jurant qu'il ne se marierait jamais sauf si la fille était plus belle que notre muette. À cette condition la duchesse avait peu de chances de devenir reine. Ce voyage dura longtemps et fut un des moments les plus étranges de ma vie. Je ne faisais pas partie du convoi, et Elle non plus. Elle pensait au roi, et je ne pensais qu'à elle. Nous avions pris l'habitude de nous promener ensemble, et même de nous baigner ensemble. J'étais un fier nageur mais elle me battait toujours, allant plus loin et plus profond que je n'osais. Ces plaisirs prirent fin avec le retour de Christian. Il ramenait une petite fiancée, Anne-Catherine duchesse de Prusse, future reine du Danemark. Les joues roses, les cheveux blonds et la fraîcheur de quinze ans.
Le vent glacial nous empêche de rentrer sur Copenhague comme nous l'envisagions. Il souffle comme lors du premier mariage du roi. Christian insista malgré le mauvais temps pour se marier en mer. Anne-Catherine tremblait de froid sous les embruns. Je crois me souvenir qu'elle était plutôt jolie. Mais l’autre ! Ma belle muette, plus pâle que jamais, si pâle que je voyais ses veines bleues dessiner son corps. On ne m'avait plus regardé depuis le retour du roi, n'avait plus dansé non plus. Je la voyais passer de longues heures dans la mer. Christian poussa l'inhumanité jusqu'à lui demander de danser le jour de son mariage, et elle acquiesça silencieusement. Le navire jeta l'ancre dans une crique calme, pour que les dames ne souffrent pas trop des vagues. La cérémonie se déroula calmement, et le roi et la reine du Danemark demandèrent à la petite muette de danser. Elle ne portait qu'une fragile robe blanche, et dansa jusqu'à la nuit tombante.
À l'aube, Anne-Catherine poussa un hurlement tel que tout l'équipage se précipita vers la chambre nuptiale. Elle désignait en tremblement un poignard sur le sol. Christian regardait l'arme dans une parfaite indifférence. Je vis que le sol était humide autour du poignard, et m'en saisissant je constatais à quel point c'était une fabrication étrange. La surface en était rouillée et tortueuse. Je me mis à trembler, et courus aussitôt à la recherche de ma bien-aimée. Il fallait que je la sauve !
Je cherchai en vain. Je me tournai vers la mer.
La frêle robe blanche flottait encore auprès du bateau.
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