On sonne. Qui peut bien vouloir sonner dans une baraque perdue à vingt-trois heures ? Qui peut bien avoir voulu me déranger une heure avant mon anniversaire ? Je grogne, je réussis à me lever et à enfiler mes chaussons, puis je me dirige vers la porte d'entrée. Y a intérêt à ce que ça vaille le coup. Mes pieds glissent sur le parquet jonché de miettes, on sent l'absence de mes parents. La sonnerie se fait plus pressante, mais personne ne va me presser moins d'une heure avant mon anniversaire. Je déverrouille la porte et...
Et je me frotte les yeux. Une fois, deux fois, trois fois même. Comme un gamin qu'on a tiré de son merveilleux rêve pour le ramener à la dure réalité des petits pois sur lesquels il s'est endormi. Je suis tellement sonné que je ne réagis pas sur le coup, laissant la fille qui attend se faire un peu plus tremper, si c'est possible. La fille en face de moi, c'est pas n'importe laquelle. Pourtant, quand on la voit comme ça, on dirait une jeune lycéenne, plutôt jolie de surcroît. On se dit qu'elle est dans la plus belle période de sa vie, qu'elle multiplie les amoureux et qu'elle vit sur un petit nuage rose. Mais le seul nuage qu'elle connaît, je pense que c'est celui de l'orage éternel, l'énorme nuage noir qui occulte le soleil pour une journée entière avant de disparaître dans une tempête. Parce que Laura (c'est son prénom), elle n’est pas normale. Elle a beau être entièrement dans les standards physiques (belle chevelure blonde, yeux vert profond, poitrine de taille normale, ni anorexique ni grosse), elle a on ne sait quoi qui tourne pas rond dans sa tête. Elle parle presque jamais, et même les intellos, qui d'habitude ne se mêlent pas au monde réel, admettent ne presque rien comprendre à ce qu'elle raconte. Comme si elle voyait le monde complètement déformé par une lentille imaginaire. Je pense que ça se rapproche de ce que l’on appelle couramment l’autisme.
Alors, quand je la vois comme ça, devant moi, je mets un peu de temps à réagir. Et je réagis comme un connard :
- Qu'est-ce tu fous là toi ?
Forcément, on s'attend pas à ce genre d'accueil quand on crève de froid.
- Euh... je suis, euh...
A priori elle essaie de me montrer ses vêtements. Son pull rouge clair est devenu foncé, ses cheveux ont également changé de teinte. Oui, ça va j'ai compris qu'y tombe des trombes dehors.
- Je... je peux entrer ?
Là, on s'attend à ce que j'éclate d'un rire ignoble et que je l'envoie paître avec une phrase sympathique comme « Regarde y a Pégase là-bas, elle va t'emmener vers le Soleil et ça te réchauffera. » Puis faut croire que je suis pas si mauvais dans le fond, puisque je me contente d'un simple « Euh, ouais » accueilli avec un sourire de bonheur. (Il en faut peu pour être heureux, disait quelqu’un dans mon enfance.)
- J'vais te chercher une serviette, lancé-je après avoir refermé la porte derrière elle et admiré au passage le torrent qui déboule du ciel.
« Pleurer » n'est plus un terme assez fort pour qualifier l'état de Dieu en ce moment. Mais a priori il s'est consolé en emmerdant plus faible que lui. Faut croire qu'il nous a bien faits à son image.
Une fois qu'elle s'est séchée, je ne peux m'empêcher de lui demander :
- Pourquoi t'es ici ? Qu'est-ce que tu veux ?
Évidemment, elle ne peut pas savoir pour mon anniversaire, attendu qu'elle ne connaît même pas mon prénom. Et en plus c'est demain.
- Euh… j’ai été surprise et… et c’est la seule maison que j’ai trouvée… mais euh… désolée je savais pas que c’était toi… je repars dès que ça s’est arrêté.
On dirait qu’elle a compris que je l’aime pas. Elle doit y être habituée je suppose. Je commence à prier pour qu’on donne son doudou à Dieu puis, voyant l’inefficacité de la méthode, je décide de tuer le temps d’une manière plus terre-à-terre, à savoir trouver une occupation, en la mettant à contribution de préférence, histoire de faire oublier mon accueil chaleureux. Je suppose que regarder des films ne lui plaira pas, et qu’elle n’est pas très habile avec une manette entre les mains. Ce qui enlève deux possibilités. Pour une veille d’anniversaire, le temps s’annonce incroyablement long…
Finalement, c’est elle qui me surprend : elle propose un film d’horreur, et ça j’en ai quelques-uns en stock. J’en ai les yeux qui tombent tellement ils sont exorbités, mais ce n’est pas pour me déplaire.
Le temps passe.
Le temps passe, et plus rapidement que ce à quoi je m’attendais. Parce qu’elle est sympa, en fin de compte, c’te fille. Ça paraît bateau dit comme ça, hein ? On rigole bien, alors que je pensais qu’il n’y avait que moi pour rire de ce genre de scènes (même mes amis ont parfois du mal à regarder un film en ma compagnie), et elle n’a même pas l’air de se forcer. J’en viendrais presque à souhaiter un autre orage demain ou la semaine prochaine, parce que mine de rien ça me détend peut-être plus qu’une beuverie tout ça.
