Soufflée par le charmeur pyromane, la fumée tresse des fils gris qui montent vers le grenier. La marmite geint sur le feu de bois, sa carapace noircie par des années d’usage. La terre battue des murs de la case restitue la chaleur absorbée au cours de la journée. Par le carré servant de fenêtre, on peut voir le jour qui vacille s'appuyer sur les grands arbres de la forêt.
Cinq heures du soir à peine !
Si le midi les palétuviers protègent de la canicule du soleil équatorial, au crépuscule leurs fantômes se hérissent pour couvrir de ténèbres le village qui soupire d'ennui.
Cinq heures du soir en peine...
– Tu sais ma fille, un homme n'est jamais stérile...
Le silence, à ces mots, répond. Un silence apparent, prélude à la tempête. Une tempête qui ne s’abattra pas, même si de vents violents secouent mon esprit. Je n’ai jamais compris cette force que l’obéissance aux règles établies dans l’enfance peut avoir sur l’adulte, surtout après des années à essayer de se couper d’une tradition avec laquelle on n’a pas toujours été d’accord. Dans ma tribu, on ne contredit pas les propos d’un aîné, encore moins s’il s’agit de ceux de sa mère… Sa main s'avance vers le foyer, éloigne les morceaux de bois pour réduire la chaleur. Par ce geste, son visage entre dans le faible halo que produit le feu ; un visage dont les traits se souviennent d'une finesse d'antan. Je bois lentement ses paroles, le cœur sur le point d’exploser. Des années de soumission ont façonné son caractère, comme celui de la plupart des femmes de la contrée ; je les comprends. Je détourne mon regard du sien, mais le reste de la case est plongée dans la pénombre ; alors je fixe les flammes afin de laisser passer l’orage.
L'eau chantonne dans la marmite. La chaleur impose au couvercle une cadence de folklore. Posée au sol, la calebasse qui contient la farine de fonio attend, sans impatience.
– Tes bômbôô (tantes) et moi avons débattu et trouvé une solution au problème qui t'amène.
Elle ouvre d'un coup sec le couvercle chaud de la marmite, ses doigts desséchés par l'habitude ne montrent aucun signe de douleur. Le problème qui m'amène ! Voilà, Sandé, l'homme qui partage ma vie, mon conjoint, s'est mis en tête qu'il est temps d'avoir un enfant. Je ne suis pas contre l'idée, mais après maintes tentatives le projet reste au point zéro. Dans ma tribu il est habituel de mettre la femme au banc des accusés lorsqu'elle tarde à donner à l'homme l'enfant qu'il réclame. Chez nous, procréer est symbole de puissance génitrice ; mon amoureux est amer et menace de me quitter. Pour la première fois depuis le début, notre relation titube ; j’ai appelé ma mère à la rescousse. Celle-ci verse la farine dans l'eau bouillante et tourne jusqu'à obtenir une pâte homogène de couscous. La sauce de gombo est prête depuis un instant. Le repas sera un régal !
– Tu mettras une robe au moment d'aller à table, ton père n'apprécierait pas la tenue que tu portes.
Ma tenue est un blue-jean serré et un tee-shirt qui dessine mes seins rebondis. En ville, lorsqu'on se retourne sur moi, c'est pour me lancer des regards admiratifs ou taquins. Mais ici, attifée de la sorte je passe pour une garce. Qu’importe ! Il est si loin le temps où le regard d’autrui m’influençait.
Le souper se prend en silence ; « la bouche qui mange ne parle pas », dit une sagesse de chez nous. Je n’ai pas suivi le conseil de ma mère, prête à subir les foudres de mon père. Celui-ci, installé à une extrémité de la table, me semble si loin ; d'ailleurs a-t-il jamais été proche ? Dans nos traditions ce sont les femmes qui s’occupent des problèmes des jeunes filles, et en cas de décision grave, c'est elles qui en informent les hommes, chefs de familles. Pendant le repas, mon père m’évite du regard ; il a honte de moi, j’en suis sûr. Il devine sûrement pourquoi je suis là, rien ne se cache au village. Je le fixe intensément pour accrocher son regard, pour le défier, mais à aucun moment il ne daigne m’accorder de l’attention. Après avoir fini de manger, mon père s’en va sous l'arbre à palabre deviser avec les anciens du village, sans finalement m’adresser la parole, ni s’inquiéter de ma venue ; ça m’attriste. Enfant, je pouvais comprendre ce manque de considération. Mais aujourd’hui, femme, je trouve difficile de n’avoir aucune relation particulière avec lui. Ma mère, comme si elle avait deviné mes pensées, avance :
– Excuse ton père. Il n’est pas aussi indifférent qu’il le montre. – Je sais, mère, je sais. J’espérais juste que ce soit autrement maintenant que je suis une femme. – Tu sais que ça ne compte pas, ma fille ; c’est par la maternité qu’ici les femmes sont considérées. Ce qui nous amène à ton problème. – Je n’ai pas de problème, mam ! Je ne suis pas infertile. – Je sais, ma fille, je sais ; aucune femme n’est stérile chez nous. Mais ton mari ne doit pas l’être non plus, tu comprends ? – Non !
