Il s'appelait Ediauwara. À douze ans il rejoignit la guilde des bronziers royaux avec rang d'Iroghae, d'apprenti. Pendant une année, on l'envoya ramasser du bois dans la brousse.
Le travail était rude mais Ediauwara aimait se promener et grâce à la guilde il avait toujours le ventre plein. Il n'avait aucun contact avec les autres castes, mais savait que les bronziers étaient les plus habiles et les plus aimés de l'Oba. Pendant les cérémonies, il mettait toutes ses forces à crier le salut des siens.
Iub'Igun n'Eronmwon, yaruya ! No y'eken nkhian ugho, yaruya ! Enfants de l'Ingun Eronmwon nous voilà ! Nous qui faisons de l'argent avec du sable nous voilà !
Le jour de ses treize ans, le maître de la guilde, l'Ine n'Igun vint lui parler.
- Enfant de l'Igun n'Eronmwon, qu'as-tu fait de l'année écoulée ?
Le vieil homme était terrifiant. Il fixait si sévèrement Ediauwara que l'enfant osa à peine répondre, marmonnant confusément qu'il avait ramassé du bois.
- Enfant de l'Igun n'Eronmwon, voyons ce que tu as appris en ramassant le bois.
Le maître le conduisit dans une case obscure au cœur du palais. Il lui tendit une plaque couverte de cire et un stylet.
- Dessine le bois, exigea-t-il avant de quitter la pièce.
Le pauvre garçon se trouva bien en peine de dessiner le bois. Il esquissa quelques traits maladroits qui gâchèrent la surface lisse de la cire, et ne sachant comment faire attendit en pleurant le retour du maître.
Le jugement fut sévère. Le vieil homme jeta à peine un coup d'œil à la tablette et Ediauwara fut renvoyé dans la brousse, pour ramasser le bois.
Cette fois il concentra toute son attention à regarder. Il étudia soigneusement les détails de la moindre brindille. Il devint familier avec la largeur des troncs, les dessins de l'écorce, la disposition des épines. Il dessinait sur le sol et cela l'occupait, car il n'était qu'un jeune apprenti et les autres faisaient peu de cas de lui.
Le jour de ses quatorze ans, le maître de la guilde, l'Ine n'Igun vint lui parler.
- Enfant de l'Igun n'Eronmwon, qu'as-tu fait de l'année écoulée ?
Le vieil homme était toujours terrifiant. Il fixait sévèrement Ediauwara qui osa cependant répondre d'une voix claire qu'il avait ramassé du bois.
- Enfant de l'Igun n'Eronmwon, voyons ce que tu as appris en ramassant le bois.
Le maître le conduisit dans une case obscure au cœur du palais. Il lui tendit une plaque couverte de cire et un stylet.
- Dessine l'oiseau, exigea-t-il avant de quitter la pièce.
Ediauwara faillit pleurer de désespoir, car il avait si bien étudié le bois. Il se révolta dessina un arbre magnifique privé de tout oiseau.
Cette fois, l'Ine n'Igun regarda la plaque de cire puis le jeune garçon et haussa les épaules. Ediauwara fut renvoyé dans la brousse, pour ramasser le bois.
Il n'était plus le plus jeune des apprentis mais le seul à rester trois années à ramasser du bois.
- À quoi bon étudier les oiseaux, pensait-il. On va me demander un serpent, ou une sauterelle, ou qui sait ce que ce vieux pourra inventer. Un crocodile peut être ? C'est du temps perdu, autant laisser tomber !
Il devenait agressif et paresseux mettant un temps incroyable à ramasser de pauvres brindilles et ne montrant plus le respect voulu à ses aînés. Pendant les cérémonies, il remuait à peine les lèvres pour lancer le salut des enfants de l'Igun n'Eronmwon.
Un jour, en dégageant rageusement un amas de bois, Ediauwara découvrit un jeune léopard qui se terrait dans un trou de terre. Le garçon faillit mourir de frayeur, mais le plus secoué fut vraiment le léopard. Il gémit, couina, se tortilla, tenta de s'enfoncer plus profondément sous terre, et finalement s'aplatit piteusement sur le sol. Par chance pour Ediauwara il était tombé sur le léopard le plus froussard de toute l'Afrique.