Mais comme ce monde est pourri, ça ne dure pas, tout ça. Alors que nous sommes pliés devant un type qui tient son bras entre ses dents (les mauvais films d’horreur sont plus drôles que les meilleures comédies), ce à quoi j’aurais dû m’attendre survient : on sonne. Là, j’ai immédiatement le réflexe de regarder ma montre, allez savoir pourquoi : minuit. L’heure des démons. En effet, une horde d’entre eux s’est précipitée chez moi pour me faire une « surprise » le jour de mon anniversaire…
Subtils comme à leur habitude, ils donnent un coup de pied dans la porte (pourquoi ne l’ai-je pas fermée ?) et débarquent en gueulant. J’en ai déjà mal à la tête.
- Joyeux Anniversaireeeeeeeeeeeeeee !
Puis soudain, Dimitri, un grand abruti aux cheveux noirs coupés courts et à la musculature inversement proportionnelle au cerveau, remarque la chevelure blonde qui est restée sur le canapé. Et, comme il est éméché de nature, il gueule bien fort :
- Qu’est-ce qu'elle fout là celle-là ?!
Tout le monde se retourne, je rougis. Je rougis comme je ne l’avais pas fait depuis des années, pris en train d’héberger « L’Étrange » chez moi. Ma nature reprend très rapidement le dessus sur ma surprise :
- Euh nan c’est pas ce que vous croyez ! (Puis, murmurant, mais trop fort) En fait, je voulais gagner sa confiance pour l’attirer dans un piège et la ridiculiser encore plus… vous suivez ?
J’ai sauvé ma vie sociale, je suis fier de moi. Mon visage retrouve sa couleur naturelle, et un sourire vient automatiquement se greffer dessus. Une pouffiasse me propose un verre de vodka en rigolant, je l’accepte et l’engloutis cul sec. L’alcool, ça fait du bien. La soirée s’annonce superbe.
Je n’ai pas remarqué l’ombre qui s’est éclipsée en laissant trois larmes que j’ai eu vite fait de piétiner.
Ah… quelle fête mémorable ! D’accord, j’ai une tête aussi instable qu’un noyau d’uranium dans une centrale, mais je m’en fiche. Après tout, j’étais là pour m’amuser, et pari réussi. Mais c’était relativement couru d’avance : avec trois grammes dans le sang, personne ne peut ne pas s’amuser. Je souris béatement, là, sur mon lit, la main instinctivement sur la bouche en prévision de possibles remontées. Tout le monde est reparti, de toute façon on n’était plus en état de faire grand-chose. J’espère que ces abrutis ont attendu de décuver avant de se barrer. Bon, je vais passer mon anniversaire à dormir, y a rien de mieux à faire de toute façon vu ma situation.
…
J’ai chaud… non, je n’ai pas chaud, sinon mes dents ne claqueraient pas, mes mains ne trembleraient pas. Ou peut-être… peut-être est-ce l’abomination qui se dresse devant moi qui a cet effet sur mon corps ? Pourtant, ce n’est qu’une enfant… une enfant ? Non, il y a une bouillie ensanglantée à la place de son cœur… cœur qui se trouve entre ses dents de lait. De lait ? Non, ce sont des os… des os humains. Je reconnais un fémur miniature lorsqu’il se plante dans l’artère aorte. Une artère ? Oui, une artère bondée de voitures qui klaxonnent à tue-tête avant de se faire dévorer sans pitié. Puis soudain, sans raison apparente, elle se met à pleurer. Pourquoi ce monstre pleure-t-il ? Une telle créature ne peut pas verser de larmes ! Arrête ça immédiatement ! Je cherche à droite, à gauche, mais aucune arme n’est à portée de main. Heureusement, un brillant soleil apparaît derrière elle et commence à la dessécher. Lentement, elle disparaît dans les ombres… des ombres noires, glauques, angoissantes. Ce sont elles qui font claquer mes dents, du moins c’est ce que j’aimerais croire. Je ne sais qu’une chose : la petite fille-monstre a disparu, laissant trois larmes sur un sol que les ombres s’empressent de souiller pour dévorer la moindre trace. Puis, sans raison apparente, les ombres s’en vont, me laissant seul avec une absence.
…
Je reprends violemment mon souffle. J’ai le cœur qui bat à un rythme insoutenable, je transpire de partout. Ma main, passant sur mon front, en ressort pleine d’une sueur moite comme un marais insalubre. Je ne sais pas pourquoi. Tout au plus entends-je un vague grincement strident au fond de mon crâne, me donnant la légère mais désagréable impression que je vais imploser d’un instant à l’autre. J’ai dû faire un cauchemar. D’ailleurs mes membres en tremblent encore, incapables de se contrôler. Je devais avoir froid, dans mon rêve. Je me sens fatigué. Je me rendors, oubliant les tracas de ce corps.
