1
Le printemps avait toujours été sa saison préférée. Au moment où la nature renaissait, l’envie lui prenait de sortir de sa chrysalide et de partir à la découverte du monde. Sans aller pour autant jusqu’aux Célèbes, la beauté ne se trouve-t-elle pas autour de soi, dès lors qu’on y prête attention ?
– Chérie, me voilà !
Tirée de ses pensées, la jeune femme se retourna et reconnut avec joie son amoureux. Plus exactement, de lui elle distingua sa chevelure de jais bouclée qui brillait au soleil, le reste de son visage étant masqué derrière un énorme bouquet de fleurs. « Quelles magnifiques roses, Quentin… mais pour quelle occasion ? » En guise de réponse, il lui tendit le bouquet et elle découvrit son visage aimé : les traits fins, le regard clair pétillant de malice, la bouche bien dessinée, elle ne se lassait pas de le regarder…
– Un voyage au pays de la Lorelei, sur les traces de Wagner et loin de l’agitation de la capitale. Cela me plaît bien !
Heureux de sa réaction – pour leur lune de miel ils avaient tout d’abord pensé à un séjour à Venise – Quentin s’approcha du balcon et lui chuchota à l’oreille : « Je n’oublie pas Venise ma chérie, mais le Rhin, je le sens, nous enchantera. » Changeant comme une girouette, une simple lecture d’un roman de Genevoix l’avait convaincu que c’était là, et non à Venise, qu’ils se rendraient. Lucille avait un faible pour l’Italie et sa belle langue chantante mais quand son fiancé prenait ce ton si assuré, il était difficile de résister à son enthousiasme. Le billet glissé au milieu du bouquet de roses précisait la date du départ : le 15 juillet suivant, au lieu de regarder le feu d’artifice de Bordeaux, ils vogueront sur un bateau qui les conduira vers l’Allemagne et ses légendes.
2
La rive s’éloignait peu à peu, Lucille regardait le sillage se former à la poupe du navire. Pendant une semaine, songea-t-elle, ses pieds ne fouleront que par intermittence le sol ferme. La terrienne qu’elle était s’en inquiéta un peu, cependant la perspective de cette croisière rhénane en compagnie de son amoureux la réjouit. Quentin lui était aux anges : il lui parla avec feu de la marche du bateau, pour un peu on croirait que c’est lui qui était à la barre et qui allait la conduire vers ces paysages, ces châteaux inconnus.
Le lendemain, deuxième jour de croisière, ils virent passer de nombreuses villes : Spire, les impressionnantes installations portuaires de Ludwigshafen et de Mannheim, la cité épiscopale de Worms… À Mayence, ils firent leur première halte en début d’après-midi, enfin elle retrouvait la terre ferme ! Les touristes se massèrent devant l’embarcadère et le jeune couple revint dans la soirée, la tête pleine d’images de cette ville, patrie de Gutenberg, où naquit l’imprimerie. Le soir, quelque peu fourbus mais heureux de leur visite, ils regagnèrent leur cabine.
* * *
– Cette musique, Quentin…
Mais déjà la jeune femme n’écoutait plus son fiancé : tendue vers cet air venu d’un lointain passé, pour un peu elle allait fondre en larmes. « Cela va, ma chérie ? » interrogea Quentin. S’en voulant de son accès de faiblesse, Lucille le rassura par un sourire : « Ce n’est rien, ce violoniste m’a rappelé une musique que mon père m’avait fait découvrir gamine ; quand j’entends cet air, c’est plus fort que moi j’ai envie de pleurer. »
Les deux jeunes gens restèrent là, à écouter le musicien inconnu. Assis sur un tabouret de pianiste, il jouait merveilleusement bien, sans se soucier des touristes qui passaient à côté de lui sur le ponton. À cette heure de fin de matinée, le soleil rhénan faisait briller ses cheveux qu’il avait bouclés et argentés, et son ombre dansait au rythme de la musique.
À mesure que l’heure du déjeuner approchait, les passants se firent plus rares et bientôt Quentin à son tour pressa son amie de rejoindre le restaurant. C’est à regret qu’elle abandonna le musicien. Tandis que le jeune couple descendait les premières marches les conduisant à la grande salle de restauration, les notes du violon continuaient à s’égrener comme si elles n’allaient jamais s’arrêter.
