Il était une fois un royaume qui se portait bien. Il y régnait un roi jeune, beau et paisible, tout paré de pourpre et de diamants. Une fois l'an, tous ses sujets venaient le saluer, et en partant ils déposaient une piécette de cuivre, deux d'or et trois d'argent dans de larges coffres prévus à cet effet. Ainsi, le temps passait et tous prospéraient.
Un jour, une drôle de maladie, une sorte de malédiction frappa le roi. Pour chaque pièce d'or, de cuivre ou bien d'argent tombée dans le trésor, un fragment de son cœur tombait aussi. Au bout de quelques années, il ne lui resta plus qu'un minuscule éclat blotti au fond de la poitrine. D'apparence, le roi ne s'en portait pas plus mal. Il restait jeune, beau et tranquille. La lumière des diamants cachait la pâleur de son sourire. Pourtant, la vie le fuirait bien vite sans cette miette de cœur.
Or, le jour du grand salut arriva et l'archiviste du royaume s'inquiéta. Si le roi mourait maintenant, si jeune et sans enfant, le royaume serait bien embêté. Le trésorier partagea ses craintes mais pouvait-on refuser la moindre pièce cette année ? Non non non, l'argent viendrait si vite à manquer ! Le médecin trouva la solution. Il pouvait placer un cœur mécanique dans la poitrine du roi, et alors plus de souci à se faire pendant quelques années. Ainsi fut fait. Le dernier éclat de cœur tomba dans le fracas des pièces d'or et les rouages d'acier sauvèrent le roi. Son sourire s'éteignit un peu plus mais personne ne le remarqua.
L'archiviste n'oublia pas que le mécanisme ne durerait pas longtemps, que sans roi plus de royaume et sans royaume plus d'emploi. Il jugea urgent de marier son seigneur, de trouver une reine et d'attendre leurs enfants. Mais pas question de prendre une princesse écervelée. Il fallait une jeune femme belle, paisible et portant bien les diamants. Son choix se porta rapidement sur la benjamine d'un riche et fameux général. Le trésorier l'approuva, et ils envoyèrent un émissaire chargé de complimenter la belle et de lui annoncer la bonne nouvelle.
La jeune fille n'en demandait pas tant. Que ferait-elle d'un mari au cœur mécanique, réglé et agaçant comme une boîte à musique ? Mais dans ce royaume prospère il ne faisait pas bon répondre non au roi.
- Hélas, répondit-elle à l'émissaire, vous m'en voyez navrée mais j'ai promis de n'épouser qu'un homme aussi vaillant soldat que l'était mon père en sa jeunesse. - Et bien, rétorqua le roi lorsque la chose lui fut contée, je n'ai pas le cœur à faire la guerre. Restons-en là.
L'archiviste et le trésorier ne s'attendaient pas à telle réponse. Ils n'allaient pas abandonner si facilement l'affaire. Les deux compères tentèrent de convaincre la jeune femme que sa requête était déplacée. Le roi d'un royaume prospère ne pouvait nourrir d'ambitions guerrières.
- Fort bien, dit la jeune femme, me voici donc obligée de briser le serment fait à mon père. Vous n'aurez pas le cœur de me refuser celui promis à ma mère. Sur sa tombe je jurai de n'épouser que meilleur poète qu'elle ne le fut jamais.
La nouvelle fut aussitôt portée au roi qui haussa les épaules.
- Je n'ai pas le cœur à rimailler, dit-il laconiquement en contemplant ses coffres, restons en là.
Les deux conseillers ne se laissèrent pas abattre pour si peu. Ils expliquèrent à la jouvencelle que la poésie en particulier et aucun des arts en général ne se prêtaient à la fonction royale. La belle éclata en sanglots.
- Hélas, je devrais donc renier mon père et ma mère. Petite sœur me forcera-t-on à t'abandonner aussi ?
Son désespoir semblait si grand que les deux hommes s'en émurent. Bien qu'inquiets de ce qu'elle pourrait exiger, ils l'exhortèrent à se confier à eux.
- J'ai promis à ma sœur glissa-t-elle entre deux larmes, de n'aimer qu'un homme capable de créer un jardin plus beau que celui qu'elle entretient.
L'archiviste soupira d'aise car le roi avait cœur à herboriser. Il entretenait en secret un jardin bien agencé, fait d'allées parallèles, d'ornements symétriques qu'il arrosait chaque jour avec une constance chronométrique. En outre il était versé dans la connaissance des étamines, des corolles et des pistils, alourdissant chaque plante de noms savants et trébuchants. Le roi acquiesça brièvement en entendant ce que la belle attendait de lui. Il l'invita sans tarder à visiter son cher jardin. La jeune femme dut bien lui reconnaître certains attraits, un charme tout mathématique et une rigueur reposante. Même les rossignols y chantaient en rythme. Tic tac tic tac tic tac. La pauvrette trouvait le jardin de sa sœur incomparablement plus beau, mais comment l'avouer ? Une fleur poussant inconsidérément hors des larges allées attira soudain son regard. Elle ne put s'empêcher de se pencher pour l'admirer. Elle regretta bientôt son geste en voyant l'ombre royale cacher la minuscule fleur. Le roi se pencha aussi. Sûrement allait-il arracher la fleur indisciplinée. Il tendit la main. Le cœur de la jeune femme battait à tout rompre, elle devait l'arrêter.
- C'est une fleur au cœur d'étoile, qu'elle est belle, murmura le roi.
La jeune fille le regarda avec étonnement. Le roi avait déjà repris sa tranquillité mécanique, mais un sourire fugitif flottait sur son visage. Ce sourire intrigua la sage demoiselle.
- S'il est sensible à cette fleurette, conclut-elle après une longue réflexion, peut-être pourrais-je l'épouser, et ne pas m'en trouver malheureuse.
Le jour de ses noces, la jeune femme portait une robe brodée de diamants et une couronne de fleurs des champs. En la voyant le cœur du roi s'emballa, on l'entendit battre aux quatre coins du palais.
Ils vécurent heureux, et eurent même un enfant. Hélas avec un cœur battant plus vite que de raison, le roi finit par se casser. La reine pleura longtemps. Elle sema sur la tombe royale de jolies fleurs, de petites fleurs au cœur d'étoile, qu'elle arrosait de ses larmes. Son fils allait devenir roi, au grand plaisir de l'archiviste et du trésorier. Mais la reine était plus sage qu'eux, et plus aimante aussi. Avant que le sacre n'ait lieu, elle fit sceller les coffres et prit un édit interdisant d'amener au palais des pièces de cuivre, d'or ou d'argent. Voyant cela les conseillers indignés prirent congés. Le royaume crut vaciller et se releva promptement.
Les sujets prirent l'habitude d'amener des graines au palais, de toutes sortes et de toute beauté. Ainsi, le temps passait et tous prospéraient.
|