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Humour/Détente
vinvigneron : Le danois de la colonelle
 Publié le 04/10/24  -  6 commentaires  -  8473 caractères  -  62 lectures    Autres textes du même auteur

Quelques jours dans la vie d'un chien.


Le danois de la colonelle


Nos propriétés étaient mitoyennes. Une simple muraille de buis les séparait. Chaque matin, j'apercevais ma voisine à travers les trouées du feuillage. Madame Gladys Templeton était la veuve d'un colonel ayant servi dans l'armée des Indes. Grande et sèche, vêtue de vastes et immuables dentelles noires, elle semblait une momie friable prête à tomber en poussière au moindre vent. Altière et distante, je ne savais rien d'elle, hormis ce qui s'en échappait : son avarice ! Le jardinier était parti, les domestiques aussi. Les livreurs eux-mêmes ne s'attardaient pas sur son seuil, déposant là ses chiches commandes car elle n'ouvrait jamais à personne.


Les jours de claire lumière, j'aimais à lire des heures durant sous l'ombre de mes tilleuls dont le parfum m'endormait.


Régulièrement, des feux scintillants perçaient les buis, touchaient mes paupières et m'éveillaient. Derrière la mince peau végétale, j'apercevais Gladys Templeton assouvissant sa passion quotidienne : assise au soleil, une cassette ouverte sur les genoux, elle soulevait et brassait ses joyaux dont le miroitement la comblait. Elle enfilait les gemmes sur ses doigts osseux et contemplait ces vestiges, souvenirs de sa splendeur passée. Jamais elle ne quittait sa pierre préférée : un rubis, couleur de beaujolais chaud, qui paraissait trop pesant pour sa main décharnée.


Bien que je subisse les conséquences de son extrême ladrerie, son voisinage silencieux ne me gênait pas. Deux de ses locataires avaient émigré chez moi. Du défunt colonel, j'avais hérité le chat persan. Cet animal étant, comme chacun sait, éminemment égoïste, il avait préféré, à la portion congrue qui était la sienne, la certitude de repas réguliers. Il n'était pas venu seul.


Un matin, je vis une pierre nouvelle dans mon jardin, pierre qui, la veille encore, ornait un massif de rocaille chez ma voisine. Avant que je puisse réfléchir posément au pouvoir ambulant des minéraux habituellement inertes, la chose s'anima, une tête de vieillarde en sortit et deux yeux tristes m'examinèrent avec indifférence. Je gardai donc, en lot supplémentaire, cette tortue apatride qui savait trouver chez moi un jardin accueillant.



Les plantes elles-mêmes, dont j'aimais écouter le langage secret, semblaient me demander secours. Dans une poterie, juchée sur un muret contigu, habitait un pauvre chiffon de pétunia qui tendait vers moi ses pétales assoiffés. Je l'abreuvais discrètement dès la nuit tombée. Il était le seul végétal encore survivant dans ce paysage devenu lunaire depuis la disparition du colonel.


Tout était mort d'abandon et de souffrance chez madame Templeton : sol atomisé, hortensias brûlés, glaïeuls calcinés, lilas pulvérisés. Marée noire, désolation, cendres et brûlis. Seuls quelques chardons, ronces, orties et autres parasites amis des décombres, prospéraient chez elle.


Un jour, mon aimable voisine, pourtant si peu loquace, me fit part de son intention d'acquérir un molosse – ce qu'elle pourrait trouver de plus impressionnant – pour protéger ses biens et sa précieuse personne. Par mesure d'économie, me précisa-t-elle, elle irait le chercher à la SPA. Je risquai quelques balbutiements prudents : dépenses, soins, amour, seraient nécessaires à ce compagnon. Rejetant mes délicats conseils, elle me toisa de son œil d'acier et, toutes voiles claquantes, s'éloigna avec mépris.


Dans la soirée, je l'aperçus escortée d'un superbe danois à la robe bleu ardoise, aux prunelles transparentes et chaudes comme l'ambre. Mon cœur se serra en voyant ce bel animal sorti d'un asile provisoire pour tomber dans une prison définitive ! Sa maîtresse avait baptisé (Dieu sait pourquoi !) ce doux colosse du léger nom de Plume.


Dès lors, Plume devint mon souci quotidien.