Les deux journées suivantes, le jeune couple les vit passer comme dans un rêve. La jeune femme prenait goût à cette croisière, à ces paysages qui défilaient lentement, à ces châteaux qui semblaient sortis tout droit d’un conte.
Ils traversaient, leur déclara la commissaire responsable du personnel, « la plus belle partie du Rhin romantique » : Bacharach, Kaub, Oberwesel, autant de villages aux sonorités étranges qu’ils découvraient avec émerveillement à mesure de leur progression sur le fleuve. Coblence, et plus encore la petite cité de Rüdesheim, les enchantèrent. Ils ne manquèrent pas de monter jusqu’au monument du Niederwald et de contempler la statue gigantesque de Germania, symbole de l’unité allemande. Leur guide, cela fit réagir Quentin, leur rappela qu’en ce lieu ils se situaient aux portes de la Lorelei. Étrange légende, que celle de cette nymphe qui, telles les sirènes de l’Odyssée, par son chant mélodieux attire les navigateurs du Rhin à leur perte. Pour l’instant point de rocher de la Lorelei, mais un surprenant océan vert de vigne, une vision, pensa la jeune femme, que certainement jamais elle n’oublierait.
Le voyage, comme Lucille aimait le dire à son ami, d’un ton quasi professoral qui le faisait sourire, ne s’arrête pas aux sites historiques traversés. Durant ses déplacements, il lui plaisait d’observer les gens, leurs gestes et de tendre l’oreille à certaines de leurs paroles. Si elle avait eu le courage, elle aurait volontiers rempli des carnets entiers de ces moments de vie, saisis dans leur quotidien ou lors de leurs escapades en amoureux. « Lucille, la taquina Quentin, ne voudrais-tu pas troquer ton siège d’institutrice contre le quatre-quatre de l’ethnologue ? » La jeune femme se sentit rougir mais ne trouva pas de réponse satisfaisante à la question qui la tenaillait depuis la veille : pourquoi ce violoniste, seul de tous les passagers, s’obstinait-t-il à ne jamais descendre à terre lors des escales ?
3
La musique avait repris. Comme les matins précédents, en ce cinquième jour de croisière, tel un musicien tzigane, le violoniste aux cheveux argentés jouait sur le pont des airs sans l’aide d’aucune partition. Plus versé que sa compagne dans l’art musical, Quentin penchait à croire qu’il devait s’agir d’un premier violon, qui s’entraînait en attendant son prochain concert. Au moment où tous s’apprêtaient à quitter le bateau pour gravir le rocher de la Lorelei, lui continua sa musique, imperturbable.
L’ascension lui avait paru longue, aussi c’est avec joie que la jeune femme contempla le paysage. L’à-pic faillit lui donner le vertige. En contrebas, dans le resserrement du fleuve, les navires les plus imposants de taille paraissaient à présent ridiculement petits et les maisons, nichées à flanc de coteau de part et d’autre du fleuve, lui faisaient penser à une collection de maisons de poupée. Le couple resta un moment à observer les bateaux sillonner le Rhin. Des touristes, en grand nombre, n’arrêtaient pas de photographier le lieu et Quentin voulait lui aussi l’immortaliser avec leur tout nouvel appareil numérique ; Lucille quant à elle préférait ouvrir grands ses yeux et tâcher de ne rien oublier de leur lune de miel.
Ici, raconte la légende, la Lorelei chantait, assise sur le rocher qui porte aujourd’hui son nom. Son chant attirait les marins, envoûtés par son chant si beau, ils en oubliaient les violents courants du Rhin et leur navire sombrait. « Serais-tu ma Lorelei ? » interrogea Quentin. La jeune femme lui répondit par un sourire complice et l’invita à graver leurs deux cœurs sur un vieux tronc d’arbre, à côté d’autres noms d’amoureux inconnus. « Reviendrons-nous un jour à la Lorelei ? » demanda Quentin. « Qui sait ?… » lui répondit sa fiancée mais dans son for intérieur elle voulait ne pas gâcher la magie de cet instant en imaginant revenir plus tard sur ce lieu, témoin de leur amour naissant.
