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Sentimental/Romanesque
Vince : Louis ou le hasard de la vie
 Publié le 17/01/07  -  3 commentaires  -  20938 caractères  -  48 lectures    Autres textes du même auteur

Louis ne se remet pas de la mort de sa fiancée. Il décide d'en finir, mais le hasard de la vie lui réserve une surprise et refuse son départ.


Louis ou le hasard de la vie


I.


Sortant d’un rêve ou d’un cauchemar, Louis sentit ses yeux s’ouvrir malgré lui sur les lumières sombres d’un nouveau jour. Son visage était humide, ses cheveux collaient à ses tempes. Son cœur battait à tout rompre. Au fond, il aurait préféré retourner dans cette vie de songes, retrouver la part de lui qui vivait peut-être encore. L’éveil abrupt laissa passer quelques secondes d’insouciance qui s’effacèrent bientôt. Trop vite. Déjà, les meilleurs moments de sa journée se trouvaient derrière lui.


Louis força ses membres à suivre les désirs de son esprit de brume et son corps se mit en mouvement sur un rythme sans panache, comme s’il était rouillé, paralysé, vaincu. Se lever vers quoi, se lever, pourquoi ? Un vide habitait Louis en ce matin du 4 juin 2005.


Louis était assis sur le bord de son lit. Apparemment pensif, il revit les heures qui avaient précédé son sommeil sans repos et distingua mal les voix, les regards. Il oublia même les lieux. Il en était à mille lieues. Trop abattu pour relever la tête, il resta là, attendit que quelques secondes passent, en plus. Toujours un peu moins de temps à vivre. Toujours ça de gagné.


Aujourd’hui, Louis se sentait prêt, résigné. Il allait se lever et terminer sa représentation. Il s’était vu mourir dans son sommeil. Il se sentait déjà mourir depuis de nombreuses semaines. Il était mort avec elle.


Estelle...


Elle avait été fauchée sans raison. Elle était morte inutilement. Louis ne dépassait pas ce constat révolté. Il criait à l’injustice de cette faucheuse qui avait ruiné ses blés, détruit ses aspirations. Longtemps après ce matin-là, Louis comprendrait que la mort avait l’utilité de donner une valeur à la vie. Il se dirait même un matin, les yeux dans le soleil naissant que la vie éternelle aurait l’air d’une chanson sempiternelle et que, las, les vivants ne l’écouteraient plus, jusqu’à cesser de l’entendre.


Estelle était morte en entamant son premier refrain alors qu’elle espérait vivre les derniers accords de sa chanson. En communion, les deux amants avaient composé jusqu’alors leur existence comme l’œuvre de leur amour, comme un hymne à l’espoir qu’Estelle chantait de tout son être, pendant que Louis en écrivait le prochain refrain. Estelle ne chanterait plus. Louis sombrait. Dans les tréfonds de son âme, l’heure n’était plus à l’écriture, mais au rideau. Il aspirait désormais à un cantique funèbre qui lui permettrait de la rejoindre au-delà de cette existence qui les avait séparés. Estelle était morte, elle ne pleurerait plus. Louis venait de toucher le fond.



Un matin de mai, Estelle était partie en l’embrassant rapidement. Il ne savait plus ce qu’il lui avait dit, ce matin-là. Il savait maintenant ce qu’il aurait voulu qu’elle entende. Il ne l’avait pas fait. Elle était partie travailler, laissant derrière elle la fraîcheur d’un parfum poivré. Il ne savait plus ce qu’elle portait, comment elle était habillée. Pourtant, c’était la dernière fois qu’il l’avait vue…


Elle avait pris son sac, l’avait embrassé puis s’en est allé, pimpante et réjouie, bien qu’elle partît travailler.


Il revivait la scène.


Elle lui avait souhaité une bonne journée, avait pris son sac, puis était sortie de l’appartement.