…
Elle est de nouveau présente. Elle pleure, elle me supplie parce qu’elle sent venir les ombres derrière elle. Mais je ne fais rien. Que ce monstre crève dans les abysses les plus profonds ! Dégage de mon champ de vision, va bouffer ton cœur ailleurs, sale bête ! Allez, va-t’en ! Dégage, j’ai dit ! Ce ne sont pas tes larmes de sang qui me toucheront, je peux te l’assurer. Tu es une aberration, rejoins ces ténèbres d’où tu n’aurais jamais dû t’échapper. Elle baisse la tête, lentement. Elle laisse tomber trois gouttes d’un sang noirâtre par terre avant de disparaître. Je pousse un soupir de soulagement. Elle n’est plus, et elle ne m’importunera plus, maintenant qu’elle sait ce que je pense d’elle. Qu’elle crève. Peut-on éprouver autre chose que du dégoût face à cette créature immonde ?
…
Je me réveille encore en sursaut, à nouveau j’ai oublié ce dont j’ai rêvé. J’ai les mains crispées sur mes draps presque déchirés, j’ai dû frapper quelqu’un. Peut-être celui qui me faisait trembler tout à l’heure, ce ne serait qu’un juste retour des choses. Je vais sortir tiens, ça va me changer les idées.
Le soleil me réchauffe. Le ciel est d’un bleu pur, pas l’ombre d’un nuage. Un temps parfait pour un été, ce qui est ironique pour un automne qui a de plus été particulièrement moche. Que pourrais-je faire ? La réponse vient d’elle-même : rien. Ça fait longtemps que je n’ai pas fait « rien », alors autant se contenter de marcher. J’aime sentir mes pieds bouger, tout simplement, tandis que je regarde tout autour de moi. On croirait un autiste.
Boum. Mon cœur vient de louper un battement. Dans la foule, dans le sens opposé du mien, marche Laura. Sa belle chevelure et son visage innocent sont reconnaissables entre mille. Et moi qui voulais me changer les idées. Dix mètres, je regarde par terre et j’accélère le pas. Cinq mètres, je me prends à imaginer un brouillard autour de mes yeux. Deux mètres, une force invisible me pousse à relever la tête.
Deux yeux verts, profonds. Profonds mais détruits par on ne sait quoi. Le temps ralentit. Un battement. Pourquoi je n’avance pas plus vite ? Pourquoi je ne vois qu’elle ? Deuxième battement. Si peu d’écart entre nous ? Pourquoi nos regards se croisent-ils toujours ? Un fugace instant, je comprends pourquoi ses yeux sont rouges : elle a pleuré hier, et sûrement ce matin, aussi. Je suis un connard en même temps, ça doit être dans ma nature de faire pleurer les gens. L’idée de m’excuser platement, voire de tenter de la réconforter, me traverse l’esprit, mais je la repousse violemment : je n’y peux rien, je suis comme ça. Allez engueuler mes parents, ou Dieu.
Enfin, le temps reprend son cours et j’ai juste le temps de voir une larme couler le long de ces maudits yeux. Je me sens encore plus mal que lorsque je me suis levé tout à l’heure, les mains crispées et le regard omniprésent pour tenter de trouver un agresseur invisible. Il faut vraiment que je trouve quelque chose à faire.
Tiens, pourquoi j’irais pas chez Dimitri ? Il n’habite pas loin de là où mes pas m’ont mené, alors autant en profiter. C’est une belle maison en périphérie du village, avec un étage, des murs très propres et un jardin très mal entretenu à cause du voyage de trois semaines des parents de Dimitri - parce que lui, il en a rien à battre de ces brins d’herbe, et il a bien raison.
Je sonne. Il m’ouvre et beugle, exactement comme hier, son « Joyeux Anniversaireeeeeeeeeeeeeee ! ». Je souris, balance un « T’es trop con » et entre.
Ça pue l’alcool chez lui, mais comme j’y suis habitué, ça ne me pose aucun problème. Je me demande si je pourrai encore tenir debout d’ici deux heures.
…
On est tous bourrés, peut-être même plus à cause des vapeurs qui empestent l’atmosphère qu’à cause des bouteilles qu’on engloutit. Oui, je n’ai même pas complètement décuvé, mais ce n’est pas comme si c’était surprenant. Au moins, je m’amuse. Tiens, j’entends des rires gras, je prête le peu d’attention qui me reste à ce qui se dit :
- Hey, Romain ! (je crois me souvenir que c’est mon prénom) On parlait justement de toi et on se disait que franchement… t’es le meilleur !
En disant cela il me donne une grande claque dans le dos et, devant mon regard ostensiblement absent, continue sur sa lancée :
- On n’aurait jamais pensé à ce que t’as fait hier, c’était franchement génial. Allez, tous ensemble, vénérons notre nouveau chef !
Suivent des incantations stupides, bien représentatives de notre misérable état. Encore quelques heures à patienter avant que nous ne sombrions tous dans le sommeil. Oui, le sommeil… en espérant que la gueule de bois de demain ne sera pas trop violente.
