Janko était assez angoissé, presque perdu et désespéré en ce matin du vingt février. Mais il était aussi gavé d’adrénaline, surexcité et impatient : aujourd’hui il allait asseoir la pierre fondatrice de son Œuvre. Le tout premier acte d’une série qui ne s’arrêterait jamais, il en avait fait le serment, il y avait quinze ans, en deux mille huit. Dix de ses « petits bébés turbulents » attendaient les ordres, par internet, pour agir. Chacun de ses enfants avait une tâche unique à remplir – la même –, mais chacun avait sa personnalité, sa sensibilité propre pourrait-on dire, dans le mode opératoire. Et s’il était fier de son travail pendant ces longues années, il était aussi ému par chacune de ses filles, lié à chacune par un invisible fil d’amour, indestructible, quel que soit le destin de ses rejetons. Il ne lui venait pas à l’esprit de partager son admiration avec quiconque : aucun homme ou femme, ces misérables et insignifiants conglomérats de tissu organique sans intérêt, ne serait en mesure de comprendre. Cela faisait maintenant plus de quinze ans qu’il en était convaincu, ne réservant les échanges avec les autres spécimens de son espèce que dans le cadre strict des nécessités quotidiennes, rendues heureusement assez rares grâce aux vertus du web. Persuadé du caractère inutile et nocif de son espèce, Janko avait vu naître et croître ses dix petites filles dans un espace totalement retiré, loin de tout contact avec les hommes, évidemment.
Aujourd’hui, il allait devoir se séparer définitivement de sa toute première fille, Cassiopée, livrée au monde. C’était déchirant mais inéluctable. Il le savait parfaitement et lui avait longtemps parlé, bravant le mutisme de son aînée. Mais, en père attentionné, il savait qu’elle obtempérerait sans hésitation, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute, il avait bien tout vérifié. Plusieurs dizaines de fois. Il était prêt. Elle aussi. Bien cachée dans un commerce anonyme – une horlogerie familiale – qu’ils avaient repéré ensemble, comme pour chacune des petites, elle attendait patiemment le message qui la libérerait de sa planque, à Chambertin sur Luzerne, Haute-Loire.
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Une petite pluie fine arrose la petite ville de Chambertin en ce matin d’hiver. Geneviève Paillet, cinquante-neuf ans, se tient derrière la vitre de sa bijouterie (« Au bonheur des Diam’s », 45 rue Henri Barbusse, offrez-lui un bijou éternel pour un amour éternel, ouvert tous les jours de 10 h à 19 h sans interruption) et contemple le temps morne avec une pointe d’amertume et un sentiment légitime d’impuissance. Elle consulte sa montre, une Seiko de mille neuf cent quatre-vingt-deux qu’elle n’arrive pas à quitter, il est neuf heures trente-cinq. Dans vingt-cinq minutes, elle ouvrira la pesante grille électrique de sa devanture, prête à accueillir le chaland. Sauf qu’avec un temps pareil, c’est pas gagné. Ça fait déjà un bon mois pourri par toute cette pluie qui n’en finit pas et c’est pas bon pour les affaires. Allez savoir pourquoi, mais quand il fait un temps moche, les gens n’achètent pas de bijoux. C’est absurde, mais c’est comme ça. Et depuis trente-trois ans, ça a toujours été comme ça, guerre ou pas guerre. La flotte fait fuir les gens plus vite que les crises financières. Pour les autres commerçants de la rue, c’est pareil (sauf pour le boulanger, le meilleur de la ville, qui ne désemplit pas du soir au matin, lui : il y a toujours quelqu’un pour lui acheter un truc. On se demande bien à quoi ça sert d’avoir des heures de repas fixe).
Geneviève maugrée donc en silence, les yeux perdus dans la grisaille terne aux murs humides. Les mains appuyées sur ses hanches un peu trop épaisses, ses pensées sans importance lui tiennent compagnie dans un silence familier. Elle sort un à un les plateaux de feutrine beige où reposent de petites pièces d’or et d’argent et les dispose, toujours dans le même ordre, sur les présentoirs qui donnent sur la rue, protégés par ces vitres blindées qui leur ont coûté si cher l’année dernière, après les émeutes. Elle repasse mécaniquement son emploi du temps de la journée, les clients ou amis qui passeront certainement sous un prétexte ou un autre. Du reste, cet imbécile de Mouchardeau avec sa Longines antédiluvienne va sûrement passer, pour que l’on vérifie pour la dixième fois sa pile. On a beau lui dire qu’elle a fait son temps (normal pour une montre) et que les prix ont fondu et que la pile n’y est pour rien, et qu’il ferait mieux d’en acheter une neuve, eh bien il passera quand même, le père Mouchardeau. Il va me prendre une demi-heure, me reluquer dans le fond des yeux avec son sourire ambigu. À mon âge. À son âge ! Vieux cochon. Promis, je l’expédie en moins de cinq minutes. Non mais.