Athlétique et souple, ayant besoin de mouvement, il fut condamné à rester tout le jour rivé à sa chaîne comme une chèvre à son piquet. Un air d'ennui, presque humain, se gravait peu à peu sur sa face. Aussi ne parvenait-il à supporter ce martyre qu'en dormant tout le jour. La colonelle ne le détachait qu'à la nuit tombante. Après cela, elle fermait ses portes-fenêtres, si branlantes qu'elles n'étaient plus ni portes ni fenêtres ! Délivré, Plume sautait, courait, chassait l'ennui, et venait me rejoindre derrière les buis. Il se hissait si bien en déployant sa haute taille, que ma main pouvait l'atteindre. Celui qui, jadis, avait été le chien favori des maisons royales européennes, qui avait compté parmi ses ancêtres les chiens de combat utilisés dans les jeux sanglants de la Rome antique, celui-là, plus doux qu'un chaton, venait nicher son nez humide sous ma paume. Dans la journée, quand il ne dormait pas, dès qu'il m'apercevait au jardin, il trépignait et tirait sur son attache. Il était touchant dans sa quête de tendresse. Les rares fois où sa maîtresse se laissait approcher, il levait vers elle son large museau confiant et mendiait un regard. Mais elle le repoussait brutalement et mon cœur se révoltait pour le malheureux.


Moins nourri qu'un hamster (elle était si avare !), je le voyais s'étioler de jour en jour, aussi avais-je toujours un bon morceau pour lui. Aussitôt sa maîtresse rentrée pour la nuit, il venait se poster derrière l'écran de verdure et je lui donnais quelques raisons d'espérer, sentant qu'il y trouvait réconfort. Cette connivence secrète nous liait. Une intuition me disait qu'un jour Plume serait de nouveau orphelin et que, son calvaire terminé, il pourrait vivre sous mon toit.


Je fus grandement coupable quand j'eus l'imprudence, un soir, après une caresse sur son museau, de lui chuchoter cet espoir à l'oreille. Dans la pénombre ses yeux d'or scintillèrent comme des lampes. Est-ce que j'y surpris une promesse ironique ou était-ce mon amitié pour lui qui décuplait mon imagination ? Je ne sais…


Le lendemain, un petit vent frais soufflait. Quand madame Gladys Templeton ouvrit ses persiennes, elle m'apparut toute sonore, battue par le claquement de ses voiles noires, me donnant la vision soudaine d'une grande nef démâtée, parvenue à son terme. J'en fus impressionnée car toute ma vie j'avais été sensible aux signes, à cette grande écriture mystérieuse faite de rébus, que se plaît à nous envoyer le destin. Je jetai un coup d'œil sur Plume qui somnolait, sa lourde tête posée sur ses pattes croisées.


La journée me plaisait et je partis pour une longue promenade dans les bois.


J'aimais le frémissant silence végétal, le frisson léger des feuillages, les odeurs ouvertes s'évaporant sous le soleil, toute cette intimité secrète de la terre et les heures ne me pesaient pas. J'aimais obéir à mon pas flânant dont la curiosité me faisait découvrir des champignons cachés ou des empreintes mystérieuses gravées sur le seuil d'anciens terriers ; mais jamais les gnomes espérés, ces nains farouches des légendes, qui habitent les cavités cachées. Je ne doutais cependant pas de leur existence, puisque l'écrivain Robert Louis Stevenson* assurait que les Brownies, ces lutins écossais, lui avaient soufflé le contenu de ses romans.


Quand je me décidai à rentrer, le crépuscule tombait, finement veiné de mauve. Soudain, prévenue par quelque télépathie subtile, j'entendis mentalement Plume qui m'appelait. Mon cœur bondit et je pressai le pas.

En passant devant la demeure de ma voisine, je remarquai Plume, raide et fier comme un Sphinx, assis tel un prince, au milieu de ce décor de bidonville. Pareil à un juge, il siégeait. Visiblement il m'attendait car, à ma vue, il agita frénétiquement la queue et son œil jaune sembla cligner malicieusement. Me voyant approcher, il garda sa pose hiératique mais sa face avait perdu son éternelle mélancolie : il riait !

Je poussai le portail nous séparant et me penchai vers lui pour ramasser un tronçon de chaîne brisée, puis je lui touchai le museau d'une tape amicale. Il me lécha la main gaiement. Je le questionnai du regard. Alors, avec un air de collégien farceur, il décroisa ses pattes pour me montrer ce qu'il cachait : un dérisoire petit tas d'ossements. Sans doute avait-il attrapé, lui toujours si affamé, quelque belette ou chétive bestiole passant à sa portée ?

