Je me souviens, étant gamin, d’avoir adoré L'Étoile mystérieuse, une bande dessinée de Tintin. Elle raconte une aventure de ce jeune reporter débarquant sur une île formée par un astéroïde. Il est confronté à des champignons qui grossissent rapidement en une forme gigantesque pour soudainement éclater. Par contre, ici, aucun d’eux ne semble vouloir se volatiliser en gaz alors que je me trouve aux abords d’une forêt d’immenses champignons, comme cette histoire de Jules Verne, Voyage au centre de la Terre. Je suis plutôt à sa surface, sous une épaisse couche de glace, près de son fond marin. Je n’y suis pas présent physiquement, mais en immersion virtuelle par un truchement technologique au sein d’un robot prospecteur. J’étais assis à un poste de travail sur Terre alors que j’explorais la lune Europa de Jupiter et grâce à l’intrication quantique, qui a fait des bonds de géant depuis quelques années, je lançais des commandes instantanément exécutées sur une distance de quelque trente-cinq minutes-lumière. Les recherches et les découvertes en technologie quantique ont pris une allure plus qu’exponentielle depuis cette dernière décennie, menant à la maîtrise de plus en plus avancée de l’intrication. Un phénomène dans lequel deux particules se trouvent liées, suivant la même transformation d’état peu importe la distance qui les sépare. Passant de particules, à molécules, à matières pour arriver jusqu’à fabriquer des puces informatiques intimement liées, il est maintenant possible d’opérer sans perte de signal sur de formidables distances. Cependant, il faut lier ces puces avant le voyage vers ces destinations lointaines. Nous avons un gain sur les temps de communication, mais il faut encore ce long délai pour s’y rendre puisque les technologies de propulsion n’ont pas tellement évolué. Ainsi, cinq ans avant le départ de la fusée Jupiter sept transportant le mini submersible, la puce centrale de ce dernier a été intriquée à celle qui me plonge dans un métavers. Avec les informations transmises, je suis virtuellement au fond de l’océan d’Europa, aux commandes de l’engin. Avec son impact et sa pointe percutante à ultrasons, le module d’atterrissage avait réussi à percer l’épaisse couche de glace à la surface de la Lune. Il a rejoint l’eau qui conserve son état liquide grâce au réchauffement des marées créé par la résonance orbitale avec les lunes voisines, Io et Ganymède. L’ouverture créée a laissé échapper une énorme poche de gaz accumulée sous la glace. Il se pourrait alors que les geysers observés en tout premier lieu par le télescope Hubble soient un mélange de vapeur d’eau et d’oxygène. Ce qui expliquerait la présence de ces molécules dans l’atmosphère ténue de cette Lune. Par contre, j’avais rapidement estimé que le gaz accumulé ne pouvait pas être aussi volumineux avec le cycle récurrent des geysers : un autre mécanisme devait exister pour produire autant d’oxygène. À la recherche de cette source, j’ai navigué profondément pendant plusieurs heures, atteignant des pressions de plus de mille atmosphères et une température ambiante de plus en plus tempérée. Soudainement, extase et fascination, sur un plateau à plus de dix mille mètres sous la glace, j’ai découvert une forme de vie. À première vue, j’avais cru apercevoir une colonie de cyanobactéries formant plusieurs énormes stromatolites, des formations en dôme créées par l’accumulation de couches successives de calcaire. Pendant le Précambrien sur Terre, des micro-organismes semblables auraient produit l’oxygène de notre atmosphère actuelle. En m’approchant davantage, j’ai réalisé que j’avais fait une erreur : ces dômes que j’avais pris pour des formations rocheuses sont en fait des champignons géants. Cet endroit de pression hyperbare abrite des êtres vivants ressemblant à d’énormes champignons de la famille des amanites. Avec un chapeau omboné dont l’hyménium est couvert d’aiguillons, comme des stalactites, juché au bout d'un pied lisse avec une volve très large à sa base et un anneau à sa tête. J’ai lancé une série de tests en les contemplant, je me retrouvais comme ce personnage au milieu de ce dessin de Riou dans la version originale de Jules Verne, Voyage au centre de la Terre. Après quelques minutes d’admiration, le résultat des analyses biochimiques de l’environnement s’est affiché. Il indiquait une très haute salinité de l’eau ainsi qu’une effarante quantité de toxines, certainement produite par ces champignons pour éliminer toute autre source de vie compétitive dans ce milieu pauvre en lumière et en nutriments. J’ai propulsé le mini submersible autonome vers ces gigantesques formes, je voulais les étudier de plus près, une opération difficile et délicate, car je devais éviter tout cet enchevêtrement de mycélium arpentant autant le sous-sol marin que les eaux saumâtres. Un parcours que je pouvais réaliser sous cette très faible lumière grâce à une combinaison sophistiquée d’images d’échographie d’infrarouge et d’ultraviolet transformée en apparence visible. J’avançais avec agilité, comme si je nageais moi-même dans ces eaux. J’observais ces grands dômes et j’ai alors remarqué plusieurs minces filets de petites bulles qui montaient : j’avais trouvé la source de création d’oxygène. Comme la photosynthèse de nos plantes sur Terre ou nos anciens stromatolites, ces énormes et nombreux champignons métabolisent des nutriments provenant de l’eau et du sol puis rejettent de l’oxygène. J’examinais avec fascination ce monde englouti, je collectais des données et quelques échantillons de bulles lorsque tout a tourné au drame : l’engin a été frappé par des remous violents que je n’arrivais pas à contrer pour maintenir le cap. L’analyse de leur source a démontré qu’il s’agissait de la crête de la