Une voie ferrée traverse la forêt de conifères endimanchés de rubans blancs de la dernière averse de neige. Un sillon qui découpe ces terres d’une ligne droite, parée d’une bande blanche de chaque côté, gardée par des sentinelles en rang serré, habillées d’aiguilles vertes. D’une direction comme de l’autre, un point de fuite presque parfait au milieu de nulle part. Ce matin, le silence est lourd comme ce manteau de neige. Pas un hululement, pas un croassement, ni un gazouillis. Parfois, le vent se lève en bourrasque et soulève les fins flocons en une ronde de tourbillons. Et pourtant, un bruit de pas bien cadencé vient briser cette atmosphère glaciale et paisible. Des bottes apparaissent, marchant d’un bon pas, seules, sans maître. Mues par leur propre volonté de poursuivre leur chemin. Elles laissent une trace sur les dormants, l’enjambement de leur pas coïncidant parfaitement avec la séquence des morceaux de bois. Une traînée de poudre se soulève après chaque poussée de leurs semelles. Elles progressent ainsi droit devant en suivant cette voie tracée, dans le but d’atteindre et de toucher le point de fuite. Une quête aussi infructueuse que de retrouver une des extrémités de l’arc-en-ciel. Mais comment peuvent-elles le savoir ? Ce ne sont que des bottes qui avancent, qui s’acquittent de la mission laissée par leur maître. Elles ralentissent et hésitent, leur enjambée se rétrécit, un doute les assaille. Où est notre maître ? se demandent-elles. Elles s’immobilisent côte à côte sur un dormant et tentent de se remémorer.
– Il y a si longtemps, dit la gauche. – Combien de soleils couchants ? demande la droite. – Plusieurs centaines, sûrement. – Des dizaines ou des milliers, quelle importance ? – Avec le temps s’enfuit notre mémoire. – Nous savons l’essentiel : atteindre ce point de fuite. Il n’y a rien d’autre à se rappeler. – Tu te souviens de notre maître, de son visage, de ses pieds chauds ? De ses mains qui nous tiraient et qui nous laçaient ? – Il suffit de savoir que nous poursuivons sa mission. Allons, assez perdu de temps !
La botte droite avance d’un pas, la gauche reste en place. Elle se retourne pour jeter un regard vers l’arrière, pour observer le chemin parcouru. Elle est surprise d’y découvrir un autre point de fuite.
– Regarde, s’alarme-t-elle en pointant avec un lacet. Il y a un deuxième point de fuite. – Impossible, il n’y a que celui devant nous.
Elle attend avec impatience le pas de la gauche, ne pouvant briser leur cadence. Au bout d’un moment, elle se retourne à son tour pour la semoncer. Ses boucles de lacet se relâchent par découragement.
– Comment savoir lequel nous devons suivre ? s’interroge la gauche. Et si nous nous étions trompées depuis bien longtemps ? – Il n’y a qu’à rebrousser chemin et suivre nos traces, affirme la droite en rejoignant la gauche. – La neige et le vent auront tôt fait de les effacer.
Pendant un long moment, les bottes observent tour à tour les deux points de fuite en soupirant de désespoir. La gauche se délace et forme des nœuds aux lacets de la droite.
– Il faut arriver à se remémorer, déclare-t-elle.
Leur cuir se plisse sous l’effort et quelques images leur reviennent.
***
Leur maître portant une tuque rouge, le visage embroussaillé d’une longue barbe et de sourcils fournis. Ses grosses mains rudes et puissantes qui les saisissaient chaque matin au levé du lit. Les coups de talon pour les enfiler correctement. Et ceux du bout du pied pour ouvrir la porte et frapper quelques cailloux en marchant vers le chantier. La hache qui mord les troncs, la sciotte qui les tranche, le sol qui vibre à chaque chute des géants. L’ébranchage, la tire vers le chemin de ronde, l’amoncellement sur le traîneau. Les chevaux qui peinent à tirer leur charge et le transfert sur les wagons. Le train qui les quitte avec son cargo de billots empilés bien haut. Un travail ardu et reclus dans la profonde forêt, éloigné de tout village, loin de sa fiancée. Un attelage mal attaché, une embardée du travois surchargé de troncs, ce tas de bois massif écrase un des deux chevaux, sa patte qui frémit de douleur. Le maître qui ordonne de le laisser sur place, d’alléger la charge et de reprendre la course. Trois parcours vers le camp au lieu d’un seul, le soleil qui traverse le ciel bleu. Et malgré tous les efforts pour récupérer ce temps perdu, le train quitte la gare du campement sans le maître à son bord. Sur le quai d’embarquement, notre maître et le chef de gare avec sa casquette et son nœud papillon.
