Sur les bords du lac Kawaguchi, au pied du Mont Fuji, on pouvait autrefois admirer un prunier dont les fleurs ne fanaient jamais.
Au printemps le prunier s’effaçait devant la beauté éphémère des cerisiers. En automne, il s’inclinait devant la majesté des érables aux feuilles rougeoyantes. Mais de la chaleur de l’été au cœur de l’hiver, ses petites fleurs blanches étaient un réconfort pour tous les voyageurs.
Le prunier devint si célèbre qu’il éclipsa même la popularité du Mont Fuji. L’esprit du volcan en conçut un certain agacement. Il décida de convier l’arbre à une cérémonie du thé pour le convaincre de se plier aux lois naturelles. Il envoya une petite alouette porter son invitation au prunier.
- Belle journée, dit-elle au vieil arbre. Monsieur Fuji vous salue et souhaite que vous veniez partager un thé avec lui demain au crépuscule.
Le prunier fut très flatté de cette marque d’intérêt.
- Ce sera un grand plaisir pour moi, accepta-t-il aussitôt.
Le lendemain, l’esprit du Fuji prépara soigneusement la salle de thé. Il accrocha au mur la célèbre estampe chinoise Comme un arbre en hiver. Il arrangea des glycines dans un grand vase. Parmi ses nombreux ustensiles de thé, il choisit la spatule Brume et le précieux bol appelé teri momiji, Les feuilles qui brillent.
Le prunier se présenta à l’heure dite, apportant une branche de ses propres fleurs en cadeau.
- Quelles belles fleurs ! s’exclama l’esprit du Fuji en disposant la branche au milieu des glycines.
Voyant cela, le prunier se renfrogna un peu. Son humeur ne s’améliora pas lorsqu’il aperçut l’estampe. Cet esprit manque vraiment de tact, pensa-t-il. Mais c’est déjà un grand honneur pour moi d’être convié ici, mieux vaut me taire.
L’esprit du Fuji fit admirer ses ustensiles et prépara gracieusement du thé pour son invité. Le prunier contempla longuement la spatule Brume et le bol Les feuilles qui brillent. Après avoir bu et discuté de choses et d’autres, le prunier s’enhardit assez pour interroger l’esprit du Fuji.
- Pardonnez mon ignorance, mais la règle du thé simple et sain n’est-elle pas de respecter l’harmonie des saisons ? Je vois ici que Les feuilles qui brillent côtoient Brume et les glycines. S’agit-il d’un style nouveau ?
Le Fuji sourit légèrement.
- Je me suis permis quelques libertés. Appréciez-vous mon estampe Comme un arbre en hiver ?
- Je n’y connais rien, répondit le prunier mal à l’aise, mais il me semble que le style classique est plus approprié.
- Vraiment, reprit l’esprit du Fuji, qui aurait cru qu’un arbre tel que vous soit attaché aux règles anciennes ? En souvenir de cette journée, permettez-moi de vous offrir ce modeste dessin.
Il décrocha l’estampe sur le mur. Le prunier s’en offusqua.
Je crois, protesta-t-il, percevoir des reproches dans vos paroles. M’avez-vous invité pour me critiquer ? En aucun cas je ne saurais accepter ce dessin.
Sur ce, il se leva et partit sans remercier son hôte.
L’esprit du Fuji fut profondément irrité de cette grossièreté. Dans sa colère, il fit rouler un gros rocher qui s’abattit sur le prunier et le coupa en deux. Les fleurs blanches se répandirent sur le sol.
Le prunier défiguré épuisa ses forces à retrouver quelques pousses et à conserver quelques fleurs abîmées. Le vieux tronc mutilé et ses quelques taches de blancheur étaient un peu ridicules. Le Mont Fuji redevint l’objet de l’admiration et le vieil arbre fut vite oublié. Même en hiver, ses pauvres fleurs ne pouvaient rivaliser avec l’éclat du givre sur les pins.
Au printemps suivant, le prunier était bien mal en point et malheureux. Un rossignol vint inspecter la blessure du tronc couverte de mousse et décida de s’y installer. L’arbre s’irrita de cette intrusion, d’autant plus que le petit oiseau était très impertinent.
- Vous n’avez plus beaucoup de fleurs fit-il un jour remarquer, vous êtes bien vieux et bien tordu.
Le prunier finit pourtant par s’habituer au gazouillement de l’oiseau. Un soir, ce dernier se posa négligemment sur le vieil arbre et s’enquit :
- Allez-vous bientôt avoir des prunes ? J’aime beaucoup les prunes bien sucrées et rafraîchissantes.
Le prunier ne répondit pas. Cette demande le plongea dans une profonde méditation.
J’ai toujours refusé d’avoir des prunes, pensait-il, et maintenant je suis plus pitoyable qu’un arbre en hiver. Mes fleurs ne sont plus appréciées. Il n’y a que ce petit rossignol pour me prêter attention. Je devrais essayer de lui faire plaisir.
Ayant pris cette décision, le prunier laissa faner ses dernières fleurs. Il se concentra sur ses fruits. Le vieil arbre ne s’y prenait pas très bien, mais il réussit à obtenir quelques petites prunes rondelettes. Le rossignol les observait chaque jour avec attention.
- Elles sont bien jaunes, constata-t-il un jour. M’autorisez-vous à les goûter ?
Le prunier acquiesça et l’oiseau picora doucement la plus grosse prune.
- Très rafraîchissante et juteuse, dit-il. Merci ! L’arbre en éprouva une grande joie. Il aurait voulu produire des prunes toute l’année. Avec leur couleur dorée, elles lui paraissaient bien plus belles que les petites fleurs blanches. Hélas, il n’avait plus la force nécessaire pour garder ses fruits, et même ses feuilles finirent par tomber.
L’esprit du Fuji s’arrêta un jour devant le prunier dégarni, et se dit qu’il était vraiment comme un arbre en hiver.
- Bonjour, salua-t-il, je vois que vous êtes revenu au style ancien.
Le prunier crut qu’on se moquait de lui et ne répondit pas.
Vous avez tort, lui dit le rossignol. Monsieur Fuji est certes brutal mais il est d’un tel rang qu’on ne peut s’opposer à lui. Je vais aller en votre nom l’inviter à boire le premier thé du printemps.
Le Fuji accepta cette invitation incongrue. Le premier jour du printemps, il descendit voir le prunier. Ce dernier avait sacrifié quelques fleurs blanches pour décorer la petite salle de thé. L’esprit du Fuji but le thé préparé dans le bol Saut de la grenouille et discuta agréablement avec le rossignol et le prunier de choses sans importance.
- Rien ne vaut le style ancien, finit par dire l’esprit du Fuji. Je vois cependant, que vos fleurs sont très précoces. On n’en trouve guère d’autres en cette saison.
- On ne perd pas facilement les vieilles habitudes, rétorqua le prunier
Et tous trois éclatèrent de rire.
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