À l’instar du célèbre tableau de Mona Lisa au sourire saisissant de légèreté et d’intrigue réalisé par le talentueux Leonardo Da Vinci, il existe un autre portrait tout aussi habilement exécuté. Peint par une adroite main de façon tout aussi admirable, par touches finement appliquées et qui confèrent un aspect énigmatique. Il est cependant beaucoup moins connu, enfermé dans une collection privée dans une somptueuse villa italienne, aux architectures vénitiennes, près de Cremona, au nord de l’Italie. Il est admiré par son unique propriétaire qui le caresse langoureusement des yeux pour en savourer les tons et les teintes, les ombres et les lumières, les courbes et les pointes, la douceur du sfumato et la précision du trait. Il est animé d’un sentiment d’allégresse mêlé d’une pincée de jalousie et d’envie de ne pas être pourvu de tout ce talent afin de réaliser une telle création artistique. Une histoire singulièrement fascinante et intrigante s’y rattache, alourdissant d'ombres et de soucis le moral de l’unique observateur, mitigeant ses émotions enthousiastes, ajoutant une profondeur inhabituelle à son appréciation artistique.
Voilà des heures qu’elle est assise sur ce tabouret de bois à prendre la pose : offrir son visage face au soleil, lui sourire tendrement, ni trop prononcé, ni trop ténu, se pincer les joues pour en conserver le rose, humecter ses lèvres pour les rendre luisantes et séduisantes, tenir cette position qui lui lancine le dos, le cou et les épaules. Elle contemple ce peintre qui joue avec son pinceau et sa palette de couleurs, modifie sa prise sur le manche, s’agite en grands gestes sur la toile ou se rapproche méticuleusement pour la toucher en détail, l’observe d’un regard sérieux, l’examine, la scrute et la sonde pour en deviner les teintes de son âme. Pour y découvrir ses sentiments les plus profonds, réalise-t-elle avec alarme, qui transforme alors, malgré elle, la lueur au fond de ses yeux.
– Merda, souffle le peintre d’un soupir exaspéré en laissant tomber sa main sur sa cuisse. Merda, cesso, pezzo di merda ! ajoute-t-il en crescendo, en se levant subitement, lâchant son pinceau dans le bocal, cherchant et secouant plusieurs fois différents autres pinceaux dans leur récipient, désespérément à la recherche de la solution à l’incompréhensif problème qui l’ennuie en ce moment et qui le dévore entièrement. – Je m’excuse, lui murmure la fille, courbant l’échine, osant quitter sa posture, appesantie par la culpabilité, les remords et la tristesse pour avoir offensé cet homme pour qui elle voudrait tout offrir et tout donner pour assouvir sa fougue et son ardeur, convaincue d'être la source et la cause de son emportement colérique.
Abasourdi, le peintre retient son geste, sa main levée au-dessus des bocaux, le regard tourné vers la fille, sourcils froncés, se questionnant à propos de ce qui motive ce soudain et inexplicable abattement misérable, cet état de détresse au timbre de voix anéanti. Malgré cette décomposition émotionnelle navrante, il ne peut s’empêcher de contempler ce visage attendrissant, cette moue qui semble si inconsolable, cette cascade de cheveux blonds qui luit sous les rayons du soleil, cette peau de pêche dont on appréhende la doucereuse délicatesse, ce long cou ravissant dont la gorge invite le regard à descendre pour savourer les courbes fines et délicieuses de la jeunesse féconde et enivrante ; il voudrait tant les immortaliser sur une toile. Qui pourrait rester de roc et de glace face à un être aussi émouvant, qui titille les cœurs sombrés dans la tristesse et le désespoir, qui égaie la vie d’un homme d’un seul coup d'œil posé sur elle ? Gentille pauvrette, se demande le peintre en réflexion, laissant tomber sa main à ses côtés, quel événement aurait pu assombrir cette joie de vivre qui t’allumait il y a un instant ?