– Désolé, Albert, pas avant trois semaines, dit-il. On réfectionne les rails à Pointe-Calumet. – Bout de sciage de bout de sciage !
Le wagon de queue rejoint le point de fuite. Les mains dans les poches, le maître retourne à sa caserne, donnant un coup de pied à chaque caillou sur son chemin.
– J’en peux pu d’attendre l’printemps. J’veux r’voir ma belle Élisa. Maintenant, pas dans un mois.
Son regard tourné vers le ciel, les cirrus s’étirent sous le soleil.
– Ces nuages-là annoncent du beau temps, j’vas tenter ma chance pis faire le voyage à pied.
Il se lève à l’aube, rejoint la voie ferrée et entame sa longue marche. Le point de fuite est son but. Au-delà de celui-ci, il voit le visage de sa bien-aimée qui l’attend à bras grands ouverts. D’un bon entrain, il avance, un sac sur le dos avec l’essentiel pour ce périple. Il sourit en voyant ce point de fuite qui recule à chaque pas, mais le rapproche de son amante. Lorsque le soleil est à son zénith, une pause en savourant du pemmican, le manteau déboutonné sous les chauds rayons. Il pousse sa marche jusqu’au crépuscule. Dès le soleil couché, le froid reprend sa place, mais l’air est calme. Un cèdre écroulé dans une petite clairière, la hachette qui découpe ses branches sèches, un abri sous la ramure d’une épinette. La neige placée en muraille, une couche faite de branchages pour s’isoler du sol, un espace dégagé jusqu’à la terre gelée pour le foyer. Placé sous un tas de brindilles, un bout d’écorce de bouleau provenant de son sac. La flamme du briquet l’embrase, une dense fumée noire monte, le petit feu prend de la force avec les feuilles de cèdre. Les mains se frottent au-dessus d’un feu bien nourri et réconfortant. Un morceau de fromage fond au bout de son couteau, un repas frugal et satisfaisant. Une nuit avec peu de sommeil pour maintenir le feu, un sourire, l’optimisme de déjouer les embûches du parcours. Un réveil agité sous les aboiements des loups. L’écoute attentive, l’empressement de refaire son paquetage, de quitter cet abri qui devient un piège et de reprendre la marche. La plainte des loups qui se répète, il augmente sa cadence et sa respiration est rauque. La peur enserre ses entrailles. Un pelage gris se faufile entre les conifères, un aboiement proche derrière lui. La chasse est lancée, notre maître en est la proie. En pleine course, il tire le sac de son dos, le vide de son contenu. Une traînée de pemmican, de morceaux de viande séchée et de fromage entre les rails. À bout de souffle, il tombe à genoux, il regarde derrière lui. La poursuite n’est plus là, son subterfuge a fonctionné, pour l’instant. Avec difficulté, il se remet sur pied et avance vers le point de fuite. Un aiguillage, quelques wagons vides sur la voie secondaire, un cabanon en planches de bois. Le cadenas de la poignée fracassé par le dos de la hachette, la porte grince, un fouillis de pièces mécaniques et de fatras. Amoncellement contre la porte, le crépuscule accompagné par les hurlements des loups, la nuit plonge l’abri dans l’obscurité. Emmitouflé dans un drap rêche puant la graisse, un sommeil léger brisé par des grattements sur la porte. Le maître se presse contre le mur en entendant les grognements. Des coups de pattes sur les murs, des aboiements, des hurlements, la porte s’ouvre sous la pression, un coup de pied pour la refermer aussitôt. Le tintamarre dure pendant un bon moment pendant qu’un pied est pressé pour maintenir l’accès bloqué. Puis, après quelques heures, le silence, ils montent la garde ou l’ont laissé pour chasser une autre proie plus facile. Soupir de soulagement, mais son attention est toujours à l’affût des moindres bruits. Le froid est mordant, mais les murs le protègent du vent qui siffle dans les fissures, il n’arrive pas à s’endormir, son corps parcouru par des frissons. Des rayons de soleil illuminent son sanctuaire à travers les fentes des planches. Après un moment, l’air se réchauffe et il tente un regard par la porte entrebâillée : aucun loup. Il fait un pas vers l’extérieur, des traces de pattes tout autour du cabanon, sans doute une meute d’une dizaine d’individus. Il fouille son sac et trouve un paquetage de bacon séché, il calme son estomac avec quelques bouchées et il conserve précieusement le reste. Une dizaine de poignées de neige pour se désaltérer et il reprend sa marche entre les rails. Son entrain n’est plus aussi vaillant, le maître traîne les pieds manquant de trébucher à maintes occasions. Le soleil se couche, le ciel est magnifique sous ses teintes de rose et d’orange. La brunante dévoile quelques étoiles et le froid reprend son règne sur ces terres. Il devient mordant avec le vent qui s’éveille. Poursuivre droit devant, activer ses membres pour se réchauffer, éviter le sommeil sans réveil. La pleine lune se lève au milieu de la nuit. Le maître titube, parcouru par de violents frissons. Son pied glisse, il trébuche et se retrouve à genoux entre les rails.