La scène se composait de mieux en mieux dans son esprit. Il devait sans cesse calibrer les projecteurs de ses souvenirs pour la revoir, un peu plus lointaine chaque jour : elle s’était levée avant lui, ils ne s’étaient presque pas parlé, occupés chacun à ses pensées. Elle lui avait préparé une tasse de café, lui avait souhaité une bonne journée, l’avait embrassé et s’en était allée.


Il revivait cette scène aussi souvent qu’il pensait à Estelle. Il ne parvenait toujours pas à savoir ce qu’elle portait à l’aube de ce matin maudit. A maintes reprises, il avait vidé complètement l’armoire à vêtements d’Estelle, pour tenter de se souvenir des habits manquants. Il n’avait jamais trouvé. Il avait senti son odeur dans les fibres, avait fait glisser les étoffes sur son nez, s’était gavé de ses parfums, s’était enivré de son souvenir. Estelle n’était jamais réapparue dans ce qu’elle portait ce matin-là.


Sur une route sans nom et sans avenir, elle avait perdu la vie. Elle était morte sur le coup.



II.


Ils s’étaient rencontrés simplement, s’étaient aimés d’emblée, sans crainte, sans arrière-pensée. Chacun avait baissé sa garde et laissé libre cours à leur vie. Que portait-elle ce jour-là, celui de leur rencontre ?


Une robe, une petite robe d’été, de ces robes qui épousent le corps en laissant planer une once de mystère sur les formes qu’elles protègent. Des souliers lacés sur ses chevilles. Elle portait le monde en bandoulière, arborait l’avenir dans la fraîcheur de ses yeux. Louis avait parié son avenir en se perdant dans le piment de ses cheveux. Pour un prétexte qu’ils avaient aussitôt oublié, l’un avait abordé l’autre : ils ne s’étaient plus quittés. Un bonheur sans heurts, loin d’autres malheurs. Une valse des cœurs au son de belles heures.


Estelle au grand cœur, Estelle maîtresse des sens, Estelle amante féline, Estelle petit fille câline. Louis la revoyait dans ces attitudes qu’elle seule adoptait.


Estelle à l’abordage de Louis, à l’assaut du mât de sa virilité, pendant que de sa voile, elle unissait leurs corps vers un orgasme promis. Estelle ingénue, saugrenue, Estelle nue, dans le printemps de son corps, les seins arrogants, les tétons dardant, le sexe ardant. Estelle implacable, désirable. Femme feu dans l’âtre de leur vie, installant Louis sur le bûcher de leurs envies. De leurs yeux enflammés s’échappaient mille étincelles qui voletaient autour d’eux, se mêlant à leurs odeurs intimes, éclairant l’aura de leurs désirs, puis s’éteignaient lentement, pudiquement. Seuls dans le monde de leur communion, Estelle invitait Louis à boire de sa coupe, tandis qu’elle goûterait à son ostie.


Elle virevoltait autour de son amant, dansait au son de son désir, fouettant son torse nu de ses cheveux caressant, puis laissait ses mains courir les plaines de chair qui la mèneraient encore plus loin dans l’assouvissement de ses envies. Elle rejoignait enfin l’archipel de félicité, puis approchait son visage en goûtant la peau de son prince de ses lèvres minces.


Quelques instants seulement suffisaient à leur donner envie de sentir enfin l’union de leurs corps débridés, mais ils s’ingéniaient à s’approcher toujours des rivages de la délivrance, sans jamais accoster. Puis n’y tenant plus, ils brisaient leur barque et partaient à corps perdus vers ces terres de plaisir qu’ils aimaient parcourir ensemble.


Estelle et Louis se laissaient aller à leur envies et se livraient à leurs corps pour grimper doucement vers le sommet de cette montagne de laquelle ils verraient de nouveaux horizons. A l’aube de leur plaisir, leurs corps mêlés dans l’étreinte comme deux lutteurs acharnés, ils perdaient pieds, mais ne manquaient pas l’ascension et parvenaient ensemble à ce terre-plain d’extase d’où la vie semblait si belle et les ennuis si lointains.


