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Sentimental/Romanesque
VinSpat : L'angelot joueur de lyre
 Publié le 13/03/24  -  9 commentaires  -  6605 caractères  -  69 lectures    Autres textes du même auteur

Un pianiste est en train de travailler une pièce de Liszt. Un coup de vent bouscule son studio. Des bibelots tombent. L'angelot joueur de lyre que lui avait offert « Mademoiselle » est cassé…


L'angelot joueur de lyre


Nous sommes le 7 octobre 2023. Je travaille un prélude de Liszt, à mon piano. Ce soir je jouerai au Grand Théâtre. Ciel orageux. Vent fort. Soudain un grondement. Un puissant coup de vent bouscule des bibelots et fait tomber un angelot joueur de lyre. Cassé. En miettes. Mort à tout jamais. C’était un cadeau de « Mademoiselle ».

Je pense souvent à elle. À sa fine silhouette, assise devant le piano noir. Un sourire quasi permanent à ses lèvres, je la vois régler sa respiration sur l'impromptu qui jaillit sous ses doigts.

« Mademoiselle » était ma professeure de piano. Elle portait à son cou une écharpe de soie, chaque fois de couleur différente, assortie à ses vêtements.

Son nom, Judith Eisenberg, était trop difficile à prononcer pour l’adolescent que j'étais, alors je l’appelais « Mademoiselle ». Elle venait chez nous une fois par semaine.

Le cours commençait toujours par un massage des articulations. Assouplir les poignets et décontracter les épaules étaient les préliminaires indispensables. Seulement ensuite, on pouvait toucher le clavier. « Mademoiselle » jouait la pièce qu'elle avait l'intention de me faire étudier, tandis que je restais debout à côté d'elle, admiratif devant tant de grâce.


– Il faut avant tout apprendre à écouter, m'enseignait-elle. Savoir écouter pour entendre. Entendre les mots dans les notes, discerner ce qui forme une phrase. Chercher à en comprendre le sens.


Elle disait tout cela avec une infinie tendresse, puis, comme si elle se questionnait elle-même elle prononçait ces mots avec simplicité :


– Sept notes suffisent pour exprimer tous les sentiments ; sans oublier les silences, ils parlent eux aussi, ils ont une couleur.


Enfin arrivait mon tour de déchiffrer la partition. Je m'asseyais sur le tabouret à deux places, j'avançais mes doigts vers le clavier ; mes mains n'étaient pas assez grandes et m'obligeaient à jouer les notes d'une octave avec deux mains au lieu d’une. Bach s'en accommodait fort bien, mais pas Chopin !


– Ne vous laissez pas distraire par une fausse note, conseillait-elle. Surtout, ne pas vous arrêter, ne pas interrompre le chant, ne pas perdre l'élan.


Je l'observais. Son visage était d’une grande douceur. Elle parlait lentement, articulait ; ses mains battaient la mesure comme des ailes d’oiseau au-dessus du piano. Elle insistait sur la découverte d'une œuvre : la rencontre entre le compositeur et son interprète.


– Ces deux êtres ne savent rien l'un de l'autre et ils doivent se rejoindre. N'essayez pas de tout comprendre de l'auteur : il faut du temps pour connaître quelqu'un.


Elle me présentait les compositeurs : Bach ou Mozart, mais aussi Paul Le Flem, le Breton, Déodat de Séverac, l'homme du Sud-Ouest, chacun avec son génie et sa sensibilité. Elle soulignait leurs différences et les replaçaient dans leur époque. Puis elle m'invitait à reprendre ma partition. Lorsque je faisais une erreur, elle m'arrêtait aussitôt :


– Ne jouez pas du piano, jeune homme. Pensez à faire de la musique.


Mes parents et moi ne savions rien de la vie privée de « Mademoiselle ». En dehors du cours, elle se contentait de quelques mots pour nous saluer. Elle était souriante et pourtant, par instants, je voyais passer dans ses yeux comme un voile de tristesse.

Aujourd’hui, je serais bien incapable de dessiner son visage mais je me souviens parfaitement de sa voix, de son timbre sobre qui accompagnait les notes.