Bien sûr je comprenais bien où elle voulait en venir, mais pour une fois je voulais faire la sourde oreille. Résister pour toutes ces femmes qui pendant des siècles se sont couchées sans oser protester. Résister, même si je sais la bataille ardue, presque perdue d’avance. Ma mère, de sa voix douce, continue :
– Tu sais qu’ici les hommes tiennent plus que tout à leur réputation ? – Je sais, mam ! – Ils se croient malins, mais ils sont aussi sots que l’ego qui les domine. Tu donneras à ton mari l’enfant qu’il désire tant. – Mais comment, mam ? Nous avons tout tenté. – Pas tout ! Tu feras ce que les femmes de ce village font, confrontées à ta situation. – Non ! Mam, pas ça ! – Tu le feras, ma fille. On finit toutes par le faire, sinon tu sais ce qui t’attend…
Je réprime les larmes qui envahissent mes yeux. Ma mère sent venir l’orage. Elle s’approche et me serre contre elle. Je m’imprègne un instant de sa bienveillance, puis la repousse gentiment. Elle se décolle sans insister. Les rides qui creusent sa joue s’inclinent devant un sourire empathique.
– Je vais au lit, ma fille. Demain, très tôt, je dois aller achever de cultiver une portion de champ entamée hier.
Elle est infatigable, maman, comme toutes les femmes du village ; debout avant le soleil, couchée après tout le monde. Un instant j’observe les ravages que le temps a façonnés sur son visage. Elle reste belle, malgré le masque de la vieillesse.
– Tu devrais aller te coucher, toi-aussi ! Ta journée a été longue, et demain tu iras dans ta belle-famille, et ce n’est pas la porte d’à côté. Bonne nuit ma fille. – Bonne nuit mam !
Allongée sur mon matelas, je repense à la conversation avec ma mère. N’avoir pas vécu tout ce temps en ville j’aurais sans doute trouvé normal ce discours. J’aurais certainement fait ce qu’il faut, sans me poser de question. Seulement voilà, j’ai côtoyé toutes ces femmes de la métropole et leurs idéaux. Il y a quelque chose de séduisant, de valorisant dans l’envie d’exister pour soi-même, par soi-même : la liberté d’être, celle d’agir sans l’influence d’aucun us ou coutume. Seulement, que faire de l’amour et l’attachement qu’on a pour les siens ? Eux pour qui c’est si important de respecter la tradition ?
Lorsque j'ouvre les yeux, le jour coquin viole déjà l'intimité de ma chambre. Il s'est infiltré furtivement par les interstices de la porte et me regarde émerger du sommeil. Dans la maison, tout est calme. Les occupants sont allés dans les champs. Tout est calme, si on considère que le bruit des oiseaux qui chantent fait partie de la routine quotidienne. Rien de plus succulent que les mets du jour d’avant comme petit déjeuner. Enfants, mes frères, sœurs et moi nous disputions les portions rescapées du souper de la veille. Ma préférence allait aux fonds de marmite. Réchauffés avec soin, les restants de soupe collées sur les rebords de l'ustensile avaient un goût particulier, un peu comme si les épices choisissaient cet endroit pour donner le meilleur de leur saveur. Cela avait un rapport avec le degré de chauffage, le niveau de brûlure. Plus le brun de la croûte était foncé, plus le résultat était bon ; mais il fallait faire attention au cramoisi. C'était une affaire de dosage de feu, de timing visuel et sensoriel. Évidemment, avec le temps, cela se faisait naturellement.