Dans l’arrière-boutique, Gabriel Paillet, soixante-sept ans, d’une maigreur insoutenable, passe doucement sa vieille blouse élimée, sirote un café soluble improbable à grands bruits et dispose avec précision et méthode ses outils de travail. Il n’entend pas sa femme qui fait les cent pas. Il ne l’entend du reste plus depuis des années. Absorbé par sa passion horlogère, il cherche mentalement la solution pour trouver la pièce usée de cette vieille Tudor sur laquelle il se penche, au propre comme au figuré, depuis huit semaines. Il allume la radio d’un battement de cil ; elle lui obéit instantanément. Il n’écoute pas le flux audio qui doucement remplit la pièce du fond puis gagne rapidement la boutique. Ça, ça énerve Geneviève : elle est obligée d’écouter SkyNews – elle a des oreilles, elle. Pire : elle est obligée de tendre l’oreille pour déchiffrer les informations dont elle se fiche par ailleurs. Elle tente un « Gabriel, moins fort ! » peu convaincu.
Dix heures trente. « Au bonheur du Diam’s » est ouvert depuis trente minutes et personne, à part le service de facteur électronique, n’est passé. Donc pas âme qui vive. Geneviève broie du noir. Elle pense à son fils qui a eu bien raison de se lancer dans le coaching sportif, c’est bien plus malin. Il n’y a que son autiste de père pour le déplorer, lui qui rêvait d’une dynastie d’horlogers. Mais trois générations Paillet à empiler des engrenages microscopiques pour des revenus tièdes, ça suffit. Il a eu raison, Sam, de faire le coach. C’est quand même plus prometteur que des réveils matin cabossés et des montres au rabais irréparables (normal à ce prix-là ! les gens veulent payer le minimum et obtenir le maximum ; faut pas s’étonner, après). Elle en est là de son monologue intérieur, la mine bougonne, lorsque Henri-James Mouchardeau pénètre avec vigueur dans la petite échoppe, tout sourire. Il se précipite droit vers Geneviève en remuant ses bras boudinés, son ventre boudiné, ses cuisses boudinées et son cul ramolli, les mains dans ses poches, le sourire bizarre aux lèvres, visiblement à la recherche d’un objet enfoui dans son blouson gris. L’espace d’un instant, Geneviève pense qu’il va lui sortir son pénis. Elle se reproche à elle-même cette pensée impure, elle lui sourit presque en guise d’excuse. Henri-James ouvre la bouche pour s’exprimer. « Bonj… »
Une explosion d’une violence inouïe fait exploser Henri-James, Geneviève, Gabriel, le magasin et tout l’immeuble au-dessus ainsi que les deux autres petits immeubles latéraux qui flanquent la boutique. C’est un bruit lourd, long et grave qui dure plusieurs secondes, sur une même fréquence et une même intensité qui s’évanouit péniblement. Des projections de verre, d’acier, de blocs de pierre, de chair, de plastique déchiqueté sont expulsées à plusieurs centaines de kilomètres à l’heure dans tous les azimuts, perforant tout ce qui se trouve devant leur trajectoire : poteaux, engins, humains, animaux. Des herses fulgurantes de milliers de dards tranchants de tous calibres se jettent aveuglément sur tout ce qui bouge et tout ce qui ne bouge pas. Les projectiles coupent, broient, atomisent et s’écrasent eux-mêmes ou retombent à des dizaines de mètres si par un hasard improbable aucun obstacle ne vient entraver leur course. Certains roulent et rebondissent sur le sol dur pendant plusieurs secondes. Des traits d’acier trempé perforent et tranchent sans distinction les obstacles durs ou mous. Une pluie de miettes recouvre tout le périmètre sur un rayon de trois cents mètres. Puis une fumée épaisse et beige monte du sol ou du ciel, on ne sait pas trop. Lentement, elle jette un voile pudique sur la scène. Elle enveloppe tout, masque tout et semble ne jamais, jamais vouloir se dissiper. Le silence règne pendant un temps incalculable, la lumière du jour a disparu. Une pluie grasse se met à tomber mais elle a peut-être commencé au moment de l’explosion. C’est difficile à dire. La pluie colle, elle crée une boue bizarre, aux couleurs et aux aspects inconnus.
Un cratère béant de plusieurs mètres a remplacé « Au bonheur du Diam’s ». Il faudra attendre plus de cinq minutes avant l’arrivée des web-TV, près de douze avant les premiers secours, caméra subjective vissée sur chaque casque des pompiers. Cassiopée, ravissante sphère oblongue aux courbes symétriques, savant échafaudage de circuits imprimés complexes, venait de s’émanciper pour la première et dernière fois de sa courte vie de bombe. Dissimulée dans l’arrière-boutique sous un tas de vieilles archives, dans deux dossiers cartonnés chipés aux Paillet lors d’une visite prétexte de sous-traitance cinquante-six jours auparavant, elle venait d’exécuter l’ordre de son géniteur et une bonne cinquantaine de personnes par la même occasion.
