Illustration de Colette
Perdu. Affamé. Seul. Si seul. Le louveteau s’est égaré. Il ne retrouve plus l'odeur du terrier. Il ne perçoit plus le chant de la meute. Il perd la forêt. Il découvre la plaine. Il rencontre la peur. Il pleure, erre, lance de misérables appels. Les herbes étouffent ses gémissements. Le vent emmêle ses pensées.
- Les autres vont me chercher. - Les autres vont-ils me chercher ? - Nous sommes une famille. - Il n'y a plus rien à manger. - Nous sommes une meute. - J'ai désobéi. - Nous sommes les loups. - Je suis perdu.
- Il peut venir par là, le petit Canis Lupus, si ça lui chante.
L’interruption brutale fait sursauter le louveteau. Il file se cacher derrière un rocher. La créature a une odeur forte, humide et grise. Elle le poursuit dans sa cachette et l’examine de la queue au museau.
- Hum, famille Hidsonicus si je ne m’abuse. Bien loin de chez lui, sale, petit et mouillé. À deux griffes de l’extermination… - Toi, demande le louveteau tremblant, qui es-tu ? - Moi ?
La créature se redresse. Elle domine largement le petit loup. Je suis Cygnus Olor, de la famille Anserinae, Anatidae, Anseriformes, Aves, Chordata, Animalis. Mais tu peux m’appeler Tuber.
Le louveteau réfléchi à toute vitesse. C'est un oiseau. Il ne craint plus les oiseaux depuis quelques semaines. Il se demande s'il peut le manger. Il se demande surtout s'il peut lui avouer qu'il est perdu.
- Pas la peine de t'embêter, Canis, je le vois bien, que tu es perdu.
Le louveteau est ébahi. Normalement les oiseaux ne lisent pas dans les pensées. D’ailleurs, aucun animal censé n'avouerait qu'il peut lire dans les pensées des loups. C’est un affront terrible. Le louveteau grogne et se hérisse, suscitant l'hilarité de Tuber.
- Tu me fais marrer, toi. Boule de poils puante, tu crois me faire peur ? Ta vieille, ça serait une autre histoire, mais il n'y a pas de louve dans les parages. Ils t'ont abandonné ? - Les autres vont me chercher. - Vont-ils vraiment te chercher ? - Nous sommes une famille. - Il n'y a plus rien à manger, même chez les loups. - Nous sommes une meute. - Tu t'en es exclu ! - Nous sommes des loups. - Tu es perdu.
Le louveteau frémit, essaie de résister à l’envie de se coucher devant le cygne. Il est un loup, un seigneur des forêts. Pour se rassurer, il s’assoit bien droit et se met à hurler d’une voix aiguë. Tuber le considère un moment en balançant son long cou.
- Mauvaise chanson, et je m’y connais !
Le louveteau n'apprécie pas qu'on se moque de lui. Piqué au vif, il tourne majestueusement le dos au cygne et fait mine de partir.
- Ne fais pas ta mauvaise tête ! Y a un lac par chez ta meute ? - Oui. - Bon, alors on y va ensemble. Tu retrouves tes loups, je me présente aux cygnes du coin, j’y rencontre une chouette femelle et on est bons voisins. - Mais si je suis perdu... - Utilise ton sixième sens et retrouve ta meute.
Le ton est sans appel. Le louveteau ouvre de grands yeux ébahis, si comique que Tuber éclate de rire.
- Eh bien, il me semble que je vais pouvoir t’apprendre deux ou trois petites choses. On va se poser ici.
Il monte sur un gros rocher, se dandine un peu, étend ses ailes, étire son cou vers le ciel et prend une grande inspiration. Le louveteau le fixe bêtement.
- Ne reste pas planté là comme un sycomore ! Fais comme moi ! Les pattes bien plantées dans le sol. La tête vers le ciel. Respire un bon coup.
Le louveteau essaie. En tendant le cou, il vacille sur ses courtes pattes.
- Un peu de stabilité ! Et ça se prétend loup !
Le louveteau se redresse brusquement et respire. L’air frais lui pique le museau.
- Bon, maintenant, ferme les yeux.
Le louveteau ferme les yeux, perd aussitôt l’équilibre.
- Tiens-toi droit et ne rouvre pas les yeux, commande Tuber.
Le louveteau se tient presque droit et ne rouvre pas les yeux.
- Que sens-tu ? - Je sens… toi… et puis… le vent. - Et quoi encore ? - Je sens… les arbres. - Les arbres ! Quels arbres ? - Euh, les sapins, les bouleaux, et… je ne sais pas trop. - Sapins, bouleaux, mélèzes, peupliers, aulnes, énumère le cygne. Un vrai bouquet boréal. Enfin, on ne peut pas t’en vouloir de connaître si mal les arbres. Tu n’es qu’un carnivore. Quoi d’autre ? - Les champignons !
Le louveteau est si content de sa réponse qu’il manque rouvrir les yeux.