– Mais non, ma belle, tente-t-il d’une voix conciliante, abattu à son tour par cette physionomie si dépourvue, tendant faiblement sa main vers elle pour la supplier de se ressaisir, de retrouver cette ardeur, cette innocence et ce sourire radieux. Ce n’est pas toi, c’est plutôt moi, offre-t-il maladroitement comme baume pour soulager cette misère, une main tendue à cette naufragée qui se noie dans une mer de larmes. – Vraiment ? lui demande-t-elle, peu convaincue, sanglotant légèrement malgré elle, ne pouvant retenir ce tremblement attendrissant dans sa voix, le visage toujours tourné vers le sol, pour cacher la blessure qui lui entaille la poitrine. – Mais bien sûr, reprend-il, touché par cette incertitude, se lançant à corps perdu pour la rassurer, pour la consoler, pour l’implorer de retrouver le chemin vers le bonheur. Moi, je ne suis que fougue et fureur et toi, tu es admirable, adorable et coquette. On ne peut que t’apprécier et t’aimer avec passion, termine-t-il avec une teinte colérique, voulant asseoir son affirmation de façon convaincante. – Ainsi, vous m’aimez, lui rétorque-t-elle avec un timbre d'éloquence, avec l’espoir d’un condamné à mort, levant doucement sa tête vers lui, laissant couler ses larmes sur ses joues, arborant un timide sourire rayonnant d’une légère victoire, les yeux pétillants d’une nouvelle lueur. – Nina, ne bouge plus ! lui déclare soudainement l’homme en la suppliant des mains.
Il veut aussitôt saisir cette aimable, dévouée et charmante beauté. Ce dos courbé par les aléas de la vie qui se redresse faiblement par ce visage tourné vers lui, légèrement épanché de côté, dévoilant ce long cou gracieux à la peau si soyeuse, dessinant la tendre courbe de sa mâchoire triangulaire. Cette chevelure blonde aux éclats dorés, retenue par cette épaule dans l’ombre, qui cascade onctueusement, formant une longue courbe qui contrebalance le chatoiement de l’épaisse boucle d’or fixé à l’oreille opposée. Ces joues luisantes de larmes et rougies par les émotions fougueuses qui emballent ce cœur. Cet aguichant regard en coin aux yeux grands ouverts miroités de reflets scintillants et colorés d’un bleu, rendu franc et limpide par la lumière du soleil, qui contraste avec le teint hâlé du visage, d’un soupçon basané. Ces yeux chapeautés par d’étroits sourcils arqués qui accentuent le point d’interrogation de la question qui se mire dans cette œillade. Et, l'apogée de cette vision, ces douces lèvres d’un rose pétale qui égaient une fine ligne satisfaite, agréablement relevée aux commissures ; une intrigante et subtile expression à la fois d’une inquiétude et d’une certitude, d’une perte et d’une victoire, d’une soumise et d’une conquérante.
– Ce sourire ! s’extasie le peintre en remplaçant la toile au chevalet par une autre. Il me le faut, déclare-t-il avec envie.
Il saisit sa palette et son pinceau, badigeonne la pointe, s’élance sur la surface blanche par grands traits, place son sujet, jette un regard vers elle, corrige cette courbe, précise ce trait, ajoute les couleurs de fond, retouche cette section en observant sans cesse, avec attention et satisfaction, la fille qui conserve remarquablement la pose. Cette dernière retient son souffle, elle ne veut pas lui déplaire, aspire à éviter de percevoir cette profonde déception dans ces yeux, s’applique à maintenir ce sentiment qu’elle éprouve afin qu’il ne s’évanouisse avec la beauté du moment. Cette admirable façon dont il la regarde, la scrute avec tant de bienveillance, savoure cette émotion qu’elle lui offre de tout son cœur. Elle sent remonter faiblement en elle ses soucis, ses questionnements, ses doutes, mais parvient par grands efforts à les faire reculer, les enterre au plus profond d’elle-même en se concentrant sur l'instant présent : cette exaltation qui l’envahit et dans laquelle elle plonge toute son âme et toute sa raison. Elle y trouve une sérénité, un lieu unique et doucereux où elle peut s’abandonner, pour maintenir sans effort ce sourire et cette œillade. Alors elle s’y installe, s’y allonge comme sur un lit moelleux, laissant derrière elle tous ces aléas qui semblaient si triviaux il