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La première e-TV à relater l’événement s’appelle TTrash.inc. C’est un nouvel opérateur qui a déjà fait parler de lui à deux ou trois reprises, grâce à ce genre de scoop. Le reporter, Jack Mouillard est couvert de poussière lorsqu’il commente la scène, plus préoccupé par l’importance de ce scoop et par sa prestation que par le tableau dramatique qu’il commente, en découverte, comme on dit dans le jargon. Blond aux yeux bleus magnétiques, il incarne le parfait reporter de terrain, athlétique, baroudeur, la voix grave. Jamais il n’aurait pensé avoir une tribune pareille à Chambertin sur Luzerne, Haute-Loire, où l’essentiel de ses sujets traite de chats, de chiens, ou d’immigrés clandestins écrasés ; bref, en général, tout le monde se fout bien de ce que raconte Jack. Mais pas aujourd’hui.
Air dramatique : « Combien de victimes gisent sous les décombres ? Au moins vingt si on juge le trafic dans cette rue commerçante à cette heure du jour. Mais il est impossible de savoir ce qu’il s’est passé réellement à l’heure où nous nous exprimons. Ce qui est sûr, c’est qu’on n’avait jamais eu une explosion de cette ampleur de mémoire de Chambertinois. »
Pause. Air persuasif : « Nous invitons nos auditeurs à se loguer sur les webcams des pompiers et de les mixer avec celles de la ville pour se faire une opinion. Celui qui réussira à reconstituer un scénario plausible, même avec des images amateur, peut gagner dix unités de mémoire offert par la station. Cette offre ne sera plus valable passé minuit GMT. »
Pause. Air confiant, fier : « Nous laissons trois caméras sur place, avec trois angles imprenables sur la scène pendant les deux semaines qui suivent avec des images en continu. Vous les retrouvez en cliquant à droite. Une caméra supplémentaire est réservée aux abonnés. À bientôt sur Loadings Inc, premier informateur d’une information en temps réel. »
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Janko ressentit une authentique jubilation intérieure l’envahir progressivement devant cette nouvelle : sa technique était au point, son intelligence sans limites. Cassiopée était une enfant exceptionnelle, une merveille d’ingénierie, un must de ce que la technologie novatrice qu’il avait mise au point pouvait faire. Il en pleurait de reconnaissance devant ces images de fin du monde en murmurant des :
- Bravo ma chérie… Ma petite Cassiopée d’amour… tu es une bonne fille. Ton papa est fier de toi, tellement fier !
Tout en essuyant ses larmes, il écartait le tas d’immondices qui recouvrait son bureau, sans se soucier des odeurs pestilentielles des restes de la junk food dont il se nourrissait depuis des mois, livré à domicile. Il tripotait une frite en décomposition et s’adressa mentalement à Phédra, la cadette, moins élégante que Cassiopée. Effectivement, Phédra était plus lourde et moins coquette que son aînée et Janko avait moins soigné sa finition esthétique, plus soucieux de développer ses qualités opérationnelles, sa puissance. Haute de plus de deux mètres, cylindrique, gavée d’Octanitrocubane modifié, il est vrai que Phédra n’était guère séduisante. Janko avait tout de même dissimulé les câbles électriques dans un souci d’harmonie physique, avec de belles gouttières, mais il avait passé tellement de temps à la mettre au point qu’il avait un peu bâclé sa cosmétique, ce qu’il regrettait un peu mais il était trop tard. Et ce n’est pas les quelques stickers déco dont il l’avait paré qui embelliraient Phédra, décidément bien pataude. Mais Janko l’aimait comme Cassiopée, sans la moindre déconsidération, en bon père. Tout comme les autres filles, elle avait été conçue dans une philosophie Jankonienne précise : l’homme est un parasite dont la planète doit se débarrasser. Et il est de la responsabilité individuelle d’œuvrer pour le bien de la Terre, sa santé est l’affaire de chacun, non de tous. Dont acte.
- Allez ma toute belle : Montre à Cassiopée ce que toi aussi tu peux faire. Je sais que tu es forte et que toi aussi tu peux faire de belles choses !
Janko envoya un mail à Phedra@stadedefrance.fr. Il était vingt et une heures quinze. Et l’équipe de France était bien décidée à prendre une « revanche sanglante » face à l’équipe de Belgique, comme l’avait déclaré l’un des joueurs dans une envolée littéraire comme seul un footballeur sait faire.
Il ne savait pas si bien dire.
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