Une autre image me revient. Plus précise, celle-là : je la vois dans l'entrée de notre appartement, immobile. Ses doigts entrelacés nerveusement, les épaules soulevées, la tête penchée, elle pleure. D'une main tremblante, elle découvre une étoile jaune cousue sur son manteau. À la mine que font mes parents, je comprends qu’il s’agit d’une chose grave.

Nous sommes en juillet 1942. J'ai douze ans. C’est la première fois que je vois une adulte pleurer.

« Mademoiselle » reste sur le pas de la porte, sans bouger, le regard vague. Craint-elle de ne plus être accueillie par notre famille à cause de son étoile ?

Ma mère la fait entrer :


– Ne restez pas sur le palier, Judith, venez vous asseoir.


Il ne fut pas question de cours ce jour-là. Ses doigts tremblaient et le piano refusait de lui accorder sa musique. Elle revint le jour suivant mais les mêmes difficultés l’empêchaient de donner son cours. Quelque chose s'était cassé. Je le voyais dans ses yeux, dans l’affaissement de ses épaules. Elle avait perdu cette grâce qui m'encourageait à mieux jouer du piano, ne serait-ce que pour lui faire plaisir. S'était effacée la lueur qui l'animait lorsqu'elle évoquait les grands compositeurs. Je la sentais perdue, comme fanée.


– La musique devra attendre que les canons se taisent…, avait-elle murmuré avant de partir.


Dans l'immeuble où nous habitions régnait depuis plusieurs jours une agitation anormale. On commentait ce que diffusait Radio-Londres. Mes parents, qui allaient parfois au cinéma, se plaignaient de la propagande nazie, des images qui inondaient les écrans et qui montraient les chars envahissant les territoires ennemis au son des préludes de Liszt. Dans les discussions animées entre ma mère et mon père, j'entendais les mots : occupation – juifs – tziganes – francs-maçons – communistes.

Après de nombreux jours d’absence, « Mademoiselle » frappa un matin à notre porte. Le visage encore plus défait, elle nous annonça que le magasin d'antiquités de son père venait d'être fermé par décision du préfet, et que tous les meubles et les objets d'art avaient été confisqués. L’appartement de ses parents, avenue de la Boétie avait été réquisitionné, leur compte en banque, bloqué, tous leurs avoirs, spoliés. La famille était contrainte de se reloger en urgence loin de Paris.

Plusieurs semaines passèrent de nouveau sans aucune nouvelle. Nous étions inquiets.

Le 15 juillet. La date est restée ancrée dans ma mémoire. « Mademoiselle » se présenta chez nous, les bras encombrés de bibelots et de verres en cristal. Tremblante de honte, elle nous demandait de lui acheter quelques pièces pour faire manger sa famille.

On lui acheta une statuette de marbre blanc représentant un angelot joueur de lyre. Nous remerciant avec des larmes dans les yeux elle s’est éloignée, se retournant plusieurs fois pour nous saluer comme si elle savait que nous nous voyions pour la dernière fois…

Ce matin, tandis que je travaille un prélude de Liszt, je regarde, par terre, les débris de l’angelot joueur de lyre et j'entends une voix qui vient de loin :


« Ne jouez pas du piano, jeune homme. Pensez à faire de la musique »…


 
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   Neojamin   
28/2/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
aime un peu
L'histoire est finement articulée, vous savez où vous allez, du début jusqu'à la fin, un objet tombe et réveille des souvenirs. Les descriptions sont justes, un peu plates peut-être, sans grande originalité.
Le thème manque sans doute un peu d'originalité, ou en tout cas le traitement de ce thème, je n'ai pas ressenti beaucoup d'émotion finalement, le ton est peut-être un poil trop détaché à mon goût ?
Il y a un côté "entendu" dans cette nouvelle, comme si elle ne m'apportait rien de nouveau.
Elle est toutefois bien écrite et fonctionne, je me suis imaginé aisément les scènes.

   jeanphi   
13/3/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Bonjour VinSpat,

Un récit court habité par beaucoup de retenue et de pudeur.
Le pianiste amène aux constats des faits, le bibelot acheté par soutien à son ancienne professeur de piano juive alors en proie à l'Allemagne nazie se brise. Des faits uniquement, auxquels l'auteur n'enjoint nul jugement de valeur, appréciation morale, ni commentaires personnels de la bouche de son narrateur.
Je trouve ce procédé intéressant, toute l'appréciation est laissé au lecteur, l'immersion dans cette situation si singulière dans l'histoire de l'humanité est alors opérée de manière libre, permettant au lecteur d'y porter ses propres jugements et commentaires, sans interférer avec la subjectivité de l'auteur.