Le soir après le dîner, avisant un vieux mécanicien occupé à fumer une cigarette à la proue, à la surprise de Quentin, Lucille se dirigea vers lui et lui demanda : « Sauriez-vous par hasard qui est ce musicien que l’on entend tous les matins jouer du violon ? » Une moue se forma sur le visage tanné de l’homme, suivie d’un toussotement :
– Vous parlez de monsieur Delorme ? C’est un curieux passager… Voyez-vous, cela fait dix ans que je le vois sur ce ferry, il embarque toujours un 15 juillet et réserve la cabine 9. Celle-là et pourquoi pas une autre, allez savoir pourquoi ! Vous avez remarqué ? Quand il joue du violon, il se tourne vers le fleuve et jamais vers les passants. Je n’y connais rien en musique mais je trouve qu’il est très fort, en plus il n’a pas les partitions pour jouer ! Le commandant en second m’a dit un jour qu’il s’agit d’un musicien qui a eu son heure de gloire. Mais je ne comprends toujours pas ce qu’il fait sur ce ferry, il ne descend à aucune des escales et c’est tout juste s’il regarde le paysage ! – Lui avez-vous déjà adressé la parole ? – Ma foi, non, mademoiselle. Vous savez, je n’ai pas l’habitude de parler aux passagers et celui-ci a l’air bizarre.
Sur ces paroles, le vieil homme les salua et la jeune femme accompagna son fiancé au restaurant. Pour cet avant-dernier jour de traversée, ils n’en revenaient pas de la vitesse à laquelle avait passé le voyage. Une soirée dansante allait débuter et le menu avait l’air alléchant. C’est à une heure tardive que les deux jeunes gens regagnèrent leur cabine, fatigués mais contents de leur journée. Dans le couloir les menant à leur chambre, il leur sembla reconnaître le musicien aux cheveux argentés. Durant le tourbillon de la soirée, il était sorti des pensées de la jeune femme et voilà que de nouveau elle se demandait : « Qui est cet homme, que fait-il au milieu de ces gens sur ce navire ? »
4
Elle avait voulu percer le mystère qui planait sur ce musicien et voilà qu’elle restait devant lui, soudain muette, ayant comme perdu l’usage de la parole… Heureusement son fiancé vint à sa rescousse : « Bonjour monsieur, mon amie a beaucoup apprécié une de vos musiques, « Tristan et Iseult » de Wagner si je ne me trompe ? » Le violoniste, d’abord surpris, lui répondit en lui adressant un large sourire : « Oui, il s’agit bien de cette musique, peu de gens la connaissent et pourtant quand je la joue, elle me touche toujours autant… Seriez-vous vous-même musicien, monsieur ? » Le jeune homme lui fit comprendre que non, s’il appréciait écouter les œuvres des romantiques tels que Wagner ou Schubert, il n’avait jamais eu le courage d’apprendre à jouer d’un instrument de musique ; et c’était sa fiancée, et non lui, qui avait reconnu, la première, cette œuvre de Richard Wagner. En homme habitué à engager la discussion avec un inconnu, Quentin sut d’emblée mettre à l’aise le violoniste, tandis que le rouge qui avait monté au visage de la jeune fille commençait à s’estomper. Après avoir discuté un moment à bâtons rompus, elle se risqua à poser au violoniste les questions qui lui tenaient à cœur : pourquoi jouait-il tous les matins sur le pont, sans jamais se soucier de la présence des passants ? Pour quelle raison enfin ne descendait-il jamais du bateau, les escales ne l’intéressaient-elles pas ?
– Vous êtes bien la première personne à me poser ces questions, mademoiselle… D’ordinaire je n’aime pas trop parler de moi mais vous me paraissez sympathiques tous les deux. Avez-vous un peu de temps avant la visite de cette après-midi ?
Lucille acquiesça d’un signe de la tête et le violoniste rangea son instrument de musique à côté de lui, dans son étui. L’instant suivant, il invita les jeunes gens à s’installer dans sa cabine, afin de discuter plus à leur aise. La nudité du lieu frappa la jeune femme, on aurait dit que le musicien était parti sans bagages. Toutefois, voyant que le violoniste était disposé à raconter son histoire elle s’efforça à l’image de son fiancé de ne pas l’interrompre.
– Croyez-vous qu’une simple musique puisse changer le cours d’une vie ? À votre âge, j’aurais été tenté de répondre que non. Pourtant, c’est l’une d’elles qui m’a conduit un jour sur ce bateau rhénan et qui m’y fait revenir, année après année.