De ces amants, il ne restait, après, que deux corps épuisés, repus de plaisirs, admirant leur union. Un couple alangui, étendu sur un lit, replié au fond d’une salle de bains, affalé sur un sofa, gisant sur un tapis. Il restait parfois la plainte d’une jouissance, quelques spasmes de bien-être, les murmures de deux amants. Les lumières de leurs regards se tamisaient lentement sous leurs paupières, pour les laisser se retrouver au pays des songes et prolonger un peu leur plaisir au son du silence, leurs cœurs unis dans la symphonie de la nuit.


Estelle au soir, Estelle espoir. Elle trouvait les mots, les envies, sondait les désirs, partageait avec Louis les bons et mauvais moments de sa journée et dressait immanquablement le constat d’une journée réussie. Estelle pleine de vie, tenant dans sa main un trésor, un fluide que chacun ressentait.


Mais Estelle et Louis s’étaient lentement habitués à leur bonheur, pour n’en voir que les traits et plus les couleurs. Un voile gris s’était installé lentement sur leur vie, sans qu’ils aient eu l’impression que quelque chose s’était assombri. Les inévitables assauts du temps sur les amants, les incontournables habitudes, les regrettables lassitudes. Estelle était toujours aussi belle, dans la fraîcheur un peu plus écornée de sa spontanéité et Louis savait toujours s’abreuver à cette source de bonheur qu’il alimentait à son insu. Leurs unions s’étaient faites plus caressantes, plus lentes, plus profondes. Ils avaient lentement perdu la folie de ces étreintes débridées, mais n’avaient pas égaré leurs profondes jouissances. En soi, c’était une pleine réussite de n’avoir perdu qu’un peu de leur couronne dorée, alors qu’autour d’eux, les rois étaient renversés et les reines houspillées. Leur royaume était toujours aussi puissant, un peu moins ardent.



III.


Dans la torpeur écrasante de sa solitude de ce matin-là, Louis n’eut plus de paroles, plus de pleurs. Aucun remède à cette tristesse immanente et récurrente qui brisait son cœur. Aucun espoir dans son esprit. Il n’était plus qu’un corps sans cœur, un pantin désarticulé, un poids mort, mais bien vivant. Sans lumière, Louis vivait un enfer, le même que depuis ce matin de mai.


Il entendait encore la sonnerie de son portable, la voix de l’employé de l’hôpital. Il sentait encore le coup de tonnerre lui scier les jambes, l’intérieur de son corps s’écrouler, l’avalanche d’incompréhension qui l’avait saisi. Il revoyait le sentiment de nudité qui l’habitait, son empire qui s’effondrait, annonçant des ans pires. Il ressentait encore la destruction de son cœur, l’explosion de sa richesse. Son fluide de vie quitter son être échoué, son corps éventré. L’incompréhension. Puis le trou noir : la révolte, la chute au sol. Ces minutes sans connaissance, comme ces quelques secondes au réveil. Le réveil vers l’inacceptable réalité : Estelle s’était tuée sur une route ce matin. Fait divers qui jetait l’hiver. Image insoutenable de sa bien-aimée. Puis cette obsession dérisoire : comment était-elle habillée ?


Louis se leva lentement, dans une succession de gestes saccadés. Méthodiquement, il s’habilla, puis laça ses chaussures. Dans sa poche de chemise, il glissa une photo d’Estelle. Elle souriait contre son cœur. Il pouvait sentir son souffle. Il se mit en marche comme un robot télécommandé vers son destin, sortit de chez lui et sentit son cœur se serrer une nouvelle fois lorsqu’il vit le nom d’Estelle aux côtés du sien sur la boîte aux lettres. Jamais il ne pourrait changer la petite étiquette. Et puis maintenant, ça n’avait plus d’importance…


Longuement, Louis marcha. A le voir, on aurait eu l’impression qu’il errait, mais il savait parfaitement ce qu’il faisait. Il n’avait jamais été aussi clair depuis qu’Estelle s’en était allée. Ses pas succédèrent à ses pas et c’est vers treize heures qu’il rejoignit le point final qu’il avait choisi. Aux abords de cette autoroute presque provençale qui menait à Marseille.