- Garde les yeux fermés ! Je ne suis pas un loup et pourtant je sens bien plus de choses que toi.
Le louveteau tente de se concentrer. Il perçoit une odeur, très faible, une odeur qu’il n’aime pas du tout. Une odeur qui lui donne envie de fuir.
- Je sens le carcajou. - Oui. Le carcajou est bien loin. Tu ne sens pas aussi le renard, le castor ? - Le lièvre ! Le cerf ! - Un vrai Lupus, qui ne pense qu’à manger ! Il y a aussi le parfum des marais, le fumet des poissons. Ah, un omble délicieux !
Tuber secoue la tête.
- Et maintenant, qu’entends-tu ? - La rivière, le geai ! Et puis, une hirondelle vient de passer ! Le cerf ! - Le vol des canards, un arbre qui s’effondre. Les graviers sous tes pattes vacillantes. - Les sauterelles, un lézard qui se tortille dans les herbes, un coq de bruyère, une cascade, les nuages qui filent dans le ciel !
Le jeu enflamme le louveteau.
- Tiens, un loup avec une bonne ouïe... Et maintenant, que vois-tu ?
Le louveteau veut ouvrir les yeux.
- Garde les yeux fermés, ordonne Tuber, et dis-moi ce que tu vois. - Euh, le rocher, la forêt. - Ce que tu vois, pas ce dont tu te souviens.
Un long moment s’écoule. Le louveteau murmure timidement
- Un arbre, un très grand arbre. Le soleil rayonne à travers ses feuilles. Il y a du vent. La mousse sur le tronc sent bon. - C’est un bel arbre, acquiesce Tuber. - Il y a d’autres arbres autour. Des épines par terre, qui chatouillent les pattes. Des buissons de ronces. Les ombres font de drôles de dessins sur le sol. Un oiseau s’envole. - La forêt est en toi. Comment peux-tu te perdre en toi-même ? La meute est en toi. Est-ce que tu ne la vois pas ?
Un long frisson parcourt l’échine du louveteau. Il se redresse, le museau frémissant, empli de joie. La meute est là. Il ouvre les yeux et file vers la forêt.
- Voilà, s’exclame Tuber, on leur apprend quelque chose et ils vous abandonnent. Peu importe l’espèce, tous les jeunes sont pareils. Enfin, c’est trois fois rien tout ça, je ne peux pas m’attendre à une grande reconnaissance. Allez, Tuber, secoue-toi un peu ou tu vas finir dans l’estomac du carcajou et tu n’en as pas du tout, mais pas du tout envie.
Le cygne secoue tristement la tête et contemple l’obscurité de la forêt d’un air soucieux. Un grand bruissement d’herbe le fait sursauter.
- Finir dans le ventre du carcajou alors que tu es sous la protection d’un seigneur de la forêt ? Finalement, tu ne sais pas grand-chose !
Le louveteau est revenu ! Il se plante en riant devant le cygne, tient difficilement en place.
- Dépêche-toi un peu ! Si on veut retrouver la meute avant la nuit, il faut courir plus vite.
Un cygne se dandinant et un loup gambadant dans la forêt, quel étrange spectacle ! Un cygne qui se dandine de plus en plus lentement. Les bois ne sont pas son domaine, il s’y sent mal à l’aise.
- Le lac m’appelle, Canis. Et je ne tiens pas à rencontrer ta famille. Du moins pas comme ça, je ne suis pas présentable. On se quitte là et à bientôt.
Le louveteau marque un temps d’arrêt. Il hésite, puis un sourire vient barrer son museau.
- Je viendrai voir si tu t'es trouvé une chouette femelle, alors. Maintenant que je connais le chemin… - Maintenant que tu connais tous les chemins… Passe me voir à l’occasion, je t’apprendrai toujours quelque bricole.
Le louveteau regarde le vieux cygne s’éloigner maladroitement et reprend sa course. Tout est facile maintenant. En quelques bonds, il a retrouvé la piste de la meute. En quelques heures, il est au milieu des siens.
- Il est revenu. - Je suis revenu. - Il ne s’est donc pas perdu. - Je me suis perdu et j’ai retrouvé mon chemin. - Tu as trouvé notre chemin ? Raconte ! - Raconte ! - Raconte !
Toute la meute, jeunes et vieux, mâles et femelles, entoure le louveteau. Son cœur bat fort. Avoir une histoire à raconter, c’est entrer dans le cercle des adultes. Il prend une grande inspiration et commence à chanter. Sa voix lui paraît bien trop aiguë. Les loups écoutent, attentifs, et peu à peu ajoutent leur propre voix à l’histoire, leur propre histoire au chant.
Tuber les entend depuis son lac et sourit.
- Celui qui trouve l'arbre, voilà donc le nom que tu as gagné Canis. Ce n’est pas un mauvais nom. Il manque un peu de consonances latines, mais ça n’est pas un mauvais nom, pas mauvais du tout.
Le cygne tend en arrière son long cou et joint sa voix grave au chant lointain de la meute.
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