J’ai pas été écouté. Je sais plus exactement pourquoi j’ai cette pensée mais je sais qu’hier, dans le bordel général, j’ai pensé à un vœu, et qu’il n’a pas été exaucé. Ça a peut-être un rapport avec mon énorme gueule de bois… Ouais, ça pourrait être ça. Je tente pitoyablement de me relever pour observer ce qu’il y a autour de moi : j’ai réussi à m’isoler un peu, ce qui fait que mes habits ne sont pas repeints d’un mélange douteux. Tant mieux, ça fait toujours mieux pour sortir. La bande d’abrutis dort à poings fermés, ils ont bu environ deux fois plus que moi… Ils ronflent, pour la plupart. Certains sont étalés dans une flaque peu ragoûtante. Le parquet de la maison de Dimitri est entièrement repeint… Le pauvre, va falloir qu’il s’y colle là, c’est pas comme le jardin. À moins qu’il ait envie de faire de sa demeure le Temple de la Débauche. Ça lui irait bien.
Lentement, afin de ne pas les réveiller, je mets un pied devant l’autre et me dirige vers la porte d’entrée. Pour une raison qui m’est inconnue, j’aimerais rester chez moi, seul de préférence. Ou même dehors, mais en tout cas, sans eux.
L’air frais me fait du bien en me claquant le visage. Je me sens revivre, ce qui, venant d’un simili-cadavre, n’est pas peu dire. J’arrive à avancer droit, je suis content de moi, je dois l’admettre. Soudain, une chevelure blonde m’interpelle dans la foule de passants. Non… pas deux fois de suite ? Je cligne des yeux, et elle a disparu… pourtant j’ai pas pris de champignons hier.
Je continue mon long périple et arrive, enfin, à destination de l’arrêt de bus. Heureusement, il arrive assez rapidement et je peux monter à l’intérieur. Je dois pas sentir très bon, parce que je trouve miraculeusement une place assise éloignée des autres. Je ferme les yeux : y en a pour un bon quart d’heure jusqu’à l’arrêt le plus proche de chez moi.
Ça y est, nous y sommes. Plus qu’une centaine de mètres et… enfin ma bicoque chérie. Cette imposante bâtisse (parce que je suis pas un gueux moi, même si je vis à la cambrousse comme un ermite) en beau bois non vermoulu (c’est important, parce que dans les meubles de Dimitri je suis sûr qu’on en trouve, des vers. Et plutôt une mégapole qu’une colonie, d’ailleurs) me donne l’impression d’être ailleurs, de ne plus être le connard loqué que je suis pourtant.
J’ouvre la porte en bois qui, chose surprenante, grince à mon passage. Je dois lui faire honte… Ouais je te comprends ma vieille mais que veux-tu, on se choisit pas… Qu’est-ce que je raconte comme conneries moi ?
Je vais dans la salle de bain, rapidement, faisant claquer mes pompes détruites sur un sol très propre. Un peu d’eau fraîche me fera le plus grand bien. Je m’observe dans le miroir : je suis méconnaissable. J’ai les cheveux complètement désordonnés, une barbe de trois jours sale d’on-ne-sait-quoi, deux petits yeux qui ne font absolument pas humain surmontent d’énormes cernes noirs comme le charbon… On dirait un clochard. La dignité en moins.
Soudain, par inadvertance, je baisse le regard. Une seconde passe, deux, trois… L’image ne veut pas s’en aller. Ce n’est pas comme tout à l’heure : je cligne frénétiquement des yeux, je les frotte mais ça reste… Ça c’est un fleuve rouge. Je pisse le sang. D’où ça vient ? Aucune idée. Je me lave furieusement les mains, je m’agite dans tous les sens mais l’eau ne semble pas vouloir reprendre sa teinte normale. Pourtant, je n’ai pas mal, aucune douleur ne daigne m’expliquer d’où sort ce torrent rougeâtre. La force du robinet semble décroître, car ce n’est plus de l’eau rougie qui s’écoule : c’est du sang, poisseux et empestant le cadavre. Et soudain, cela m’apparaît comme une évidence : ce n’est pas mon sang qui s’écoule. Je tombe à genoux devant cette macabre vérité, attendant l’inévitable sentence en laissant le liquide souiller mon carrelage. Et pourtant rien. Je re-cligne machinalement des yeux pour m’apercevoir qu’il n’y a rien : pas la moindre trace de liquide vital, mon robinet fonctionne normalement… rien que moi et mon cinglé de reflet. Et aussi une douleur fulgurante dans mes mains bien propres : j’ai dû frapper ce pauvre lavabo dans ma furie. La première journée de cette année va être très courte : je retourne me coucher, légèrement tremblant. Aurais-je attrapé une maladie à la con chez ce cher Dimitri ?
