Ma faux contre mon épaule, je quitte les champs d’un pas lent. Je laisse les autres villageois me devancer, leurs discours ne m’intéressent plus lorsque je suis épuisé. Ce fut encore une longue journée à récolter les grains pour le seigneur de ces terres. Tant d’efforts pour une si misérable pitance afin de nourrir le domaine, ses soldats et les guerres. C’est le lot des petites gens, je n’y peux rien, c’est ainsi qu’en ont décidé les cieux aux dires du prêtre. Plutôt que de suivre le chemin, je préfère prendre un raccourci à travers le bois, j’aime bien y écouter le chant des oiseaux.
Après quelques pas, j’entends un son étrange, bien différent de mes précédentes traversées. Intrigué, je m’arrête et je tends l’oreille : effectivement, je distingue une légère suite de tintements. Mes parents m’ont toujours mis en garde, il ne faut pas s’aventurer trop loin dans cette forêt, des êtres magiques et malicieux les habitent. Il est raconté que l'un d’eux a jeté un sort au vieux Peuchère, le privant de sa raison, alors qu’il était parti cueillir des champignons. C’est ce qui arrive aux insouciants, mais je ne crois plus à ces histoires, j’ai tout de même dix-sept ans, je suis en âge de me marier.
Intrigué, je laisse la faux près du sentier et je fais quelques pas dans les fougères. La brise tombe, les feuilles cessent de frémir et j’identifie la direction d’où proviennent ces sons. Déterminé, je pénètre parmi les grands arbres à la recherche de leur source. Je fais plusieurs enjambées, corrige ma course et poursuis jusqu’à une modeste clairière. J'entends une série de petits grelots créant une jolie mélodie. J’observe avec attention l’endroit, un mouvement attire mon regard, j’aperçois un magnifique papillon aux ailes bleues qui virevolte près d’un bosquet de campanules. Ne voulant pas l’effarer, je m’accroupis et je m’avance doucement sans bruit. Je m’arrête soudainement à dix pas des fleurs, je suis surpris et émerveillé. Au bout des ailes bleues s’agite une minuscule fille à la peau verte scintillante, à la manière d'une luciole. De ses mains, elle frappe les pétales des fleurs et produit un tintement ; elle transforme leur élégance en musique. J’observe son joli visage exotique : des yeux en amande, des oreilles en pointe, un nez presque inexistant, une bouche aux fines lèvres dessinant un large sourire, le tout entouré par une courte chevelure châtaine. Sous le charme de sa beauté, de sa finesse et de son agilité, j’écoute la musique qu’elle compose. Pendant plusieurs minutes, je l’admire en silence jusqu’au moment où elle s’arrête subitement, se tourne et m’aperçoit. Elle me fixe pendant plusieurs secondes avec des yeux apeurés. Elle recule lentement de quelques battements d’ailes, elle hésite durant quelques respirations en flottant au-dessus des fleurs. Elle plisse son front et me quitte dans une folle envolée vers la canopée, laissant derrière elle une trace d'étincelles.
Déçu de la voir ainsi disparaître, je sors de ma cachette et je m’approche du bosquet de campanules. De mon doigt, je frappe légèrement l’une des fleurs et, sans surprise, elle se balance sans aucun tintement. Je pousse un soupir en scrutant les feuillages des arbres avec l’espoir de la revoir. Un peu triste, je retrouve le sentier, reprends ma faux et retourne au village. La mélodie des fleurs me revient sans cesse en tête.
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Je n’ai pas autant d’entrain aux champs aujourd’hui. Étrangement, une mélancolie m’habite depuis que j’ai rencontré cette fée hier. Je revois son visage enthousiaste pendant qu’elle jouait ses mélodies, cette image me hante. J’aimerais bien, tout comme elle, transformer les fleurs en musique, créer de magnifiques ariettes avec leurs pétales. C’est avec frustration que je poursuis mon dur labeur.
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La journée est terminée et durant la corvée, une idée m’est venue en tête. Après le maigre dîner de potage de légumes, je me suis affairé à réunir quelques objets. Dans la chèvrerie, j'ai trouvé une série de clochettes de différentes grosseurs, je les place devant moi sur ma couchette. À l’aide d’un petit bâton de bois, je teste leur timbre et j'en sélectionne quelques-unes qui ressemblent aux tintements des grelots. Avec des bouts de ficelle, je les fixe en ordre croissant sur une branche. La tenant d’une main, je frappe doucement la série avec mon bâton et je tente de recréer une des mélodies jouées par la fée. Après plusieurs essais, je suis satisfait, je cache le tout dans une besace que je garde près de moi. J’éteins ma chandelle et je me couche le cœur plein d’espoir.