Un long silence s'écoula sans que l'un d’eux ose bouger. Puis le léopard supplia Ediauwara de ne pas lui faire de mal et de s'en aller au plus vite. Le jeune garçon esquissa un geste et le léopard se mit à pleurer. De grosses larmes rondes coulaient le long de ses moustaches tremblantes.
Ediauwara ne put s'empêcher de demander à l'animal pourquoi il était si triste.
- Je ne vais pas te faire de mal, promit-il, mais arrête un peu de pleurer. - C'est que, hoqueta le léopard entre deux sanglots, maintenant que tu m'as découvert il va falloir que je me trouve un autre trou. J'ai peur de partir à la recherche d'une nouvelle tanière.
Ediauwara contempla le trou avec une moue dubitative : il était vraiment très petit, si petit que le léopard ne pouvait pas remuer un poil.
- Tu ne comptes quand même pas rester là dedans toute la journée ? demanda-t-il. - La nuit c'est bien pire, gémit le léopard, avec tous ces bruits, ces grondements, ces craquements, je n'ose même pas respirer. - Ce doivent être les hyènes que tu entends, dit nonchalamment Ediauwara. - Les hyènes ? Le léopard frissonna et jeta autour de lui des regards apeurés. - Et que manges-tu ? s'enquit Ediauwara pour changer de sujet. - Oh, comme je dors beaucoup, je n'ai pas besoin de manger. Le léopard avait pris un ton docte et semblait ravi d'avoir quelque chose à apprendre à son interlocuteur, mais il rougit aussitôt, craignant de l'avoir vexé.
À quinze ans Ediauwara n'imaginait pas qu'on puisse se passer de dîner.
- Tu n'as jamais envie d'une antilope ? - Une antilope, c'est quoi ? - Ben justement, il y en a là-bas, près des arbres. Avec ta vue perçante tu dois bien les voir. - C'est que je n'ose pas sortir la tête du trou, murmura le léopard.
Ediauwara resta silencieux. Il ne savait absolument pas quoi répondre.
- Garçon, reprit timidement l'animal, un arbre c'est quoi ? - Dis donc, t'es vraiment jamais sorti de ton trou ? Tu serais pas en train de me faire grimper au baobab ? - Je suis né ici, je ne suis jamais sorti. Un baobab c'est quoi ? - Un baobab c'est un arbre. Et un arbre c'est… Oh, et puis zut, j'ai jamais vu un idiot pareil grommela Ediauwara.
Il se leva brusquement et alla ramasser un morceau de bois souple et pointu. Le léopard qui ne l'avait pas quitté des yeux était décomposé, il s'attendait à recevoir une bonne raclée.
- Voilà, déclama Ediauwara. Avec sa brindille il traça à grands traits un arbre sur le sol poussiéreux. Voilà un arbre.
Il ajouta quelques nouveaux traits.
- Un baobab, c'est un arbre plus grand, expliqua-t-il.
Le léopard tendit la tête pour mieux voir. Ediauwara en profita pour rajouter quelques antilopes à son dessin. Ce dernier grandissait, et le léopard dut avancer un peu. Il osa même poser quelques questions. Ediauwara se prit au jeu. Du serpent au crocodile en passant par l'éléphant et le marabout, il dessina tous les animaux connus de la savane. Ensuite il montra les plantes avec leurs épines et leurs fleurs, puis les hommes : l'oba, les guerriers, les femmes, les guildes et le palais. Cette partie intéressa moins le léopard qui revenait toujours sur les animaux. Ediauwara dessina finalement un félin terrifiant, à l'affût, gueule menaçante et griffes sorties.
- Euh, c'est quoi ça ? demanda le léopard. - Ben, c'est un léopard, comme toi.
À ce moment, Ediauwara réalisa que de dessins en dessins, le léopard était entièrement sorti de sa cachette. Le garçon commença à s'inquiéter un peu.
- Il a l'air méchant, commenta le léopard. - Je ne dessine pas très bien, tu sais. Tiens, comme ça c'est plus ressemblant.
Ediauwara s'empressa d'effacer le visage du monstre pour le remplacer par une jolie tête ronde et souriante, avec deux bons gros yeux au-dessus des fines moustaches.
- Oui oui, s'impatienta le léopard, quand même, j'ai autant de dents que ça ?
Ediauwara ne savait pas quoi répondre.
- Oui dit-il d'une petite voix. - Avec toutes ces dents, les léopards ne doivent rien craindre n'est-ce pas ?
Le léopard s'était redressé et sa voix avait pris de l'assurance. Il levait sur le jeune garçon des yeux pleins d'espoir.