Je tremble. De peur, je le sais. Je le sais parce que les ombres de lumière, gigantesques créatures éthérées, me toisent du haut de leurs fauteuils de roi. Je les entends sans comprendre un mot de leur étrange dialecte. Je me sens juste ridicule, minuscule être pris la main dans le sac d’une divinité et tentant platement de s’excuser. Mais je ne peux pas, je ne peux pas parce que je suis impardonnable. Une divinité, ce n’est pas amour et pardon, c’est colère et vengeance. Je me recroqueville pour échapper à ces voix mortelles, ces voix horriblement aiguës qui transpercent mon corps d’innombrables aiguilles pour le faire éclater en mille morceaux. Je ne mettrai pas longtemps à être entièrement dévoré, je le sais. Nul ne peut prétendre affronter sans peur ces êtres. Une ombre se penche vers moi, ses contours luisant d’une lumière dorée qui tranche avec un cœur plus sombre que l’absence de lumière.
Je ne contrôle plus mes mouvements. Je regarde tout autour de moi, machinalement, mécaniquement, mais je ne vois que du noir, et les rares taches de lumière sont plus effrayantes encore que le noir qui les entoure. Que faire ? Je suis coincé ici, entre quatre murs que je n’arrive même pas à distinguer, et forcé de regarder en face le géant qui s’approche de moi. Non. Non, je ne veux pas. Arrière ! Dégage, sale monstre ! Laisse-moi en paix, merde ! Qu’est-ce que j’ai fait pour que tu t’amuses à me torturer ainsi ?
Il penche étrangement la tête sur le côté, comme si je l’amusais. Ça doit être le cas d’ailleurs, car le son qui s’échappe de l’entité est encore plus horrible que les précédents. Cependant il s’éloigne, me laissant seul avec une invincible obscurité…
J’inspire un grand coup. Dans ma poitrine, mon cœur bat très fort, très vite, chaque pulsation me fait mal. Je peux sentir le liquide vital passer dans les artères, déchirant les vaisseaux. Ça fait le deuxième cauchemar du genre que je fais. J’ai peur là, vraiment. Tentant de réprimer quelques tremblements, je regarde autour de moi, sans ne rien trouver cependant que ma chambre. Pas d’ombres, pas de lumière atroce… alors pourquoi est-ce que je tremble toujours ? J’ai peur. Normalement, je fais un cauchemar en cinq ans, maximum. Même gamin j’avais peur de rien. Les monstres et tout, c’est bon pour les abrutis le nez dans leurs bouquins et qui ont oublié la réalité, c’est tout. Les gens normaux comme moi, surtout les connards comme moi, même, ne font pas de cauchemars. Et certainement pas deux d’affilée. Je devrais aller voir un psy, mais je n’ai pas envie de sortir. Le grand soleil me repousse, ses rayons brûlent ma peau comme si je n’étais qu’un vulgaire vampire… oui, un vampire qui dort dans son cercueil durant le jour. Mes yeux sortent de leurs orbites alors qu’ils assistent, impuissants, à la vision cauchemardesque qui s’impose à eux : j’ai dormi dans un cercueil de bois. Je peux sentir, dans ma bouche, mes longues canines encore pleines du sang de la nuit dernière, mon dos se souvient du contact agréable du bois. Je cours fermer les volets dans un claquement, tenant malgré tout à cette étrange non-vie. Essoufflé, je me rue dans la salle de bains pour observer mon reflet dans un miroir. Il n’y a rien. Rien, strictement rien d’autre que le mur derrière moi. Le miroir ne réagit pas à ma présence. C’est impossible, mais c’est réel. Je commence à trembler. Je manque de sang comme un camé manque d’héroïne. Il faudrait sortir, mais le soleil me repousse. Rien que de penser à cette boule flamboyante, je suis pris d’incontrôlables nausées. Je n’ai pas la volonté et l’énergie suffisantes pour me rendormir… Que faire ?
Traînant les pieds, je retourne dans ma chambre et je m’allonge dans la boîte oblongue en ébène, tentant de trouver une solution à ce problème insoluble. Au pire, la mort viendra me chercher ici, le légume que je suis devenu ne sentira aucune douleur, peut-être même un léger soulagement…
J’ouvre brusquement les yeux. Au plafond, je vois l’heure : il est seize heures passées. Ai-je dormi tout ce temps ? Quel jour est-on ? À ma montre, mon anniversaire était hier, donc je suis peut-être encore sous l’effet de cette cuite magistrale. Ça expliquerait mon état engourdi… mais j’aperçois aussi autre chose. Je recommence à trembler, prêt à entrer dans un nouveau cauchemar. Mais ce n’est rien, et je serais bien incapable de décrire ce que j’ai vu. Sûrement une réminiscence du cauchemar précédent, histoire de me rappeler que j’ai eu plus peur en quelques heures qu’en une décennie. Mais c’est passé maintenant, du moins pour un instant…
Tiens, mon estomac me signale que j’ai faim. Il fait de petits bruits, gargouille comme le ferait un animal de compagnie… Il est agréable, comme compagnon. Je me lève, lentement. Dehors il fait gris, comme trop souvent. J’aimerais un beau soleil, ça annoncerait une année radieuse.