   Cornelius   
13/3/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Bonjour,

Voilà un texte dont l'histoire se déroule tranquillement jusqu'à l'apparition de l'étoile jaune qui prépare le lecteur à une issue douloureuse.

L'angelot joueur de lyre s'est brisé rappelant brusquement au jeune élève la fin de ses leçons de piano. Le jeune homme est devenu pianiste mais qu'est-il advenu de la demoiselle ?
Mieux vaut peut-être ne pas le savoir...

Merci en tous cas pour cette nouvelle qui se lit facilement.

   Malitorne   
14/3/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
aime un peu
À l’heure d’un antisémitisme ambiant dans l’Hexagone (voir le dernier épisode en date à Sciences Po Paris), il est bon de rappeler ce qu’on subit les Juifs durant l’Occupation.
Le problème de votre texte c’est qu’il n’invente rien, ne surprend pas, pire, ne provoque qu’une légère empathie. Il y a tellement eu de faits déchirants à cette période, parfaitement retranscrits, qu’il est difficile d’y revenir sans provoquer une impression de déjà-vu.
L’écriture est correcte mais pas flamboyante, les protagonistes intéressants mais pas captivants. Sujet difficile à renouveler sans un petit quelque chose en plus.

   Cox   
15/3/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
n'aime pas
Bonjour,

Je regrette, parce que je vois des qualités d’écriture objectives, mais je dois dire pour être honnête que je n’ai pas réussi de trouver de plaisir à la lecture.

Du côté des points positifs, la construction est claire et réfléchie. Le portrait dressé de « mademoiselle », quoique très court, ébauche un personnage tout en dignité discrète qui établit un bon contraste avec la fin qui la voit (presque) réduite a la mendicité. L’ouverture sur la statuette qui se brise pour annoncer la chute de la protagoniste est une bonne façon d’amener le récit.

Mais dans le récit lui-même, je ne trouve vraiment pas grand-chose qui m’attire. Je dois dire que je ne suis peut-être pas objectif : l’holocauste est un thème d’une popularité troublante en EL, et j’en suis un peu las. Ici en particulier, j’ai l’impression qu’on se repose beaucoup trop sur le sujet pour apporter de la force au texte : le récit en lui-même est assez maigre. Je ne trouve rien qui le distingue de la pléthore d’autres textes sur le même sujet, aucun élément qui ressorte avec force, bref rien qui m’aiderait a garder cette histoire en mémoire trois jours après l’avoir lue.
Conséquence de ce peu d’épaisseur narrative : la seule chose qui ressort vraiment, pour moi, c’est une impression de tire-larme pour cette histoire semblable á tant d’autres. Un peu renforcée d’ailleurs par le choix du symbolisme de l’angelot.

En bref, l’écriture est maitrisée, le point A et le point B sont bien choisis, la ligne directrice est claire, mais il me manque un chemin intéressant pour relier les deux. Comme si l’auteur avait trouvé un bon cadre, un contexte viable pour une histoire, et puis s’était arrêté là.

C’est dommage, je n’ai vraiment pas été convaincu par la proposition, mais la plume est bonne et je suis sûr que je pourrai lire autre chose de vous qui me laissera plus convaincu !