Le flot des voitures ne tarissait pas en ce samedi ensoleillé. Les camions aussi étaient de la fête ; ils le faisaient tanguer lorsqu’ils passaient près de lui. Il y avait du vent le reste du temps. Louis savait que dans quelques instants, il rejoindrait Estelle. Il se sentait anxieux et quelque peu soulagé que sa tristesse prenne fin. Depuis quelques jours, il préparait son départ. Il avait décidé qu’il traverserait la chaussée sans s’arrêter jusqu’à la berme centrale. D’un pas décidé, d’un coup, en fermant les yeux, afin de voir le plus vite possible l’ange Estelle lui tendre les bras. Il se fichait du camion, de la voiture. Il se fichait de la vie. Il se fichait de Dieu. Il n’avait d’yeux que pour sa bien-aimée, qui devait l’attendre impatiemment.


Aucune chance qu’il en ressorte, le trafic était dense. Louis s’était placé à côté d’un pont, il était caché des automobilistes. Ils ne pourraient pas l’éviter. Il n’atteindrait certainement pas la seconde piste. Dans quelques instants, il fermerait les yeux, avancerait et mourrait. Enfin.


Louis resta debout, les mains le long du corps. Il pensa à sa mère. Elle comprendrait, lui en voudrait. Son père aussi. Ses amis préféreraient le savoir soulagé de sa douleur. Ses collègues auraient un nouveau sujet de discussion. Ses ennemis ricaneraient une dernière fois. Il ne serait pas là pour en juger.


Louis ferma les yeux. Il était prêt, mais pétrifié. Ses jambes étaient de plomb, comme s’il devait encore affronter son corps une ultime fois. Le soleil fit apparaître une lueur rouge dans ses yeux fermés. Il s’en délecta comme des derniers signes de vie qu’il percevait. Le brouhaha des moteurs, l’odeur de l’essence, la chaleur étouffante que lui renvoyait le bitume. La scène de son suicide ne lui paraissait pas dérisoire. Dans quelques instants, il saurait ce qu’Estelle portait ce matin-là. Il cesserait de s’en vouloir de ne pas l’avoir admirée une ultime fois. Il se morfondit encore, en évoquant dans sa tête la chance qu’il avait, qu’il n’avait pas su saisir. Il médita une dernière fois sur ces petits riens qui faisaient tout, sur le temps qui altérait le regard. Cette soif de vivre, que l’amour soudain désaltérait. Il repensa à Estelle, qui faisait battre son cœur juste contre lui, rangée comme une idole dans sa poche.


Il resta peut-être une minute, peut-être une heure comme cela, yeux fermés, distinguant uniquement cette lueur rouge, comme son sang qui allait bientôt couler. Il oublia les odeurs, le bruit se fit moins pressant. Seule la chaleur de plomb subsista. Et d’immobile, il se sentit peu à peu prêt à traverser vers Estelle.


Louis n’entendit presque plus de bruit, que les voitures un peu plus loin. Il ne ressentit plus le déplacement d’air de ces bolides lancés à vive allure sur l’autoroute de son départ.


D’un seul coup, il avança, décidé.



IV.


Il vit d’abord les bras de sa mère, sentit l’amour qu’elle lui vouait, puis aperçut son père et sa bonhomie. Ils le regardaient, l’admiraient, comme s’il était une pièce de collection. Il savait qu’ils l’aimaient, mais il comprit seulement là la force de leur affection.