Je traîne mes pieds jusqu’à la cuisine, que je trouve dans un désordre indescriptible. Les parents rentrent dans quelques jours, il faudrait que je pense à nettoyer tout ça, sinon la prochaine fois je devrai les accompagner dans leur voyage bidon, et j’en ai pas envie.
Le téléphone sonne et mon estomac se noue. Ça n’a aucun rapport, a priori, mais c’est ainsi. Je réussis à ignorer cet organe stupide, et je me dirige vers le salon, une grande pièce où mes géniteurs exposent leur subtil goût pour l’art cher. Qui peut bien appeler sur mon fixe ? Ces abrutis de parents, j’en suis sûr. Je parie qu’ils rentrent plus tôt que prévu, voire même qu’ils sont déjà en ville… M’enfin ils pourraient aussi avoir un accident, ça les ralentirait. Non, rien de grave… juste quelques blessures légères, de quoi me laisser un jour ou deux pour transformer mon bordel en hôtel trois étoiles.
Avec un ton plus acide que les sucs de mon organe tordu, je lance un « Allô » qui a tout l’air d’un « Dégage ». C’en est un, d’ailleurs. Puis mes oreilles sont assaillies de hurlements stridents. Comme si la pièce était pleine de chauves-souris emplies de haine et que mes oreilles maudites pouvaient désormais entendre tous leurs ultrasons. Ma tête va exploser si je ne raccroche pas ce maudit combiné. Alors que je commence le mouvement qui amènera la fin de cette souffrance, je hurle de douleur. Des dizaines, des centaines de bestioles, peut-être des espèces de vers, ou d’énormes larves jaunâtres, traversent l’appareil pour venir me dévorer. Je suis bouffé de l’intérieur. Je sens ces créatures passer dans mon œsophage et le percer de toutes parts, je pourrais presque sentir le sang qui s’écoule des multiples vaisseaux sanguins déchirés. Je m’écroule sur le sol, beuglant ma douleur. Mes cris sont plus horribles encore que ceux des chauves-souris qui me torturaient précédemment. De mes cordes vocales mutilées sort un hurlement atroce, indescriptible. J’effraierais Dieu lui-même, parce que j’ai la voix de Satan. L’Enfer tout entier entend ma parole et se prépare à éradiquer toute vie de ce monde.
Un haut-le-cœur. Les vers veulent sortir par mon ventre et commencent à tout découper à l’aide de leurs impitoyables mandibules. Je sens ma chair rompre un peu plus à chaque instant, je serre les dents pour lutter contre l’invincible douleur. Des vapeurs aigres remontent de mes viscères déchirées et je vomis. Mes yeux sont sur le point d’éclater sous l’effort, je tousse comme un poumon nourri au charbon. Et toujours, à l’intérieur de ce corps, je suis dévoré par ces créatures démoniaques.
…
J’ouvre les yeux. J’ai mal. Mes yeux ont pleuré un torrent entier, mon estomac ne gargouille plus mais hurle sa détresse. Une sensation étrange me prend… L’impression que je suis déjà mort de l’intérieur, que ces vapeurs aigres sont dues à la chair pourrissante qui me compose. Le téléphone est posé par terre, en plusieurs morceaux. On dirait qu’un forcené s’est acharné dessus. Je suis à genoux, les deux mains par terre. Une flaque de bile s’étend devant moi, et un filet de ce liquide coule encore de ma bouche. J’ai vomi. Cette fois, je sais pourquoi : j’étais dévoré. Je perds la raison, ce n’est pas possible autrement. Me sentant mal à cause de cela, je retourne dans ma chambre en espérant que, cette fois, mes songes me laisseront tranquille.
Je perds mon énergie. Cela fait plusieurs jours que je suis cloîtré dans ma chambre. Mes parents auraient dû rentrer depuis quelque temps maintenant, j’ai peur que mon vœu ne se soit réalisé avec trop de zèle. Je commence à regretter cette pensée d’ado stupide, maintenant. Parce que si personne de normal ne vient me chercher, je risque de sombrer définitivement dans le monde de cinglé qui est en train de m’engloutir. J’ai reçu plusieurs appels ces derniers temps, tous étaient aussi cauchemardesques que le premier, donc je ne réponds plus. J’aurais même pas dû le réparer d’ailleurs, cet instrument démoniaque. Une fois encore, j’entends la sonnerie. J’y prête à peine attention. Ça y est, ça s’est arrêté, je peux reprendre mon absence d’activité. J’aimerais tant dormir… mais j’ai peur de revoir cette gamine terrifiante, et ces ombres encore plus monstrueuses que le monstre qu’elles dévorent. Second appel. Troisième appel. On dirait qu’ils insistent. J’entends un « bip » étrange : quelqu’un laisse un message. C’est étrange, les hallucinations n’ont pas pour habitude de le faire. Pensant que finalement c’est peut-être un véritable appel, je brave mon angoisse et décide de franchir les quelques mètres qui me séparent du salon. Les murs sont vivants, couverts de créatures toutes plus dégoûtantes les unes que les autres. À chaque pas que je fais, mon corps se décompose, ma peau acide part en lambeaux pour aller ronger le beau parquet, mais cela ne me fait rien : je suis habitué à ce genre de « classiques » désormais, et j’arrive à ignorer les multiples signaux de fausse douleur que m’envoie mon corps. Je crains que ça ne signifie que j’ai dépassé le point de non-retour. Il y a effectivement un message. Je le lance, craignant toujours un assaut de cris infernaux ou d’autre son qui achèverait de détruire le peu de raison qui me reste.