– Ch’tais aveuglé par ma détermination pis mon optimiste, chuchote-t-il.
Il regarde devant lui les rails qui luisent sous la pleine lune, qui se rejoignent au loin, au point de fuite. Il tourne les yeux vers l’astre céleste, une blancheur toute ronde et imposante dans ce ciel sombre.
– Belle lune, ch’t’en prie, viens à mon secours. C’est par amour que j’ai fait ce voyage-là et c’est, chré bin, sous ta douce lumière que j’vas mourir de frette.
Il tend sa main vers le point de fuite, là où se trouve sa bien-aimée. Il perd l’équilibre et s’étale sur les dormants. Il parvient à élever sa tête pour encore une fois implorer le ciel.
– Si seulement mes bottes pouvaient poursuivre leur chemin sans moi et que je pourrais les rejoindre lorsqu’elles seront arrivées là-bas, murmure-t-il de délire.
La lune devient d’une blancheur radiante, elle double de volume et soudainement, tout l’environnement bascule dans un monde complètement sombre. L’astre s’agrandit jusqu’à couvrir tout le ciel, de nouveau, tout rebascule vers le monde réel. L’alternance entre les deux environnements se succède en rafale, s’accélérant jusqu’à ce que le maître devienne un être de lumière dans l’univers obscur et que seules nous, ses bottes, restions sur les rails du monde réel.
– Allez au boutte du point de fuite, nous ordonne le maître. Là où se trouve la maison de mon amour.
Et nous nous sommes mises en marche en direction de cet objectif.
***
– Je me souviens de tout maintenant, s’écrit la botte gauche. – Jamais nous n’avons rebroussé chemin ou ne nous sommes détournées du point de fuite, renchérit la droite.
Elles se défont de leurs nœuds et chacune s'attache jusqu’au sommet de leur languette. Plus déterminées que jamais, elles repartent à la course cette fois-ci, soulevant des mottes de neige à chaque foulée. Elles poursuivent ainsi leur course sans s’arrêter jusqu’au crépuscule. Au même moment, les conifères laissent leur place à des champs et des collines. Approchent-elles du village de leur maître ? Elles doivent rejoindre le bout du point de fuite. Elles continuent de suivre les rails qui passent devant une gare, dépassent l’église qui sonne les vêpres et se faufilent entre les rangs et les fermes. Passé un tunnel, le point de fuite disparaît : la voie ferrée tourne vers la gauche.
– Et maintenant, où devons-nous aller ? se questionne la droite. – Regarde, c’est ici, nous sommes arrivées.
Sur le flanc de la colline près des rails se cache une petite demeure emmitouflée sous un épais manteau de neige. La fumée monte à sa cheminée et un carreau de fenêtre luit sous la flamme d’une bougie. Une douce lumière embrase le ciel derrière la colline. La lune apparaît, elle grimpe dans le ciel et devient énorme. Le monde bascule dans l’obscurité où le maître se tient debout sous l’astre bienveillant. Les univers s’alternent rapidement et l’homme retrouve ses bottes devant la demeure de sa bien-aimée. Il suit le sentier et rejoint le balcon lorsque sa fiancée ouvre la porte pour l’accueillir. Ils s’enlacent avec affection, se couvrant de baisers.
– Élisa, comme chus heureux de t’revoir. Si tu savais. – Albert, mon chéri, qu’est-ce que tu fais icitte à cet’heure-là ? Ch’t’attendais à la gare avant-hier après-midi, qu’est-ce qui s’est passé ? demande-t-elle en se calant entre ses bras. – Élisa, j’ai vraiment déraisonné. Chus parti à pied du campement en pensant que la température me serait doucereuse. J’ai bin failli mourir gelé bin raide sur les rails, boutte de sciage. Chrais mort si c’était pas grâce à cet’belle grosse lune toute blanche qui m’a sauvé. – Comment ? – Ch’te raconterai toute mon aventure à la chaleur de ton feu, ma belle. Pour l’instant, ch’peux juste dire qui faut que je chérisse c’t lune-là autant que toi, ma biche. – Si c’est pour vrai c’que tu dis là, bin on va s’marier de soir durant la pleine lune, pis c’est elle qui sera not’témoin.
Enlacés, ils ouvrent la porte, traversent le seuil laissant derrière eux cette bienveillante régner dans le ciel étoilé.
|