Ses amis le regardaient, sans larme, sans joie. Comme s’ils posaient pour une photo qui ne leur ressemblerait pas. Ils étaient là sans juger. Louis vit aussi certains collègues. Il ressentit une horde de personnes à ses côtés. Il se revit gagner, perdre, rire et pleurer. Il ressentit les bouffées d’émotion et de plaisir qui avaient borné sa route. Louis petit, dévalant un escalier, courut devant lui, s’arrêta net et le dévisagea, interloqué, puis une petite fille attira son attention. Son premier amour… Louis petit courut vers elle, laissant ce regard à un Louis adolescent qui le considéra longuement avant d’essayer un sourire qui ne donna pas à son visage la façade escomptée. Louis plus grand, mais pas encore Louis, osa une petite tape sur son épaule. Il était triste, ce Louis-là. Louis revit ainsi plusieurs visages de sa vie, alors qu’il était en train d’y mettre un terme sciemment, méthodiquement. Un camion, une voiture, avaient-ils déjà disloqué son corps ? Etait-ce cela, la mort, seulement cela ?


Il était maintenant sur une esplanade. Tous les Louis de Louis s’écartèrent, entraînant avec eux ses parents, ses amis, ses collègues, ses ennemis, qui se taisaient étonnamment. Devant le tapis rouge que déroula en un instant le regard de Louis, il vit une jeune femme courir vers lui, arborant un sourire de vie alors même qu’il devait mourir. Estelle, habillée d’une jupe blanche et d’un chemisier à petits carreaux. Des sandales blanches. Il vit enfin Estelle, qui s’était cachée au fond de sa tristesse. Il revit enfin l’image, il sentit enfin quelle Estelle était partie ce matin-là.


Elle s’arrêta devant lui, ne réprima pas un sourire indélébile. Elle était la seule à sourire, les autres le considéraient simplement. La place se remplissait des Louis qu’il avait été : il se reconnut à toutes sortes de moments qui avaient jalonné sa vie, des moments importants, d’autres moins, comme quoi ceux-là comptaient aussi. Devant les centaines de ses visages, il comprit qu’il était tous ces enfants, tous ces jeunes gens, tous ces adultes, et qu’il les tuerait tous par sa mort.


Estelle caressa son visage et, dans un souffle, lui dit qu’elle l’aimait. Elle saisit sa main, la posa contre son ventre, dont la paume épousa la forme.


- N’abandonne pas, mon amour, bats-toi ! Je vis en toi.


Elle fut seule à lui parler. Les autres personnes se taisaient, la laissant présider l’assemblée de son départ. Puis l’image se fit trouble, laissant partir un à un les Louis qu’il avait été, rayant de son panorama les êtres qu’il avait aimés, pour laisser seulement devant ses yeux pleins de larmes les traits à peine marqués d’Estelle, en jupe blanche, chemisier à petits carreaux et sandales blanches. Elle lui souffla encore quelques fois


- N’abandonne pas…


Puis, elle disparut. Alors, Louis sentit qu’il était en train de marcher. Il avançait toujours, affrontant la mort les yeux fermés. Il avançait sans faiblir pensant être mort pourtant. Il ne comprenait pas.


La traversée de la route jusqu’à la berme centrale lui prit une dizaine de secondes. Il ne fut pas touché. Il vint heurter la glissière de sécurité.


Louis ouvrit des yeux effarés sur sa vie : d’abord aveuglé par le soleil de l’après-midi, il porta ses mains à son visage. Il était certainement mort. La mort, ça ne faisait pas mal, c’était juste une porte à franchir. Lentement, il déplaça ses mains et recouvra la vue. L’autoroute était déserte du côté où il avait traversé. Bondée de l’autre côté. Il fit trois pas sur le bitume et constata qu’il était seul. Aucun véhicule. Même de nuit, il n’avait jamais vu ça. Il était en vie, alors qu’il avait affronté la mort.


L’autoroute vide. Rien n’avait changé, sauf peut-être cette image d’Estelle, qu’il pouvait habiller ce matin-là. Il était vivant. Bien vivant. Miraculé.