y a un moment ; rien au monde ne la délogera de ce havre afin de se donner tout entière à ce regard qui la caresse voluptueusement. C’est une merveille, c’est euphorisant, c’est splendide, s’étonne et s’émeut l’homme. Elle lui est si fidèle, maintient si bien cette pose, mieux que jamais. Il peut pénétrer ces lucarnes, y déceler la moindre parcelle de son âme pour la transcrire sur cette toile. Il se motive, s’attise, s’active, tient le rythme, touche le portrait sans pause, sans répit, sans mépris. Il laisse ce sentiment d’allégresse guider sa main, surpris par sa justesse, son habileté, son agilité ; il n’a jamais réussi à peindre auparavant avec tant de fluidité, de volupté ou d’enthousiasme. Apparaît un tableau d’une élégance toute nouvelle, d’une audace révolutionnaire, d’un style unique, presque sauvage tout en étant délicieusement onctueux et élogieux. Des couleurs qui se mêlent sans frontière précise, qui s’étalent en couche de façon transparente plutôt qu’opaque, une technique sans séchage, sans réflexion, sans recul, un festival de courbes, de traits et de points qui forment une image saisissante de réalité. Il ajoute des touches de céruléen pour l’iris et une de blanc pur pour l’éclat de vie, mais réalise qu’il n’a pas bien capté le hâle de ce visage, la teinte éthérée de ces lèvres. Il lui faut du cobalt mélangé avec un brin d’amarante et d’écarlate. Il s’approche des couleurs préparées et remisées dans de petits pots, dépose les nouvelles couleurs sur sa palette, les mélange avec son pinceau, observe le visage de la fille, se décourage momentanément de voir qu’il ne réussit pas à reproduire cette teinte particulière, regagne en confiance en y incorporant une larme de violet de manganèse, revient vers la toile et s’immobilise avec stupeur. Rien ne va plus, comment peut-il avoir été aussi confondu ? Il dépose son pinceau et sa palette, retire la toile, la remplace par une autre portant une brève ébauche au fusain, reprend ses instruments, repeint son sujet avec détermination et vigueur, fidèle cette fois-ci à la teinte exacte de la peau et des lèvres, ajoutant en final une touche de carmin aux yeux. Extasié et emporté par cet élan de création, il remplace à nouveau la toile par une autre qu’il trouve tout près du chevalet et recommence à étaler sur la surface ces courbes et ces couleurs. Il veut ressaisir ce moment, cette beauté s’offrant si volontairement à lui, ce sourire unique, lui rendre un hommage éternel en le transposant plusieurs fois de différentes façons, avec un éventail de techniques et des gammes de couleurs tout à la fois franches et évanescentes.
Ce premier tableau du sourire inconnu trône solitairement avec grandeur et majesté dans cette salle sobre et c’est tout à son honneur, la pièce principale et la plus précieuse de toute la collection se trouvant dans cette villa vénitienne. Son unique propriétaire l’observe avec fascination, une fois de plus, comme tous les jours depuis plusieurs dizaines d’années, l’œuvre maîtresse de sa galerie personnelle, héritage de sa lignée familiale depuis plusieurs générations. Après de longues minutes de contemplation, il quitte cette salle pour passer par une porte légèrement dissimulée dans un des coins sombres, à l’abri des regards, derrière un paravent. Il descend l’escalier, rejoint une deuxième chambre, plus petite, confinée dans un sous-bassement du somptueux bâtiment. Il active l’éclairage et admire avec un soupçon de révulsion la suite de la collection : une série de toiles par le même artiste ayant ce sourire pour sujet. Seuls quatre tableaux parmi un groupe d’au moins une quinzaine, selon les écrits et les catalogues anciens, sont parvenus à résister contre les affres du temps et l’incompréhension des hommes. Il observe ces vestiges accrochés au mur de pierres, éclairés individuellement, plongeant le reste dans une pénombre peu rassurante, une atmosphère sépulcrale, qui s’amalgame bien à ces toiles plutôt inquiétantes, très déconcertantes, qui font ressurgir une touche de frayeur au sein de son être. La première œuvre ressemble à s’y méprendre à celle qui trône là-haut : ce sourire, ce