- À part les hommes, tenta Ediauwara, un léopard ne doit rien craindre. - Les hommes ? Tu es mon ennemi alors ? Le léopard semblait inquiet, mais n'esquissait pas un geste pour regagner sa cachette. - Non, nous sommes amis n'est-ce pas ? dit précipitamment Ediauwara. Les hommes et les léopards se respectent mais...
Ediauwara cherchait désespérément une idée.
- Les Portugais ! Les Portugais ressemblent à des hommes mais ils sont véritablement horribles. Regarde !
Il traça rapidement un Portugais armé d'un mousquet chassant un jeune léopard caché dans le feuillage. Pour appuyer son dessin il ajouta la dépouille sanglante du léopard au pied du Portugais ricanant. L'animal regarda et écouta attentivement.
- Les Portugais sont dangereux, mais je ne sais pas si je saurais les distinguer des autres hommes. Je préfère les éviter tous.
En quelques bonds, le léopard partit en direction du troupeau d'antilopes, laissant là un jeune garçon déconcerté et tremblant.
Le lendemain Ediauwara eut quinze ans, le maître de la guilde, l'Ine n'Igun vint lui parler.
- Enfant de l'Igun n'Eronmwon, qu'as-tu fait de l'année écoulée ?
Le vieil homme fixait sévèrement Ediauwara. J'ai libéré le léopard pensa le garçon, mais il répondit simplement qu'il avait ramassé du bois.
- Enfant de l'Igun n'Eronmwon, voyons ce que tu as appris en ramassant le bois.
Le maître le conduisit dans une case obscure au cœur du palais. Il lui tendit une plaque couverte de cire et un stylet.
- Dessine le poisson, exigea-t-il avant de quitter la pièce.
Ediauwara faillit éclater de rire. Les poissons avaient beaucoup intrigués le léopard aussi en avait-il dessiné des gros et des petits, aux yeux ronds et aux écailles dorées. Refaire tout cela dans la cire fut un jeu d'enfant. L'Ine n'Igun examina attentivement le dessin et ne prononça pas un mot. Ediauwara fut promu au ramassage du sable.
D'années en années, il réussit tout les dessins demandés par l'Ine n'Igun. Vint le jour où il apprit à fondre la cire, à modeler la terre, puis à couler le bronze. On lui confia de menues tâches, bracelets, attaches et gobelets. Sa voix forte résonnait dans le salut des siens.
Iub'Igun n'Eronmwon, yaruya ! No y'eken nkhian ugho, yaruya ! Enfants de l'Ingun Eronmwon nous voilà ! Nous qui faisons de l'argent avec du sable nous voilà !
Pour son trente-et-unième anniversaire, le maître de la guilde, l'Ine n'Igun vint lui parler.
- Enfant de l'Igun n'Eronmwon, qu'as-tu fait de l'année écoulée ? - J'ai fait des bracelets, des attaches et des gobelets, j'ai appris à couler le bronze et modeler la terre. - Enfant de l'Igun n'Eronmwon, voyons ce que tu as appris en faisant des bracelets, des attaches et des gobelets, en coulant le bronze et en modelant la terre.
Le maître le conduisit dans l'atelier principal au cœur du palais.
- Dessine ce que tu voudras, exigea-t-il avant de quitter la pièce.
Ediauwara s'attela immédiatement à la tâche. Sept jours plus tard il présenta son travail à l'assemblée des maîtres bronziers. Sur une plaque il avait gravé deux Portugais, mousquet au poing, chassant deux léopards tapis dans les fleurs de la brousse.
Les maîtres commentèrent longuement la plaque, puis l'Ine n’Igun prit la parole.
- Enfant de l'Igun n'Eronmwon, tu as bien appris. Sois désormais connu parmi les fils d'Eronmwon comme le maître de la chasse au léopard.
Ediauwara fut transporté de joie et de fierté. En temps que maître, qu'Urhonigbe, il avait gagné le droit à une demeure séparée et à une femme pour bâtir un foyer.
Sur le fronton de sa maison le maître de la chasse au léopard fixa une petite plaque. Un jeune léopard de bronze qui posa un regard timide sur les enfants de la maison, puis sur les enfants des enfants et encore sur leurs enfants, et il en sera ainsi tant que les fils de l'Ingun n'Eronmwon feront de l'argent avec du sable.
Voilà !
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