Neuf heures du matin, je sors de la case. Le village, les yeux mi-clos, s'étire paresseusement en poussant des soupirs langoureux : la brise matinale caresse ses toits de chaume. Les maisons sont vides d'hommes valides, partis, les uns tendre ou lever un piège à bête, les autres cultiver ou récolter les fruits des plantations. À l'ombre d'un kapokier, des vieillards fument un calumet de chanvre, renvoyant de leurs lèvres striées les volutes de fumée, on dirait des messages indiens. Un essaim de garçons se rue sur le « damba », ballon artisanal fait à base de déchets de latex, tandis que les petites filles jouent à « la mère au foyer » avec leurs poupées de chiffon.
J'avance vers le centre du village où trône en maître absolu un gigantesque acajou : Tsumankôô, l'âme du peuple, le repère des ancêtres, l'arbre sacré. Ses racines poussent à la base du tronc pour ensuite plonger dans le sol. Chaque radicelle symbolise une famille. Sous ses ailes de feuilles est aménagé un espace où se déroulent cérémonies de sacrifices, grandes veillées de mariages, et aussi les jugements. Les nuits d'orage, le vent qui passe à travers les branches de l'arbre géant orchestre des bruits étranges. On dirait des lamentations. Au petit matin, les patriarches du clan interprètent ce phénomène comme une plainte d'outre-tombe, s'ensuivent alors des cérémonies expiatoires.
Les sentiers qui s'enfoncent dans la forêt dévoilent les traces de piétinements d'hommes, mais aussi celles de bêtes domestiques et sauvages. La terre est noire, composée essentiellement d'humus frais. Le chemin qui mène au village de ma belle-famille s'en va sinueux, descendant une vallée au fond de laquelle coule Soum-Soum, la petite rivière. Puisée en amont, son eau est le breuvage vital ; en aval, se font vaisselle, lessive et toilette corporelle. Tout est organisé pour qu'individus de sexes opposés ne se retrouvent pas à l'eau au même moment. Les hommes ouvrent le bal des bains aux premières heures de l'après-midi, juste après le retour des plantations ; ensuite vient le tour des femmes.
Je me rappelle que les moments de baignades étaient des instants magiques de franche camaraderie, de jeu, de confidence et de découverte. C'est là où je me suis rendu compte des changements physiques de mon corps, de la sensibilité de ces seins qui poussaient sur ma poitrine, du goût exquis du frottement des lèvres de mon sexe entre mes jambes, mais aussi de la sensation causée par le regard mâle tapi dans les hautes herbes. Pour moi ce fut le commencement de la sexualité. C'est d'ailleurs dans ces circonstances que j’ai rencontré Kwanza, mon flirt et premier amant.
Un soir, pour avoir été retenue par une besogne à la maison, je me retrouvai seule à la rivière. La pénombre avalait à grands coups de langue les relents du jour, je devais me dépêcher avant que ne s'abattent les ténèbres. Une fois dans l'eau, je commençais à me frotter lorsqu'un frisson parcourut mon échine. On me guettait. Ce ne pouvait être un animal sauvage, car ceux-ci ne venaient s'abreuver que tard la nuit. C'était un autre type de bête. Je ne sais pas ce qui me prit, mais j'eus envie de provoquer ce larron, peut-être pour lui donner une leçon, peut-être pour mesurer l'étendue de mon pouvoir de séduction. Plus tard, lorsque j’ai compris que le malappris se masturbait à me regarder nue, j’ai pris goût au jeu.
Chaque jour j'inventais un prétexte pour me rendre tard au ruisseau. Mon curieux était toujours là depuis belle lurette et avait bien choisi son observatoire. Je me dénudais lentement tout en faisant saillir mes seins – qui entre temps avaient pris du volume –, laissais glisser le pagne qui ceignait mes reins tout en les cambrant, puis je me plongeais à l'eau. À l'aide d'une carafe je puisais le liquide que je versais à faible débit sur ma tête, de sorte que les gouttes bien rondes dévalent les pentes de mes seins jusqu'à l'aréole, et qu'ensuite le filet tombe en cascade sur le lent courant du ruisseau. D'autres jets – plus pervers – empruntaient la vallée de ma poitrine, escaladaient mon mont de vénus, et allaient goutter à la lisière des pétales de ma vulve frémissante. Je répétais le rituel après m'être savonnée : dans les hautes herbes, mon intrus devait en avoir pour sa curiosité.