- Allô ? Romain… Romain pourquoi tu ne réponds pas ? Nous sommes désolés de ne pas être rentrés plus tôt… Nous avons eu un accident et avons du mal à nous déplacer… Pourrais-tu venir nous chercher ?
Mes dons de prophète me font peur. J’aimerais croire qu’il s’agit d’une autre illusion, mais la poigne de fer qui serre mon estomac me fait dire le contraire. Il y a un second message.
- Monsieur ? Je… je suis le médecin s’occupant de vos parents. C’est difficile à dire, je ne comprends pas mais… Ils sont décédés. Ils s’étaient rétablis de leur accident, je ne comprends vraiment pas… À moins que ce ne soit vous qui les ayez tués ! Fils indigne, créature de l’Enfer !
La dernière phrase est dite avec une voix d’outre-tombe, un son qu’un humain ne peut produire. Elle n’a donc rien de réel… mais je sais qu’elle a raison. C’est moi qui ai tué mes parents, tout comme j’ai sûrement tué d’autres personnes par mon égoïsme démesuré. Mes parents sont morts. Je ne réalise pas. Cette pensée est absurde. Mes parents sont morts, tués par moi-même ; des gens respectables ont cédé la place à leur gamin capricieux dont la vie pourrait s’échanger contre une bouteille de bon vin. Il ne reste plus personne en ce monde capable de me sauver. Personne ne viendra mettre les pieds dans cette bicoque hantée. Je suis voué à sombrer dans la folie la plus noire, à mourir seul dans cette maison perdue. Au secours. Mes amis, Seigneur, Satan, n’importe qui, mais que quelqu’un vienne m’aider. Demain sera sinon le jour de ma mort.
Plus le moindre appel. Rien. Cela fait plus d’une journée que je n’ai vu ni hallucination, ni personne réelle. On me laisse seul, seul avec moi-même. Seul avec le néant qui m’entoure. Seul avec mes larmes de regret. Dehors, le soleil est radieux, comme un vieux souvenir de cette époque déjà quasiment oubliée, comme un souvenir de ce temps où je vivais vraiment. Je n’y tiens plus, il faut que je sorte malgré tout. Je dois faire vraiment peur, mais ça n’a plus aucune importance. Si je ne quitte pas ce bâtiment, je vais m’arracher les yeux ou la peau pendant un cauchemar. Je prends mon courage à deux mains, prévoyant les illusions qui ne tarderont pas à m’assaillir, mais je franchis le seuil de ma baraque. Au revoir, ou à jamais.
Je déambule. Je n’ai rien à faire, dans cette putain de ville. Je n’ai envie de rien, certainement pas d’aller voir les autres abrutis. Pas dans mon état. Si y a bien un péquenot sur Terre incapable de comprendre ce qui m’arrive, c’est bien ce couillon de Dimitri.
Il fait nuit. Il y a un quart d’heure il y avait un grand soleil, et maintenant il fait nuit. Un putain d’orage se prépare, comme pour me signifier que ma promenade est terminée. Rendez-vous la semaine prochaine pour une autre petite heure de changement. Mais il n’y aura pas de semaine prochaine.
Maussade, je marche à pas pesants vers l’arrêt de bus. Quoique… non, je marcherai jusqu’à chez moi. Ce n’est pas comme si j’avais quoi que ce soit à faire une fois rentré.
Cinq, dix, quinze, peut-être vingt minutes se sont écoulées depuis le début de la « nuit ». Je continue de marcher, inlassablement, comme un esprit errant. Il n’y a plus grande différence entre un mort et moi. Si seulement un mec pouvait avoir la bonne idée de rouler à soixante-dix ou quatre-vingts en ville…
Un cri, strident. Pas celui de mes hallucinations habituelles. Un cri de fille. Un cri étouffé, par une main probablement. Sur ma droite. Mon cœur loupe deux battements, commence à accélérer pour compenser, suffisamment pour que j’en aie mal. Je fais un pas en avant, je tourne la tête et je La vois. Sa chevelure blonde, ces fils dorés qui me hantent depuis des jours sont là, ébouriffés par un rustre. Ils illuminent cette sombre et sale ruelle, digne d’une caricature de ville d’Afrique. Je devine sans mal ce qui est en train de passer. Nul n’a remarqué la situation… et après tout, je ne sais même pas si les gens que je croise dans la rue sont réels. Peut-être qu’une agoraphobie inconsciente me pousse à imaginer toutes ces personnes afin que je perde encore plus la tête. Ce n’est pas plus absurde que des murs constitués d’insectes gluants, après tout.