Il y a longtemps de cela, je venais tout juste de décrocher mon premier grand prix de musique, je souhaitais étrenner le violon que m’avait offert un vieil ami luthier. Ce violon, me disait-il, serait sa dernière œuvre, sa vue bientôt ne lui permettrait plus de façonner d’autres instruments. Le vieil homme était certain que bientôt je saurais le faire chanter comme nul autre. Il me demandait d’en prendre bien soin et de veiller à toujours en jouer avec cœur, de crainte – mon ami était quelque peu superstitieux – de gâcher l’âme de l’instrument.
Je montai sans tarder dans le train pour Francfort afin de chercher ce violon. Mon ami n’avait pas menti : il était d’une grande beauté, sa forme parfaite laissait présager une sonorité digne d’un Stradivarius et ses coloris enchantaient le regard. Je voulus l’essayer sur-le-champ mais mon ami freina mon enthousiasme. Il souhaitait que j’égrène les premières notes de musique en un lieu encore inconnu de moi, à l’instant où je sentirais le besoin de faire vibrer pour la première fois le violon. Quelque peu perplexe, après avoir remercié chaleureusement le vieux luthier, je pris le chemin du retour.
Connaissez-vous Mayence ? Désireux de mieux connaître la région avant de rentrer à mon domicile, je décidai de faire une halte dans cette ville dont mon ami m’avait dit le plus grand bien. Sans y prendre garde, je me trouvai en un lieu qui me déconcerta : de vieilles pierres hautes comme plusieurs hommes – les vestiges de l’ancien aqueduc romain – en partie recouvertes par la végétation m’apparurent au milieu d’un espace boisé. Une fontaine couverte de mousse était également visible au pied de l’aqueduc. Le lieu, alors désert, me donna envie de sortir mon violon ; sans réfléchir je commençai à jouer l’air de « Tristan et Iseult » de Wagner. Les premières notes jaillirent, claires. Ce violon était sans conteste d’une sonorité rarement égalée. Bientôt, je me laissai porter par la musique. Soudain, je me sentis observé. Je levai les yeux et vis qu’une jeune femme blonde aux longs cheveux nattés, assise sur la margelle de la fontaine, me regardait. Son regard clair me troubla, je cessai de jouer.
« Continuez, je vous en prie, cette musique est si belle… »
Telles furent les premières paroles de l’inconnue, prononcées avec un léger accent germanique. Je fus tenté de lui demander qui elle était mais je repris l’air jusqu’à sa fin. Alors seulement je levai de nouveau le regard vers la jeune femme : elle semblait sous le charme. Rassemblant mon courage – à cette époque j’étais encore un jeune homme timide –, troublé, je la remerciai pour son attention. Elle me demanda quelle était cette musique si émouvante et je lui répondis qu’il s’agissait de mon œuvre préférée de Wagner, « Tristan et Iseult ».
« Serait-il possible de vous entendre jouer de nouveau ? »
Partagé entre le désir de revoir la jeune femme et la nécessité de rentrer ce soir dans ma région, je lui proposai, sans trop y croire, de me retrouver à mon prochain concert, au Festival International de Colmar. L’attente, deux semaines, lui parut longue mais elle me promit qu’elle serait là, dès le premier jour.
À la fin du mois de juin, une certaine nervosité me gagna. La jeune femme allait-elle tenir sa promesse ? Pour cette deuxième édition du festival de musique de Colmar, un beau soleil éclairait le cloître de la bibliothèque municipale où j’interprétais les « Sonates et partitas pour violon seul » de Johann Sebastian Bach. La salle était quasiment comble mais il me semblait que je jouais pour une seule personne : la belle inconnue de Mayence. Cependant la journée touchait à sa fin et je n’avais toujours pas reconnu parmi le public son joli visage. Elle ne viendrait pas, j’avais été bien fou de croire qu’elle ferait tous ces kilomètres pour me revoir, après avoir simplement joué un air de Wagner et bredouillé quelques paroles.
« Bonjour, votre musique est toujours aussi belle… »
Au son de cette voix, je sursautai. Levant les yeux, j’eus la surprise de reconnaître celle que je n’espérais plus voir, la jeune femme de la fontaine de Mayence. Je lui proposai une balade dans le quartier de la Petite Venise. Le charme des canaux et les maisons fleuries lui plurent. Avant de nous séparer, cette fois je lui demandai son nom – elle portait le joli prénom de Doris – et je l’invitai, si elle le souhaitait, à venir m’écouter le jour suivant. Elle revint à tous mes autres concerts ainsi qu’à mes différentes répétitions, toujours aussi charmée par ma musique et moi de plus en plus épris de sa personne. Ces dix journées de festival me parurent passer comme dans un rêve. À la fin du dernier concert, je lui déclarai ma flamme et me risquai à lui proposer de partager mon petit appartement, en lisière de Châteauroux.