Fatigué de jouer à ce jeu, il décida de passer à l'action. C'était très risqué pour lui de me rejoindre dans l'eau, car on le bannirait du village s’il était surpris. Je le savais et cela ne faisait que décupler mon envie de le torturer, mais lui, il m'attendait au tournant. Les herbes étaient assez hautes pour qu'on ne devinât ce qui se passait au centre d'un buisson ; c'est ainsi que je me suis retrouvée brutalement sur le dos, délestée sans ménagement de mes vêtements et possédée sans autre forme de préliminaire. C'était un jeune homme, dix-huit ans sans doute, à peine deux ans plus vieux que moi, ce qui me rassura. Il sentait légèrement l'alcool de maïs, un peu comme s'il lui eut fallu un dopant pour se donner du courage. Ce soir-là, j'ai éprouvé une étrange sensation, mélange de douleur et de plaisir. Les fois qui suivirent furent plus douces ; nous avions fait connaissance et il savait que jamais je ne le dénoncerais. Mon amant fougueux s'appelait Kwanza, vivait en ville, et n'était là que le temps des vacances...
– Bwôô i yé làà, Sita ! (La paix soit avec toi, Sita !) – À yé hâ ! (Avec toi aussi !)
Assise sur un tabouret en bambous, Sita Katha, ma belle-mère, pèle consciencieusement les macabos qui gisent dans un panier d'oseille posé entre ses jambes. À en considérer l'heure, c'est son retour de plantation ; mon timing était bon. Il m'a fallu quand même une heure et demie pour aller de mon village au sien. Elle a à peine levé la tête pour répondre à mon salut. Je sais par Sandé que sa mère ne m'apprécie guère. Elle aurait aimé que son fils aîné épouse une enfant du terroir, non une femme du village voisin. Pourtant nous descendons de la même tribu, mais, persiste le spectre d'une querelle ayant jadis opposé nos aïeux respectifs, frères de clan devenus ennemis. Les temps changent, les choses évoluent, sauf pour nos villageois : ils continuent de conforter le fantôme d'Einstein quant à sa théorie sur les préjugés. En ville, c'est différent... La ville est une chaudronne où tout se mélange ; on se rencontre fortuitement, tombe amoureux sans le planifier. Tout va très vite. On se croise le matin, le soir on partage le même lit. Qu'importe la dénomination religieuse, qu'importe l'endroit où on a vu le jour, on se plaît et c'est tout ! Est-ce un tort ? Je n'en sais rien ! Je sais néanmoins que c'est la réalité d'un grand nombre de personnes, moi comprise, car c'est ainsi que j'ai rencontré Sandé. Est-ce qu’avoir su d'où il venait aurait influencé le sentiment qui a grandi entre nous ? Quand enfin Sita Katha daigne lever les yeux sur moi, c’est pour me toiser de la tête aux pieds, et des pieds à la tête, ensuite persifler, puis :
– Yènne bàn là ; bata bipan rîn kê djoâ ! (Ne reste pas plantée là ; prends la vaisselle, va la laver !)
Le ton est sec, et bien que je déteste, je m'exécute. Pas la peine de lui tendre la perche avec laquelle elle me flagellera. Je ramasse la vaisselle et vais au marigot en ruminant, maudissant le patriarcat dans lequel s’enlisent nos coutumes. Lorsque je reviens, elle est encore tendue, ou fait-elle semblant. En moi se consume ma patience ; et n’eût été le lien qui existait entre nous, il y a longtemps que je l’aurais envoyée paître. Pourtant je ne m’attendais pas à ce qu’elle me serre dans ses bras ; peut-être que secrètement j’espérais un miracle. Il ne se produira pas ! Maintenant elle veille sa marmite, repoussant de temps à autre d'un geste de la main une fumée noire qui émerge du foyer.
– Mon fils dit que tu tardes à lui donner un enfant ? – Je ne tarde pas, Sita. Tu sais que ça ne dépend pas de moi. – De qui alors ? – De plusieurs paramètres... par exemple, je lui ai demandé qu’ensemble nous allions faire une visite médicale pour juger de nos chances à avoir un bébé, et... – Éééékié (onomatopée d’indignation) ma fille ! D'où tu nous viens avec ces choses des blancs là ? J'ai accouché huit fois sans aucune « vizite médical », et le cadet de ton mari est à son cinquième enfant sans jamais avoir rencontré de difficultés. – Mais, Sita, nous vivons en ville, c'est différent. – Comme si j'étais ignorante ! La semence d’un homme fait-elle la différence entre la ville et le village ? – Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire. Tu sais, Sita, en ville nous sommes confrontés à plusieurs problèmes. Il y a le stress de tous les jours, la pollution et certaines maladies qui peuvent empêcher les gens d'avoir des enfants. – Pourquoi serait-ce mon fils le problème et pas toi ? – Moi je suis allée vérifier de mon côté et les médecins trouvent que je n'ai aucun problème qui puisse m'empêcher de concevoir. – Donc tu insinues que c'est mon garçon le problème ? – Je n’ai jamais dit ça… – Hum ! Tu cherches à déshonorer mon fils et ma famille hein ? Regarde bien au sein de ma maison, y vois-tu de l'infertilité ? – … – Mon enfant ne rajeunit pas tu sais ? Tu as intérêt à faire vite, sinon je vais te prouver qu'il est bel et bien fertile.