Louis quitta la route et s’assit, hagard, sur le bord de la chaussée. Il attendit pendant de longs instants, sans bouger, sous le soleil écrasant de ce samedi après-midi. Il sentait la présence d’Estelle, il la sentait avec lui, contre lui. A chaudes larmes, Louis pleura son amour. Puis il considéra cette autoroute vide, théâtre de son suicide manqué.


Tout à coup, une voiture lancée à belle allure scia l’air devant lui, bientôt suivie d’une seconde, puis d’un flot de plus en plus dense, mêlé de camions qui semblaient taper un bouclier de vent à leur passage. L’autoroute de son départ était à nouveau bondée. Il se demanda s’il était mort ou s’il devait encore mourir, s’il devait vivre sa mort sans Estelle, s’il pouvait encore vivre. Fort du souvenir de tous ses Louis d’or, il se leva et tourna le dos à la route pour rentrer chez lui, se demandant bien ce qu’il pourrait faire d’autre. Mort ou vivant, Estelle souriait dans son cœur, en jupe blanche, chemisier à petits carreaux et sandales blanches, nouées autour de ses chevilles.


Louis n’eut pas de peine à s’endormir ce soir-là. Il venait d’échapper à la mort. Il avait été épargné. Il crut à un miracle, à une intervention divine, les eaux s’étaient écartées devant son passage, le flot des voitures totalement interrompu. Il comprendrait le lendemain, que le malheur d’autres vivants lui avait donné une seconde chance de vivre. Avec le souvenir d’Estelle vrillé dans son cœur. Et beaucoup de Louis d’or qui veillaient sur lui.



V.


Informations, dimanche 5 juin 2005 :


Cinq personnes ont trouvé la mort dans un accident de la circulation mettant en cause un poids lourd et trois voitures, samedi 4 juin sur l'autoroute A7 au sud de Bollène dans le département du Vaucluse.

L’accident a occasionné une fermeture totale de l’autoroute entre 14h00 et 16h00 samedi après-midi, engendrant un bouchon de plusieurs dizaines de kilomètres sur une voie et laissant une chaussée déserte après les lieux de l’accident. Les automobilistes qui ont pu sortir de l’autoroute avant le lieu de l’accident ont pu reprendre l’autoroute après Orange, où ils se sont retrouvés sur une chaussée totalement dégagée.


Le conducteur du poids lourd, un semi-remorque frigorifique immatriculé en Espagne circulant dans le sens Sud-Nord, a perdu le contrôle de son véhicule. Il a traversé le terre-plein central de l'A7, effectué plusieurs tonneaux avant de s'écraser sur trois voitures venant en sens inverse. Un incendie s'est déclaré, embrasant les véhicules encastrés sous le camion de fruits et légumes.


Le ministre des Transports a fait part "aux familles touchées par cette tragédie, de sa profonde compassion". Et d'assurer qu'il "mettra toute son énergie à combattre l'insécurité routière qui frappe encore trop de personnes dans notre pays".


 
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   Musea   
17/1/2007
L'expression de la douleur, du chagrin, cet aspect irrémédiable, insupportable est très très bien rendue...

   Marsupilmi   
24/1/2007
Je suis sensible à cette forme de poésie en prose, bien plus qu'à la poésie versifiée. C'est un très beau texte grace à cette virtuosité de plume.

   ANIMAL   
14/3/2010
 a aimé ce texte 
Bien
Une jolie histoire sur la perte de l'aimée, celle, unique, que l'on pensait avoir trouvée pour la vie. Impossible de continuer seul, impossible de faire son deuil. Lente dégradation jusqu'à la décision finale : rejoindre sa compagne dans la mort.

Et puis le destin s'en mêle.

Le thème archi connu est bien traité, même s'il y a quelques longueurs au niveau du chapitre II. J'ai apprécié cette obsession de savoir ce qu'Estelle portait le jour de sa mort sans arriver à s'en souvenir. C'est tout à fait réaliste.

Un bon texte, donc, avec un petit manque de punch au niveau de l'écriture, mais sans doute le sujet rend il le traitement délicat.


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