regard, cette peau si délicate et onctueuse, cette technique unique et révolutionnaire pour cette époque. Le choix des couleurs la rend suspicieuse, déstabilise l’observateur qui finit par comprendre l’inconfort qu’il ressent à l’apprécier, formant l’apparition d’un fossé de révulsion allant parfois jusqu’à un pas de recul. Ce hâle bleuté de la peau, ces yeux écarlates injectés de sang, ces lèvres violacées qui dessinent toujours ce sourire si unique et énigmatique malgré ce corps dépravé d’oxygène. Sans agonie, sans révolte, dans une effrayante acceptation d’abandonnement total, une sérénité qui s’allonge et prend place dans les traits de ce visage en cyanose ; la mort qui sourit tendrement. Le deuxième tableau confirme cette conclusion en présentant le même visage avec des accents prononcés de contrastes : la pâleur de la peau morte, les traits noircis sous les yeux, l’apparence flétrie de la chevelure désappariée avec les reflets scintillants de la boucle d’or fixée à l’oreille, la peau accablée et picorée par les mouches et ces noires lèvres décharnées, sans lustre, dont seuls les vestiges des commissures permettent d’imaginer le sourire qui s’y trouvait. Le troisième est navrant avec cette corneille dont les serres s’agrippent au front, perçant la chair putréfiée pour s’épancher et ravager les yeux afin de se gaver de leur humeur, laissant s’écouler une part de celle-ci sur les joues parcourues par les asticots, découvrant une partie de l’os des pommettes dans un blanc éclatant, une blancheur spectrale agrémentée de moisissures verdâtres qui s’impose avec cette terne chevelure éparse et par la disparition de la boucle d’or et du lobe qui la portait. Au bout de cette série, une toile d’une dimension différente, plus petite, où se présente un visage méconnaissable aux chairs lacérées et pendantes, laissant voir sans encombrement la structure squelettique du visage et sa dentition presque parfaite, dépourvu de cette chevelure à l’origine si onctueuse, faisant place à deux rats qui s’attaquent aux chairs décrépites, l’un au cartilage du nez, le second au pavillon d’une des oreilles. L’hôte de ces lieux imagine que cette quatrième œuvre est sans doute la dernière du peintre avant qu’on le surprenne dans son mutisme et son isolement total depuis plusieurs jours, comme le décrivent certains vieux manuscrits. Il s’approche d’un présentoir vitré où il a précieusement conservé un des anciens extraits des registres légaux de l’époque. Il y est écrit que cet illustre peintre fut accusé du meurtre de la mignonne pauvrette et de déchéance morale pour avoir ainsi peint sa mort et son décharnement. Sa sentence fut exemplaire, exécutée en place publique pour satisfaire la rage et les doléances du peuple. Il fut d’abord frappé et écorché vivant sur la roue. L'esplanade devait renvoyer l’écho de ses plaintes et ses affreux cris de douleur sous les acclamations de joie de la foule, meurtrie et effarée par ces œuvres, s’imagine le propriétaire. Puis il fut éventré et pendu, précipitant ses entrailles sur les pavés dans le choc au bout de sa chute, pour le déshonorer, le dépraver de toutes reconnaissances bénéfiques, et lui conférer une image de décadence sauvage. Le propriétaire promène à nouveau son regard sur ces peintures, cette évolution de la mort, du décharnement, de la décrépitude qui s’accaparent de ce corps à l’origine si voluptueux, si charnel, si vivant, au regard langoureux et amoureux. Il y repère le mince fil qui les relie, une sorte de dévotion, une adulation, une étrange extase. Comme lui, un observateur averti qui s’y attarde peut y percevoir l'essence de ce sourire qui transpire à chacun de ces tableaux, comme en filigrane. Une existence subtile, fugace, difficile à saisir, mais tout de même présente, comme si le peintre avait pu capter l’état d’âme exact de son sujet. Un sourire unique qui se prolonge au-delà de la mort, de la putréfaction de la chair, du passage du temps, comme si cette fille avait atteint un état de grâce, un éden ou une béatitude, se refusant de le quitter, même au prix de sa propre vie.
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