Il était une fois un pauvre bûcheron qui aimait paresser. Dans ce métier on ne peut guère se prélasser, pourtant l'homme avait inventé une technique bien à lui. Il marchait d'un bon pas jusqu'à la forêt et abattait les arbres avec une ardeur démoniaque. Vraiment, il travaillait aussi vite que trois bûcherons bien nourris, et sa part était accomplie au milieu de la journée. Pendant que les autres trimaient, ce fainéant jetait sa hache, s'installait confortablement sur la mousse verte et se laissait aller à une douce rêverie. Il se réveillait au premier chant des criquets, chargeait ses fagots et rentrait allégrement au village en même temps que ces compagnons éreintés.
À rêvasser ainsi pendant que les autres suaient, il arriva ce qui devait arriver. Un jour les criquets oublièrent de chanter et le bûcheron oublia de se réveiller. Les autres se gardèrent bien de le secouer; ils voyaient là une bonne occasion de lui faire payer sa paresse.
La nuit dans la forêt est dangereuse. Lorsque le froid ranima le bûcheron, il se trouva aveuglé par une brume épaisse et ne reconnaissait plus rien. Avançant à tâtons, jurant et se cognant, trébuchant et pleurnichant, il arriva bientôt du mauvais côté de la montagne. Oh, il ne se dit pas "Malédiction ! Je suis du mauvais côté de la montagne !" Ou même "quel tort de paresser ! Me voilà bien perdu maintenant !" Non, il regarda autour de lui et pensa simplement qu'il avait vraiment très faim.
Quand on a faim, on cherche à manger. Le bûcheron chercha et ne trouva qu'un drôle de nid dans lequel dormaient sept beaux œufs à la coquille noire. C'était la première fois qu'il voyait des œufs noirs, et ils lui parurent des plus appétissants. Il les saisit à pleines mains, s'apprêtant à les gober tout crus.
- GYAAGYAA ! protesta bruyamment la mère des œufs.
Le pauvre oiseau se savait impuissant face au large bûcheron, mais son cri transperçait la montagne, et les oreilles du voleur par la même occasion.
- GYAAGYAA !
Á contrecœur, le bûcheron reposa les œufs dans le nid.
- Pas la peine de crier comme ça, hurla-t-il. J'ai faim, et je suis le plus fort, alors laisse-moi manger en paix. Iyaiya, dégage !
Pas question pour la mère d'abandonner ses petits.
- Harahara, va-t-en, piailla-t-elle en tremblant. - Partir, oui, mais pas sans un bon repas, ricana l'homme. Je vais me régaler ! Avec tes œufs !
L'oiseau s'affola en voyant les grosses mains abîmer son nid, secouer ses précieux œufs, et cette grosse bouche baver. Comment espérer attendrir une brute pareille ?
- Attends, gémit-elle, oorooro, ne mange qu'un œuf. Oorooro par pitié, laisse-moi mes enfants oorooro. - Un seul œuf, non mais tu plaisantes ? J'ai tellement faim que je pourrais en bâfrer cent ! Plus de gyaagyaa, de harahara et de oorooro qui tiennent, dégage ou je te croque aussi. - GYAAGYAA ! Si tu n'en prends qu'un tu auras sept ans de vie en échange.
L'homme se calma aussitôt.
- Sept ans de vie en plus, tu me prends pour un crétin ? Sept ans à trimer comme une bête non merci ! Quoique, si tu me donnes la richesse en prime, je veux bien te faire cette faveur.
C'en était trop pour l'oiseau, mais il fallait qu'il sauve ses œufs. Il accorda au bûcheron sept ans de vie en plus en échange de six œufs. L'homme obtint aussi qu'à partir de ce jour, les arbres de la forêt tomberaient tout seuls quand il le commanderait.
- Tope là ! se réjouit le bûcheron.
Il s'empressa de gober le précieux œuf et rentra au village. Le chant de désespoir de l'oiseau l'accompagna tout le long du chemin.
- Oorooro… Oorooro…
Á partir de ce jour le bûcheron s'enrichit et engraissa. Il ne se souciait plus du tout de travailler. Quand l'argent manquait il allait dans la forêt et ordonnait à quelques arbres de se trancher. Le bois tombait au sol débité en grosses bûches. L’homme râlait un peu quand même de devoir se baisser pour les ramasser, et se disait qu'il aurait dû demander un peu plus à l'oiseau. Mais quelque chose le retenait de retourner du mauvais côté de la montagne, et même de se vanter de sa bonne aventure. Au fond, il avait un peu honte de son action.
Les autres villageois soupçonnaient bien un tour magique et enrageaient de ne pas en profiter. Ils envoyèrent un vieux moine percer le secret du bûcheron.
- Mon fils, commença le moine, tu as le pouvoir de faire une bonne action. Partage ton secret avec le village et tu atteindras vite le paradis.
Le gros bûcheron renifla.
- Je n'ai pas de secret. Je marche, les arbres tombent, c'est facile. Je me moque du paradis, trop fatiguant à mon goût toutes ces histoires.
Il se pencha vers le moine en soupirant.
- Déjà que je dois ramasser moi-même le bois, c'est bien embêtant.
Le moine ne s'offusqua pas le moins du monde de ce discours.