Ses mots, comme un couperet, s’abattent. Je sentais venir cette réplique ; le comble est que Sandé n'hésiterait pas à suivre sa mère dans son délire. Au sein du clan, lorsqu'il est question de réputation, les hommes sont capables de tout ; surtout s'il s'agit de progéniture – chez nous la notoriété se mesure au nombre d'enfants. Avec cette discussion, les craintes de ma mère se confirment et ce qu’implicitement elle essayait de me faire comprendre résonne dans ma tête : « As-tu pensé à ce qui se passerait si ton conjoint était déclaré stérile par un médecin ? As-tu pensé au traumatisme que cela pourrait lui engendrer ? As-tu pensé au regard de la société sur lui ? Crois-tu qu'il survivra ? Est-il sot de ne pas vouloir de cet examen ? Tu ne comprends donc pas le message ? Ton conjoint ne DOIT pas être stérile. »
Sita Katha s'est tue et fixe sa marmite. Le silence est lourd, la gêne s'immisce peu à peu au milieu de nous.
– Mê yégâ béé ô (Je vous salue !) – Éééé ô (Nous aussi te saluons !)
Nous répondons quasi ensemble au salut de Njock Bathàà le cadet de mon conjoint. Sa venue tranche au couteau le lourd de l'atmosphère qui s'installait. Un instant je l'observe, je ne l'avais pas encore vu d'aussi près. Il porte bien son nom, mon beau-frère ! « Njock » en langue bassa signifie « éléphant ». Ses bras sont gigantesques, forgés par le dur labeur de cultivateur. Ses mollets sont à ses jambes comme l'amphore des hanches d'une femme d'Afrique, modelés par les longues marches à pied. La moiteur des forêts équatoriales ne fait pas de bien à son visage que la nature a oublié de peaufiner, et si on ajoute le laisser-aller inhérent aux hommes des campagnes, Njock Bathàà est très loin du parangon esthétique. Il est laid. Et c’est avec lui qu’il faut que la supercherie se fasse ? Jamais !
Je dispose les couverts sur la table, il y en a six. Des trois filles de Sita Katha il en reste une, encore trop jeune pour aller en mariage. Les deux autres ont pris époux et ne sont plus membres de la famille. Chez nous on dit qu'une fille est une perte pour la famille, car à l'âge adulte elle s'en va. Ce sont les hommes qui héritent, ce sont les hommes qui font la généalogie. Njock est assis à l'opposé de moi. Son épouse et ses enfants sont allés pour un temps dans leur village maternel. Le dernier fils de la famille fait face à sa sœur aînée. Le père et la mère occupent les extrémités. Pendant le repas seuls le chef de famille et le cadet de mon amoureux échangent sur l'avancée des travaux de champs. Par moments, Njock me lance des regards inquisiteurs.
La nuit est presque tombée lorsque je prends congé de la belle-famille. Suivie de mon beau-frère – qui m’escorte pour ma sécurité – je m'engouffre dans la forêt. Le vent, légèrement frisquet, agace sous mon t-shirt mes tétons qui durcissent ipso facto, essayant de percer le tissu fin. Je regrette presque le conseil de ma mère à troquer mes habits de ville pour une robe plus sobre. J’essaie de réduire le balancement de mes fesses moulées par le blue-jean trop serré pour ne surtout pas provoquer Njock, mais je sens quand même son regard posé sur mes hanches. Il jubile j’en suis sûr ! Pour l'instant il est silencieux. Je maudis ce calme qui toujours précède les tempêtes.
