Le Vermont est un bel État de l’Amérique à visiter à l’automne. Les arbres prennent des couleurs flamboyantes passant du vert au jaune citron ou rouge cerise selon les essences d’arbres. Il y a aussi des transformations marbrées, les feuilles arborant des pointes jaunes ou orangées en conservant leur centre d’un vert profond. Je le visite à cette période de l’année en pratiquant de la randonnée de montagne, parcourant quelques tronçons du Long Trail. Ils m’amènent vers des sommets dégagés d’où on peut admirer un grand tapis plissé par les monts, coloré par les forêts de feuillus, parsemé de petits villages reliés par les routes. C’est après l’une de ces expéditions d’un jour que je m’arrête au gîte du village de Northfield où j’ai réservé une chambre. Petit village typiquement américain avec un campus universitaire et de vieilles églises ancestrales aux murs blancs en clins de bois et leurs toitures noires. Après un repas plutôt copieux, je décide de profiter de la nuit fraîche au ciel dégagé pour y faire une promenade. Celle-ci me mène à l’un des cinq ponts couverts du village, des vestiges de la fin du XIXe siècle, que peuvent encore emprunter les véhicules. Je m’attarde à celui au nom étrange, Slaughterhouse Bridge. Sa structure de bois, peinte en rouge à l’extérieur, est faite d’un assemblage de poutres de type Queenpost, chapeauté par un toit en tôle ondulée, à l’origine, couvert de bardeaux de cèdre. Cette structure permet une longue portée en protégeant le tablier de bois des intempéries, pluie et neige, tout en assurant une durée de vie de près d’un siècle. Je suis à l’entrée du pont, prenant une photographie de sa structure alors qu’elle est baignée par la douce lumière feutrée des lampes fixées sur les travers du toit. Je suis surpris d’entendre un galop depuis l’autre extrémité du pont. La construction l’accentue comme une caisse de résonance, j’ai l’impression que c’est tout près, à mes côtés. Curieux, je fixe le regard vers cette direction, impatient de découvrir le cavalier ou la calèche qui pourrait s’y présenter. Je retiens mon souffle lorsque je vois une silhouette bien étrange qui apparaît soudainement dans l’encadrement à l’autre bout. Un cheval sombre monté d’un cavalier particulier, habillé de noir avec une longue cape. Sa tête est une citrouille percée de deux yeux et un nez de forme triangulaire, la bouche, un sourire menaçant et édenté. Une lueur verte provient de l’intérieur. Non, me dis-je, le mythe ne peut pas être vivant, c’est une hallucination. Le cavalier sans tête qui, la nuit, poursuit et décapite les insouciants. Le cheval se cabre en soufflant de longues flammes vertes par ses naseaux. Le cavalier brandit avec souplesse une rapière au-dessus de sa tête. Un lugubre rire grave retentit et se répète en écho dans le pont. Je suis pétrifié, incapable de raisonner face à cette apparition illogique. Aussitôt retombé sur ses pattes, le cheval démarre au galop dans ma direction. Ses sabots sont un tonnerre infernal sur le tablier de bois. Le cavalier agite sa rapière et frappe chaque lampe durant la course, créant des gerbes d’étincelles comme l’éclair. Alors qu’il est tout près de moi, son cri de victoire me réveille de ma stupeur. Je me projette sur le bas-côté de la route à l’entrée du pont. Je culbute parmi les buissons qui amortissent ma chute. J’entends le galop qui me passe tout près et le sifflement de la lame qui tranche quelques branches. Ils s’éloignent de moi et puis, silence. Incrédule, je patiente encore quelques moments avant de m’aventurer hors des buissons. Je remarque un madrier à mes pieds. Je me penche et le saisis des deux mains. Sûrement un des vestiges de la rénovation de la façade. Je fais quelques pas incertains sur la route, tenant le bout de bois au niveau de ma taille. Tout est sombre, il n’y a plus de lampe pour m’éclairer. Il n’y a qu’un croissant de lune, bas à l’horizon. Un rire grave et caverneux me fait sursauter. Il est tout près derrière moi. Je me retourne et je n’aperçois que la nuit étoilée au bout du pont, pourtant j’entends leur course qui vient vers moi. Puis, une brume prend substance, devenant plus opaque, elle se transforme. La silhouette au galop est à quelques mètres de moi. La lame de la rapière portée bien haute étincelle sous les flammes du souffle du cheval. J’ai à peine le temps de me dégager de l’attaque, sentant la chaleur du feu sur mon visage alors que je pivote en frappant le cavalier avec mon madrier. Mon coup porte avec un énorme craquement. Une étrange masse sombre et difforme tombe alors que la monture poursuit sa course. La citrouille roule jusqu’à mes pieds, la rapière gît plus loin au bout d’un bras squelettique. Je n’ai pas le temps d’observer davantage, le sombre cheval revient vers moi. Je lève mon madrier et il se cabre, un sabot déloge mon bout de bois et l'autre m’assomme. Je tombe et l’animal me maintient contre le sol en m’écrasant le torse avec ses pattes avant. Je sens et j’entends ma cage thoracique se briser. Le souffle me quitte, mon cœur est en étau. Il approche ses naseaux de mon visage et souffle un feu de forge qui engouffre ma tête. La douleur est atroce, un mélange de brûlures par flammes et par acide. Soudain, la douleur disparaît. Je me détache de mon corps, je m’élève au-dessus de tout et j’observe cet être ignoble qui m’enflamme. Une plénitude et une sérénité m’envahissent tranquillement. Je me tourne vers le ciel et je m’apprête à y monter lorsque le monstre cesse de souffler. Il ouvre sa gueule et se met à inspirer, avalant le feu verdâtre qui consume mon corps. Une force me retient dans mon envolée et me tire vers le bas. Je retourne inexorablement vers mon corps, m’y incorpore et m’assimile aux flammes aspirées. Impuissant, je pénètre dans l’antre sombre et sans substance de la bête. Je réalise que le démon n’est pas le cavalier, mais sa monture. Une douleur insistante et intolérable prend lentement place. Je suis écartelé, déchiré, découpé, mâché, brûlé et désintégré. Je suis un corps entravé, couvert de vautours qui me dépècent et me becquent vivant alors que je hurle de douleur. Je suis une immense forêt dont un feu intarissable consume un à un les arbres et les animaux, en agonie je vois mon être s’envoler en cendre et en fumée. Je suis un désert qui s’étend tout horizon, mon existence, formée par chacun de ses grains qui représentent les moindres moments de ma vie, est aspirée vers le ciel sombre par une immense tornade. Je suis une petite étoile dans un univers infini de galaxies qui lentement voit sa substance être avalée en vortex par une énorme géante rouge vorace et sans pitié. Mon âme se décompose. La fin est proche. La douleur est éternelle. Relève-toi, me dit une voix sombre. Porte cette citrouille, tu n’as plus de tête. Grimpe sur mon dos, nous avons d’autres âmes à cueillir. Un rire grave résonne en moi.
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