À ce moment de ma réflexion, une tache de sang, que je n'avais pas remarquée, attira mon regard. Je me penchai davantage. Il ne s'agissait pas de sang mais du rubis de la colonelle, dont l'éclat pourpre luisait au milieu de la blancheur des cartilages…


________________________

* Auteur de « L'île au trésor ».


 
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   Jemabi   
25/9/2024
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Cette nouvelle très bien écrite repose sur une situation dans laquelle il est aisé de se plonger en tant que lecteur parce que c'est visuellement parlant et que les personnages sont bien campés, un peu à la façon d'une bande dessinée. On imagine sans mal la petite vieille aigrie et solitaire attachée à ses joyaux comme à la prunelle de ses yeux, de même qu'on imagine de l'autre côté du voisinage la narratrice se prenant d'affection pour le pauvre chien privé de nourriture. Un tableau d'ensemble qui, sur le ton de l'humour, en dit long sur la solitude des êtres humains et sur le destin des animaux, avec en prime une happy end subtile et bien amenée.

   Dameer   
4/10/2024
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Hello Vinvigneron,

Voilà raconté sous un mode léger un drame humain du quotidien : celui de Mme Gladys Templeton. Dépeinte comme une momie avare, c'est en réalité une veuve qui ne s'est pas remise du décès de son mari. Ses revenus ont certainement diminué, et donc son train de vie, mais surtout elle n'a plus de goût à soigner son apparence, sa maison, son environnement, son jardin, ses animaux. Elle a lâché prise sur tout. Sa seule consolation : ses bijoux. A travers eux elle doit revivre les jours glorieux en Inde avec son mari.

La partie amusante est la migration progressive des animaux : d'abord le chat, puis la tortue, puis s'il le pouvait le chien !

Chien en apparence très doux, mais auquel il ne faut pas se fier : "Dans la pénombre ses yeux d'or scintillèrent comme des lampes". On sent le drame venir !

Ce rubis qui luit au milieu d'un petit tas d'ossements résume de façon condensée ce qui s'est joué à la fin.
Perso, je ferais euthanasier le chien !

   Yakamoz   
6/10/2024
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime bien
Une nouvelle histoire de chien, mais ici le protagoniste canin ne se contente pas d’un croc-en-jambe mais boulotte entièrement une colonelle, ne laissant que les os ! On ne la plaindra pas car elle est si peu sympathique et finalement la vengeance du danois n’est que justice ! Un texte très bien écrit, fluide et plaisant à lire, émaillé de descriptions qui sonnent juste.

   Cleamolettre   
11/10/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Bonjour,

Une lecture plaisante à l'écriture riche et détaillée, les descriptions font mouche, les portraits sont bien campés et l'humour sous-jacent est agréable. j'ai particulièrement apprécié l'arrivée minérale de la tortue qui m'a bien fait sourire.

J'ai eu de la peine pour le Danois jusqu'à la fin à la fois malicieuse (comme ses yeux) et cruelle pour la veuve.
Avec un détail qui me gêne : le petit tas d'ossement évoqué me parait être celui de la main uniquement, sauf à croire que le chien aurait mangé tout le reste de la vieille avarde, os compris, j'en déduis qu'il n'a croqué que sa main baguée, et je me demande donc où est passé le reste !

Et, plus globalement, j'ai trouvé la multitude de descriptions un peu longue, j'aurai aimé entrer un peu plus vite dans l'histoire.

   MarieL   
12/10/2024
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Un récit qui accroche le lecteur dès le début, la lecture se poursuit avec le plus grand intérêt, les personnages sont vivants et la scène, stupéfiante !

Une bonne progression également, de l'humour (noir) et une chute à la hauteur de l'ensemble.

J'ai vraiment beaucoup aimé !

   Malitorne   
15/10/2024
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Davantage horrible qu'amusant, voilà un texte original et très bien écrit. C'est un plaisir de parcourir des lignes d'un tel niveau, une véritable délectation pour des cerveaux littéraires.
On a tous souffert de voir des chiens attachés plus que de raison, maudit la cruauté de leurs maîtres et souhaité briser les chaînes. Vous offrez là un texte vengeur pour ces pauvres animaux. Même si la fin n'est pas crédible, elle demeure hautement symbolique.


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