« Sauras-tu retenir une fille de l’onde ? » me demanda-t-elle, l’air soudain grave.
En lui souriant, je lui assurai que mon plus fort désir était de la rendre heureuse. Lorsqu’elle me répondit que mes paroles l’avaient touchée et qu’elle était d’accord pour m’accompagner en Sologne, je me sentis le plus heureux des hommes.
5
Soudain, le visage du violoniste devint songeur, le jeune couple respecta son silence. Dans la cabine, le musicien avait laissé entrouvert le hublot et l’on pouvait à présent percevoir le bruit léger de l’eau glissant sur la coque du bateau.
– Je ne vous ennuie pas avec mon histoire ? interrogea le musicien.
Le premier, Quentin lui assura que non et sa fiancée Lucille l’invita à poursuivre son récit.
– Peut-être connaissez-vous la Sologne ? Amoureux de ma région natale, j’étais désireux de la faire connaître à mon amie Doris. Peu après notre installation à Romorantin, je lui parlai avec enthousiasme du charme de ses forêts et de ses innombrables étangs. Une après-midi de juillet, je la conduisis pour une grande balade en forêt, du côté de Mur-de-Sologne. Arrivés au niveau de l’étang, à ma stupéfaction, mon amie piqua une tête tout habillée. Je restai sans voix et la vis s’éloigner vers l’autre rive. À son retour, elle me dit que cela avait été plus fort qu’elle, elle avait voulu nager.
Les jours suivants, profitant d’une période où je n’avais pas de concert, nous fîmes de nombreuses balades dans les environs, débusquant au hasard de nos promenades maints animaux sauvages et faisant une halte au bord d’un lac. Ces étendues d’eau semblaient attirer irrésistiblement Doris. Dès que nous approchions d’un plan d’eau, son pas s’accélérait, son regard s’animait et lorsque je la voyais se baigner – elle avait fini par accepter de le faire en maillot de bain – le bonheur se lisait sur son visage. N’aimant pas l’eau, je me contentais de la regarder nager.
Le soir de notre première balade en forêt, je m’étonnai, après avoir répété un concerto entier de Bach, de voir Doris s’éterniser dans la salle de bains. Habitué à ne passer que rapidement dans cette pièce, le temps de faire une toilette de chat avant de me remettre au violon jusqu’à la fin de la journée, je crus qu’elle se faisait une beauté et allait sortir maquillée de la tête aux ongles des pieds. Lorsque je frappai à la porte de la salle de bains et qu’elle m’invita à entrer, je la découvris allongée dans la baignoire, au milieu d’une mousse invraisemblable et jouant avec de petits canards en plastique. Avec un sourire charmant, elle m’encouragea à la rejoindre. Ce soir-là, je me laissai tenter.
Les jours suivants, sans que j’y prenne garde, ma salle de bains se transforma en une sorte de… comment vous dire… de lac intérieur. Centré autour de la baignoire, repeinte en vert d’eau, tout comme les murs, recouverts de figurines d’animaux lacustres venus de je ne sais où. Il y en avait sur les rebords de la baignoire, d’autres sous forme de mobiles accrochés au plafond, d’autres encore éparpillés sur le lavabo ou encore le sol. Les premiers temps, je fus tenté de protester mais voyant que, sans perdre son calme, le lendemain elle replaçait tout selon sa fantaisie, je finis par me faire à ce nouveau décor.