Que fais-je ? Je l’ai déjà abandonnée une fois, par lâcheté et pour ne pas quitter cette vie naze et insensée que je menais, et que j’étais visiblement voué à perdre. Je ne pense pas pouvoir empêcher ma main d’attraper une lame de rasoir si jamais je la laisse ici, seule face à cet homme. D’un autre côté, je ne pense pas non plus pouvoir soutenir son regard. Je suis dans une impasse. Quoi que je fasse, ma vie s’arrête aujourd’hui, par ma main ou une autre. Alors tant qu’à faire un dernier acte, autant qu’il rachète en partie cette vie minable. Adieu, chauve-souris, ombres terrifiantes et petite fille-monstre de mes cauchemars. Aujourd’hui, le connard qui se trouve à quelques mètres de moi va me poignarder. Mais ai-je au moins un cœur à perforer ?
Je marche, lentement au départ. Un pied devant l’autre. L’autre devant le premier. Le mouvement s’accélère, je suis déterminé. Je n’ai pas d’arme. Juste une volonté infaillible d’en finir maintenant. Laura, ô ma belle, attends-moi et laisse-moi t’offrir la vie que tu mérites. Laisse-moi mourir comme le symbole de tous ceux qui ne méritent pas d’être ici-bas.
Il est tout proche, maintenant. Elle se débat suffisamment pour qu’il en soit encore à tenter de la maîtriser. Même pas foutu de violer correctement. Sous-merde. Mes doigts pointés vers l’avant chargent ses yeux, occupés ailleurs.
Je le traverse. Il n’existe pas. Elle non plus, elle n’était pas là. Rien de tout cela n’était réel. Je suis seul dans cette ruelle sombre, haletant. Chaque bouffée d’air me brûle des poumons qui ne vont pas tarder à me lâcher à ce rythme. Dans un monde lointain que j’aimerais tant rejoindre résonnent de longs rires. Pas le rire de quelqu’un de joyeux… plutôt le rire du tyran fou qui ordonne l’exécution d’un pauvre gars qui n’a rien demandé et rien fait. Si j’étais vraiment innocent, je pourrais me comparer à ce pauvre gars, mais ce qui reste de mon esprit m’en empêche.
Il neige. Celle-là, je sais qu’elle n’existe pas. Il ne fait pas assez froid pour qu’il neige. Des traces se creusent au fur et à mesure devant moi, formant un chemin imaginaire. Je devine la forme éthérée qui marche, et je la suis. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Peut-être y a-t-il une réponse à tout cela dans la maison où elle m’emmène. Une maison ? Ce pourrait tout aussi bien être un asile, ou l’Enfer.
…
Des heures ont passé. Le monde autour de moi n’existe plus vraiment. Tout n’est plus que blanc immaculé, je ne reconnais plus la ville. Les bâtiments ont disparu, laissant la place à des collines enneigées. Je continue de marcher, sans ressentir la moindre fatigue. Je serais incapable de décrire ce qui se passe à l’intérieur de moi. Je ne suis pas las, je ne suis pas heureux, je n’ai pas peur… C’est un peu un mélange de tout cela. Je n’ai même pas envie d’arriver jusqu’au bout. Je pourrais rester à jamais dans ce paysage d’hiver éternel. Je me rends à peine compte que je n’ai pas froid, je ne sens qu’à peine la neige qui se dépose sur moi. Mon corps ne vaut plus grand-chose, désormais. Mon esprit non plus, d’ailleurs.
Enfin, j’arrive devant une bâtisse. Elle fait tache dans ce paysage idyllique : un gros pavé de pierre grise, qui tranche avec ce blanc si beau. L’humanité devrait effectivement disparaître. Est-ce cela, la Vérité ? La forme éthérée disparaît, m’invitant à entrer dans l’antre.
Mon cœur manque de s’arrêter, mon estomac manque de me lâcher, mes yeux manquent de se retourner pour ne pas voir ce qui se trouve devant eux. C’est un spectacle hallucinant, bien plus terrible que tout ce à quoi j’ai été soumis ces derniers jours. Laura, la fille que j’ai sauvée tout à l’heure, se tient au centre de la pièce, attachée par le dos à un cylindre de métal. Ses bras sont étirés avec des chaînes, peut-être cloutées. De multiples objets métalliques perforent son corps et répandent un sang noir sur le sol de pierre maculé de larmes sanglantes.
Je m’approche malgré moi et mes organes révulsés.
Sur son visage est peinte la souffrance éternelle. La souffrance du Diable rejeté. Ses yeux ont disparu, offrant leurs orbites vides à des petites billes d’une lumière plus noire que la nuit. Ces rayons me transpercent de milliers d’aiguilles, qui sont autant de ponts me permettant de partager cette douleur indicible. Oh oui, je le comprends désormais ce supplice. Je comprends tout, désormais. Sur le mur, une inscription achève de me convaincre. En lettres noir sang, le même sang qui suinte des plaies de ma victime, je peux lire :
« Félicitations, l’artiste ! »
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