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Les travaux sont terminés, je suis à l’orée de la même clairière et j’attends en silence, caché derrière des buissons. Je scrute les feuillages, je discerne deux oiseaux, un écureuil et trois papillons, mais aucune fée des bois. Je vais l’attirer à moi avec une mélodie ; je m’avance et je m’installe parmi les herbes. La branche munie de clochettes soulevée d’une main, je les frappe délicatement à l’aide de mon bâton. Je joue ainsi pendant plusieurs minutes lorsque je remarque un petit mouvement dans les feuilles des arbres : un éclair bleu entre les taches vertes. Encouragé, je m’applique et je répète une séquence qui m’avait énormément plu auparavant.
Un bon moment passe sans que je l’aperçoive, mon bras élevé est fatigué, je m’arrête, déçu. Je m’apprête à ranger le tout dans ma besace lorsque des ailes bleues apparaissent à l’autre bout de la clairière. Une fée se promène en formant des arabesques et elle atterrit sur une grande feuille de fougère. Elle s’y assoit en ramenant les jambes vers elle, les encerclant de ses bras, elle m'observe. Encouragé, je reprends mes mélodies, heureux qu’elle soit venue m’écouter. Je suis ravi des belles envolées musicales que j’accomplis, sa présence m’inspire ; sa tête penchée légèrement de côté, tout attentive, m’incite à poursuivre. Soudainement, elle saute, prend son envol et s'élève au-dessus de la clairière. Je m’arrête de jouer, je la regarde faire quelques grands cercles, puis elle s’immobilise au-dessus de moi, les bras croisés. Après quelques secondes, elle me surprend en piquant vers le sol et en se posant délicatement à quelques pas devant moi. Les yeux plissés, elle m’observe avec attention en s'avançant lentement dans ma direction. Je maintiens élevée la branche de clochettes, je retiens mon bâton, je m’efforce de rester immobile pour ne pas l’effrayer. Rassurée, elle s’approche de quelques coups d'aile, elle vole à l’une de mes clochettes et la touche de la main. Elle me quitte rapidement dans une envolée d’étincelles et retourne s’installer sur sa fougère.
Intrigué, je reprends ma musique et je remarque que la clochette qu'elle a tapée a un timbre légèrement plus aigu. Mes mélodies s’en trouvent nettement améliorées ; j’aperçois la fée qui acquiesce. Après quelques morceaux, elle fait un saut et rejoint le bosquet de campanules. Elle me jette un regard puis en frappant délicatement les fleurs, elle m’accompagne, ajoutant une trame de fond tout en douceur. Nous jouons ainsi pendant des heures, offrant des envolées musicales chacun à notre tour ou en jouant de concert. Au crépuscule, elle s’arrête et monte au-dessus de la clairière, sa trace d’étincelles l'illumine. Elle descend en piqué, m’approche et vole en cercle autour de moi, créant une nuée de scintillements. Je tente d'attraper ces étincelles et j’entends son rire, je l’accompagne pendant qu’elle s’élève et disparaît parmi les feuillages. Mon cœur bat la chamade, je suis si heureux.
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Voilà plusieurs jours de suite que je retourne à la clairière et à chaque fois, la fée est présente et m’y attend. Aujourd’hui, nous sommes plusieurs, d’autres fées sont venues se joindre à nous. L’une frappe des coquilles d’escargot, une seconde pince des toiles d’araignée et une dernière souffle dans des joncs. Sans compter, celles qui assistent au concert en volant sans cesse au-dessus de nous en chantant. J’ai amélioré mon instrument en ajoutant un support, je peux maintenant taper mes clochettes à deux mains, créant de jolis arrangements harmonieux. Durant le jour, je travaille à la récolte dans les champs tout en pensant à de nouvelles mélodies. En soirée, c’est tout un spectacle de musique et de lumière qui s’anime dans la modeste clairière. Une grande exaltation m'envahit lorsque soudainement toutes les fées convergent vers moi. Dans un énorme tourbillon de rire et d’étincelles, elles volent de plus en plus rapidement autour de moi, créant une brise qui se transforme en vent et qui se renforce jusqu’à me soulever. Je relâche mes bâtons, je ris, je me laisse emporter par cette tornade et je m’envole avec elles. Les lueurs s'agglutinent à moi, me couvrent en entier, je ressens une grande chaleur, je sens mon corps qui se transforme : je deviens l’une d’elles. Comblé, enchanté et exalté, je m'envole avec elles vers le ciel, en rire et en musique.
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