Le sentier se fait de plus en plus sombre, les animaux nocturnes, dans le bois, s’animent. Mon beau-frère allume une lampe-torche et se rapproche pour m’éclairer. Je ressens un peu plus sa présence, son odeur, sa force. Je revois son visage à table, sa façon de me fixer, et je frissonne. Je calcule mentalement la distance avant mon village, évalue mon énergie si j'avais à courir, et me rends compte, impuissante, que s’il m’agressait, je serais à sa merci. Pour sortir de ma tête, je me concentre à écouter les bruits de nos pas ; surtout ne pas donner l’impression d’avoir peur ! Mais toujours la forte odeur de Njock pend comme une épée de Damoclès sur mon nez. Même si j’étais favorable à la proposition de ma mère et mes tantes, et qu’il faille que je couche avec cet homme de caverne pour donner une progéniture à son frère, je crois que sa senteur seule m’aurait dissuadée.
J’étais à cette pensée lorsque sans préavis mon beau-frère happe mon bras droit et m'entraîne dans le bois. L’action est si fulgurante qu’un instant je suis déstabilisée. Je reprends rapidement mes esprits, me débats, le griffe, donne des coups de pieds, crie, mais la forêt, bavarde, absorbe mes efforts et son immensité les annule ; l’éléphant humain encaisse, un sourire en coin, sachant que telle une mouche prise dans une toile d’araignée je vais m’épuiser. À présent je suis collée à un arbre dont l'écorce rugueuse trace des tatous bigarrés sur mon ventre. Njock ramène mon bras gauche dans mon dos, je me cambre de douleur, lui offrant ce qu'il désire. De son autre main, il dézippe mon jean ; le crissement est terrifiant. Plus terrifiant que ce qui va suivre. La brise fraîche sur mes fesses m’annonce qu’une fois de plus le côté obscur de la force va triompher. Le temps est interminable, secouée par les ondes de ses assauts. Je me débats encore ; mais plus je gigote plus sa force gargantuesque a raison de ma résistance. J’espère et supplie le ciel que quelqu’un passe par là, mais nous sommes au milieu de nulle part, et personne ne viendrait à mon secours. En plus, il se sent le droit. Chez nous on dit : « Qui prend époux, prend famille de l'époux » ; s'il arrivait que Sandé décède, je lui appartiendrais en vertu de la loi traditionnelle. Ce n'est qu'un acompte qu'il prend sur ce qui lui reviendrait peut-être un jour...
Lorsque ma mère me voit arriver, les cheveux ébouriffés, la robe froissée, elle sait ce qui s'est passé. Elle m’ouvre ses bras, mais je me sens sale, déchirée, souillée pour m’y engouffrer. Je l’ignore et vais me coucher en boule dans ma chambre. Quelques minutes plus tard, elle entre, s’assoit sur mon lit, et de ses mains desséchées me caresse les cheveux. Je cherche son regard qui fuit vers le toit de chaume. Elle m'a bouilli de l'eau pour un bain revitalisant, et me dit d’une voix qui ne croit pas en son mensonge :
– Bientôt, tout ça ne sera qu’un souvenir.
Les murs de terre battue boivent ses paroles, comme autant de crimes jamais révélés…
Dix-huit mois plus tard, un bel après-midi d'avril, Sandé et moi pique-niquons dans le parc. L'air colporte une fragrance de pollen et sème à la façon de Cupidon les stimulants de l'odorat. Non loin de nous Masséé, neuf mois, fait ses premiers pas. Nous l'avons appelé ainsi parce qu'en notre langue maternelle « Masséé » signifie « joie »... oui ! Ma relation a repris son équilibre, mon amoureux a retrouvé son sourire : il se sent « Homme » !
Le parc s'anime. De nouvelles familles arrivent, mais tout ce mouvement ne détourne pas notre regard du bout d'homme que j'ai porté neuf mois en moi. Un garçon en plus ! Au sein du clan, il est important que le premier enfant soit un garçon, ça rassure pour la pérennité. Un vieil homme qui déambule vers nous s'arrête, regarde et demande en pointant le bébé :
– C'est votre fils ? – Oui ! répond fièrement Sandé. – Il a votre nez, et quelque chose de vous dans le regard. – C'est la génétique mon bon monsieur ! renchérit mon homme, goguenard.
Le vieillard s'en va, je reste songeuse... La génétique ! Il le dit si bien... les larmes me montent aux yeux. Le brouhaha sinistre de la forêt sourd encore à mes oreilles en réponse à mes cris, mes pleurs, mes suppliques, ma révolte, et l’odeur de Njock pendra à jamais sur mon nez comme une épée de Damoclès.
C’est ma mère qui avait raison, une femme peut être stérile, jamais un homme ! Mais son mensonge ne sera jamais souvenir. Non ! Pas tant que Masséé, de son sourire en coin me rappellera celui de l’autre…
Janvier 2018
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