   dowvid   
15/3/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
aime un peu
J'ai aussi des réserves sur la surutilisation du cas de l'extermination des Juifs par les allemands. On en a tant parlé. Bien sûr, la mémoire doit être gardée pour qu'une telle horreur ne se reproduise plus.
Mais qu'en est-il des atrocités actuelles qu'on fait subir aux Rohingyas, aux Ouïgours, aux Palestiniens, aux femmes afghanes, etc. ? On en parle peu dans nos récits, on se plait à regarder dans le rétroviseur seulement...
Bon, je sais, ça n'a rien à voir avec le récit.
Le texte est bien écrit mais trop linéaire à mon goût. On y perd beaucoup l'intérêt. Au début, j'ai été attiré par le pianiste qui va jouer Liszt en spectacle. J'espérais un récit qui développerait le présent, le futur, les sentiments du type, son trac, etc.
Mais on tombe dans la mièvrerie de la belle jeune fille qui joue si bien de la musique, mais qui est juive et qui perd son âme à cause de la persécution du régime français allié aux allemands.
On en a tant vu et lu, tant au cinéma qu'en bouquin, que l'intérêt n'y est pas, en tout cas pour moi.
C'est bien écrit, mais suscite peu d'intérêt dans mon cas

   Corto   
16/3/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
aime beaucoup
Cette nouvelle bien écrite appelle à la réflexion.
"Nous sommes le 7 octobre 2023". Autrement dit tandis que le pianiste prépare tranquillement son spectacle du soir, le Hamas pénètre de force en Israël pour y perpétrer une massacre innommable. "Le coup de vent" semble avoir traversé les immensités pour venir fracasser l' "angelot joueur de lyre" dont on apprendra l'origine plus tard.

Comme en rupture dont on découvrira qu'il n'en est rien, le récit passe à ces cours de piano donnés 80 ans plus tôt par cette charmante professeure pénétrée de démarche musicale et qui rappelle "Sept notes suffisent pour exprimer tous les sentiments"; Qui pourrait en douter s'il écoute successivement une partita de Bach puis un quelconque fracas de Wagner ?

J'aime bien ces sages réflexions de la professeure: "N'essayez pas de tout comprendre de l'auteur : il faut du temps pour connaître quelqu'un " et aussi " Ne jouez pas du piano, jeune homme. Pensez à faire de la musique " Cette sortie me fait penser en miroir à celle de Monsieur de Sainte Colombe disant à Marin Marais « Vous faites de la musique, Monsieur, vous n'êtes pas musicien. » (film: “Tous les matins du monde”.)

L'épisode où Judith se présente avec une étoile jaune se situe quelques jours après la "rafle du Vélodrome d'Hiver". Nous sommes au début de l'horreur institutionnalisée, terrible et honteuse.
"L' angelot joueur de lyre" ne suffira jamais à faire oublier la honte et l’horreur. Il s'en cassa d'un coup de vent.

Dans une actualité de terreur, cette nouvelle fait du bien parce qu’elle en appelle à la lucidité et à l’humanité. Pour qui en est encore capable.

   ferrandeix   
16/3/2024
Nouvelle cohérente, bien écrite, bien construite. La statuette constitue la chute qui clôt le récit et lui communique son unité.

En tant que mélomane, je conteste l'approche musicale consistant à considérer la personnalisation. Au contraire, je pense que l'anonymat des œuvres musicales sont la condition de la vérité, évitant toute manipulation mentale, toute influence extra-musicale afférente à la biographie des compositeurs et à la charge "idéologique" qu'elle véhicule.

Cette considération, il est vrai, ne concerne pas directement l'appréciation littéraire de la nouvelle. Néanmoins, pour moi, cette philosophie esthétique traduit bien l'aspect conventionnel du récit selon tous ces aspects.

Je ne suis pas trop partisan non plus de l'utilisation des thèmes moralisateurs. Cela dit, toute surenchère est évitée. le thème est traité avec discrétion.

Au final, une nouvelle très convenable, voire estimable..

   plumette   
10/4/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
J'ai bien aimé cette nouvelle, la manière dont la mémoire du narrateur remonte le temps et installe cette "mademoiselle" dont il a gardé le souvenir pour plusieurs raisons que l'on découvre au fil de la lecture.
j'ai également apprécié les leçons de piano de "mademoiselle" avant que l'on découvre l'époque et toute sa charge émotionnelle.
Une progression narrative intéressante!
L'écriture est très agréable et fluide.

je signale une petite incohérence puisqu'on apprend à la fin que l'angelot joueur de lyre a été acheté! qu'il ne s'agit donc pas d'un cadeau.


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