- Trinquons ensemble, dit-il, car tu es un grand homme.
Ils trinquèrent tant et si bien que le bûcheron finit par tout raconter, depuis la brume jusqu'au gyaagyaa de l'oiseau et au marché qu'ils avaient conclu.
Or, le moine était un mauvais homme. Il laissa là le bûcheron et s'empressa de courir du mauvais côté de la montagne. Il chercha, chercha jusqu'à trouver le nid. Il saisit les œufs noirs et entendit aussitôt l'oiseau.
- GYAAGYAA, moine va-t-en, va-t-en ! - Ne sois pas stupide, bécasse. Je prends la moitié des œufs. L'autre moitié tu la gardes si tu me donnes sept ans de vie par œuf.
Il reposa trois œufs dans le nid et ajouta méchamment :
- Si tu refuses, je les écrabouille tous. Choisis !
Vous parlez d'un choix ! Le moine partit avec trois œufs de sept ans, en se promettant de revenir pour la prochaine couvée. Le misérable mangea un œuf et vendit chèrement les deux autres. Au printemps suivant, il vola de nouveau la moitié des œufs et en retira encore plus d'argent. Ce manège se répéta année après année. On n'entendait plus que des gémissements dans la montagne.
- Oorooro… Oorooro…
L'oiseau avait beau tenter de cacher son nid, le moine était maintenant assez riche pour envoyer ses hommes battre les broussailles et ils trouvaient toujours les œufs.
Le chant de désespoir de l'oiseau retentissait sans cesse.
- Oorooro… Oorooro…
Hinokami Seigneur du feu finit par être agacé de cette plainte. Il visita la montagne, causant un grand affolement parmi tous les êtres vivants. Hinokami repéra l'oiseau pleurnicheur et lui ordonna de cesser ses insupportables piaillements. L'oiseau raconta son malheur, et le seigneur entra dans une grande colère. De la fumée lui sortait de la bouche et des oreilles, tout ce qu'il touchait s'enflammait.
- Nous allons voir de quel bois je me chauffe ! tonna-t-il. Moine, gare à toi !
Le Seigneur du feu se cacha soigneusement au milieu des œufs noirs et attendit. Le moine trouva facilement le nid. Il constata avec satisfaction que l'oiseau ne criait plus.
- Elle s'est enfin résignée à son sort, pensa-t-il, ce n'est pas trop tôt.
Le moine voulut prendre les œufs et se brûla cruellement la main. Hinokami surgit, prêt à sermonner cet assassin. Il n'en eut pas l'occasion; le scélérat mourut de frayeur en le voyant.
Hinokami était très embêté de se voir ainsi voler son effet. Pour faire bonne mesure, il insuffla une bouffée de sa colère dans la montagne. Une fumée sulfureuse empuantit l'air et tous les animaux s'enfuirent à toutes pattes. Les plantes moururent et la mousse se racornit. Telle était la fureur de Hinokami. Mais il était aussi sage que soupe au lait. Il attrapa l'oiseau au vol et lui donna le pouvoir de se nourrir de la fumée. Certain que les œufs seraient désormais en sécurité, et que l'oiseau se tairait, il retourna au ciel et oublia vite cet incident.
Quant au moine, c'est en enfer qu'il arriva à contrecœur. Il y croisa le bûcheron qui avait fait son temps. Bien que gras et paresseux, l'homme avait enfin gagné sa place au paradis, grâce à la petite honte qu'il avait eu jadis. Le moine en fut dépité. Il demanda à voir le roi des lieux.
- C'est pas juste, pleurnicha-t-il, avec tous les œufs noirs que j'ai avalé, j'aurais dû vivre au moins encore quarante-neuf ans.
Le roi des enfers consulta son registre et dut convenir que le moine avait raison.
- C'est contrariant, dit-il à son démon favori, nous devons le laisser partir. Mais que faire ? Hinokami ne sera pas content, pas content du tout.
Le démon se gratta les cornes avec perplexité. Une telle vermine, on ne pouvait quand même pas le laisser partir comme ça. Il lui vint enfin une bonne idée, qu'il confia aussitôt à son maître. Ce n'était pas pour rien qu'il en était le préféré !
Le roi des enfers écouta, acquiesça, et se concentra pour prendre sa voix la plus solennelle. "En effet moine, dit-il, tu as droit à quarante-neuf ans de vie. Considérant que tu es mort abusivement, je consens donc à te renvoyer en bas. Cependant, tu devras y prendre ta forme originelle."
Le moine qui ne pensait pas s'en tirer à si bon compte accepta facilement. Même en recommençant tout à zéro, mieux vaut être vivant que mort, se dit-il.
- En quarante-neuf ans j'aurai le temps de m'amuser !
Aussitôt, le démon saisit le moine par les oreilles et le conduisit sur la montagne, du mauvais côté. Là, il le pétrifia sous la forme d'un vieux pin couvert de lichens et l'apporta à l'oiseau.
- Voilà pour accrocher ton nid, expliqua-t-il.
L'oiseau s'approcha avec méfiance.
- C'est pratique, mais il me semble avoir déjà vu cet arbre. Il est un peu tortueux tout de même. - Tu trouves ? répondit le démon, moi je le trouve plutôt torturé !
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