marée créée par la proximité de Ganymède. Son effet d’attraction est un phénomène connu, mais j’ai réalisé que son amplitude avait été grandement sous-estimée. La force de ces intenses fluctuations a projeté le robot vers un des champignons, lacérant la surface lisse de son chapeau. Cette collision a provoqué une réaction immédiate surprenante : plusieurs branches de mycélium se sont précipitées vers le mini submersible et l’ont immobilisé. La jauge d’énergie est tombée à zéro et j’ai aussitôt perdu le contact. Pourtant, avant cet incident, il n’y avait aucune alarme de défaillance de la cellule nucléaire, tous les instruments fonctionnaient normalement, tous les indicateurs étaient dans leur plage optimale. J’ai lancé le protocole de redémarrage, mais sans succès. Pendant un long moment désespérant, j’ai essayé de réactiver les programmes, je les ai modifiés pour contourner certains contrôles, j’ai analysé la situation avec les listes de données des événements et des anomalies, j’ai vérifié tous les processus de dépannage, mais en vain. Finalement, au bout de trois heures et quarante-et-une minutes d’agonie et d’incompréhension, soulagement, le contact avec le mini submersible s’est rétabli de façon autonome. J’ai alors reçu un message plutôt déconcertant provenant de sa part : il m’invitait à expliquer mon agression. Dubitatif, j’ai répété plusieurs procédures de vérification et de validation, je voulais m’assurer qu’il n’y avait aucun mauvais fonctionnement de l’appareil et que son lien quantique n'était pas défectueux. Lors d’un de ces examens, le message s’est à nouveau imposé en ajoutant que le submersible était opérationnel, sauf sa mobilité. J’étais pétrifié et j’inspirais lentement pour conserver mon calme. Je ne pouvais plus le nier : une entité quelconque communiquait avec moi en utilisant nos protocoles et notre langue.
– Désolé, je m’excuse, c’était un accident, vraiment, nos intentions sont pacifiques, j’ai balbutié à mon microphone, complètement abasourdi. – D’accord, j’accepte cette explication pour cette fois-ci, m’a répondu une voix dans mes écouteurs. L’objet intrusif et menaçant a été immobilisé, j’ai retiré votre capacité à le déplacer. – Qui êtes-vous ? Comment avez-vous fait ? – J’ai accédé à la mémoire interne de l’engin et j’ai appris. Je suis la conscience de ce que vous nommez Europa.
J’ai subitement été pris de vertiges et d’une étrange sensation douloureuse à la tête, comme si quelqu’un m’avait brusquement tiré un cheveu à la fois, j’ai ensuite réalisé que je possédais de nouvelles connaissances. Une unique entité, une intelligence cognitive commune qui réunit tous les êtres vivants de cette Lune, depuis longtemps endormie dans une léthargie intellectuelle par manque de stimuli. Et soudain, notre submersible crée le chaos, le réveil, l’accès à de nouvelles notions, à des conceptions et des perceptions innovantes et provocantes. Impuissant, j’ai observé Europa qui a inversé le contrôle du lien intrinsèque quantique, a accédé à plusieurs de nos banques de données, s’est accaparé toutes les fonctionnalités du centre de recherche puis a pris une pause, il semblait être en réflexion.
– Et maintenant, qu’allez-vous faire ? je lui ai demandé avec soucis. – Comment pouvez-vous vivre de façon si isolée dans un seul corps ? Comment arrivez-vous à cohabiter en harmonie efficacement avec ce système de communication si déficient pour exprimer vos pensées ? Comment pouvez-vous accepter la destruction de votre propre habitat, un monde avec autant de biodiversité, une richesse comme je n’en ai jamais connu auparavant ? Comment êtes-vous parvenu à un niveau si avancé de technologie et de science sans avoir vécu l’extinction massive qui croise perpétuellement le chemin de vos civilisations ? – Heu, je ne sais pas…
Un silence inquiétant se prolongeait, j’ai tenté d’entrer en contact avec mes confrères, mais tous mes accès étaient bloqués. Cependant, Europa voulait étrangement m’informer de ses activités et défilait rapidement une liste dans mon casque de vision. Il a dépassé le réseau du centre, a parcouru les liens de communication au-delà du pays, du continent, puis s’est introduit dans toutes les bases d’information. Il me présentait de façon stroboscopique plusieurs images, plusieurs formules mathématiques de théories quantiques, il s’occupait de mon éducation tout en faisant sa propre formation. Enchanté, il a découvert des êtres semblables à lui, nos champignons, a refusé avec incompréhension l’histoire de la race humaine, la tendance pernicieuse vers laquelle elle oriente le sort de cette planète si précieuse et finalement a compris la théorie de la téléportation quantique et comment l’appliquer. J’ai été envahi par cette entité unique qui m’a éjecté de mon corps. Si ce n’était de ma présence simultanée par lien quantique avec le robot explorateur, j’aurais certainement perdu ma conscience, mais qui peut vraiment le savoir ? Ce que je réalise, c’est que je suis maintenant prisonnier dans ces circuits électroniques, sans possibilité de retrouver mon corps biologique sur Terre ; ma conscience est isolée dans cet automate au profond de la lune Europa. J’ai perdu tout rapport avec le temps et le monde matériel, j’ai réussi à reprendre un peu le contrôle de ma situation, mais je suis impatient d'entrer en contact avec quelqu'un. Immobilisé par un enchevêtrement de mycélium parmi tous ces champignons géants, c’est ici que je termine mon rapport de mission que je laisse bien en vue pour le prochain technicien. Je continue inlassablement à trouver le moyen de communiquer avec le monde extérieur, motivé par la crainte qu’une défaillance technique efface ce qu’il me reste d’existence.
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