Cet été fut le plus beau de ma vie. Pourtant, bientôt il me fallut reprendre le rythme trépidant des concerts et Doris ne voulait pas rester oisive à la maison. La période était heureusement alors bien plus faste qu’aujourd’hui pour trouver du travail et mon amie obtint rapidement un emploi chez une fleuriste de Romorantin dont le magasin, vieillot et d’aspect peu avenant, ressemblait à sa propriétaire. Le matin, au moment où je me levais, Doris était déjà partie. Avant de franchir le seuil de notre appartement elle avait la charmante attention de déposer dans un vase une fleur en papier. Parfois même je trouvais au milieu des pétales un charmant poème de sa composition ; un jour cependant, peut-être l’avais-je vexée par une critique trop sévère sur son dernier texte, les fleurs en papier ne continrent plus de poèmes. Il me plaisait de réunir ces fleurs dans les deux vases de notre salon, restés longtemps vides ils se remplirent rapidement de fleurs en papier plus belles les unes que les autres. Avant de s’endormir, mon aimée avait pour habitude de poser son journal intime sur la table de chevet. Le jour où elle m’avait demandé : « Tu ne le regarderas pas, tu me le promets, Florian ? », je lui avais juré que jamais je ne trahirais sa confiance.
Doris était d’une nature discrète. Elle parlait peu d’elle et moins encore de son passé, avant notre rencontre. Par contre, elle aimait m’encourager pour mes répétitions et appréciait beaucoup ma musique. Un soir, lorsque je lui demandai si son travail se passait bien à la boutique, mon amie me répondit qu’elle se plaisait au milieu des fleurs et que Claire Legrand, sa patronne, la touchait lorsqu’elle lui parlait de sa passion pour les poissons. Elle lui avait même tout récemment montré sa fierté, un aquarium géant disposé dans sa cave et qu’elle ne montrait que rarement. Cette réponse me rassura et m’étonna à la fois : les précédentes employées de la fleuriste, disait-on dans le quartier, s’étaient toutes plaintes des sautes d’humeur de leur patronne. D’aucuns disaient que depuis la perte de sa beauté – dans sa jeunesse Madame Legrand avait tourné la tête de plus d’un homme mais n’avait voulu en épouser aucun – son caractère s’était aigri.
Bientôt, bien que vivant sous le même toit, à partir du moment où la saison des concerts reprit et que Doris commença son emploi de fleuriste, nous ne nous vîmes que peu. Le matin je peinais à émerger du sommeil et lorsque je me levais, la jeune femme était déjà partie travailler. Le soir j’étais le plus souvent pris par les répétitions et à mon retour, ma compagne sortait à peine de son bain, toute parfumée de lotus ou d’une autre fragrance fleurie. Lorsque je lui demandais comment s’était passée sa soirée, le plus souvent elle me répondait qu’elle s’était détendue dans la salle de bains.
C’est donc surtout durant le week-end que nous nous voyions. Nous aimions nous promener dans les bois, j’étais sensible au bruissement du vent dans les feuilles qui commençaient à se teinter des couleurs de l’automne, au pépiement léger d’un passereau, tandis que Doris était attentive au moindre petit animal qui croisait notre chemin, du petit insecte pourtant caché avec soin au bord du sentier jusqu’à l’oiseau dont le chant m’enchantait mais que j’aurais été incapable de déceler au milieu des feuillages. Nos pas nous conduisaient invariablement vers un étang, on eût dit que Doris avait le don de détecter, tel un sourcier sans sa baguette, la présence de l’eau. Là, sachant qu’il était vain que je l’accompagne, elle partait nager. Bientôt je ne voyais d’elle plus qu’une petite silhouette évoluant au milieu du lac, disparaissant de longs moments sous l’eau.
La première fois, je m’étais alarmé de ne pas la voir remonter à la surface, j’avais pensé à une noyade mais quelques instants plus tard, elle était revenue vers moi, tout heureuse : « Si seulement tu savais quels trésors recèlent les étangs, j’aimerais tant pouvoir te les montrer ! » Elle se mit alors à me décrire avec force détails un monde insoupçonné, peuplé de plantes aquatiques ondulant au rythme du courant et d’une faune étonnante. Quand je lui fis part de ma frayeur, Doris me regarda d’un air surpris. En me disant que les prochaines fois je ne devais pas m’inquiéter, elle m’expliqua que depuis toute petite elle avait plaisir, dans les eaux de son Allemagne natale, à plonger longuement sous les eaux ; le monde subaquatique selon elle valait bien celui de la surface. Bien que sceptique, j’aimai me plonger dans son beau regard et, sensible à son rire cristallin, partager sa gaieté.
6
L’hiver approchait et je me réjouissais à l’idée du prochain grand concert que j’allais donner. Doris, quant à elle, semblait perdre l’entrain que je lui connaissais depuis notre rencontre. Elle me parlait de ses journées avec une pointe d’ennui, je lui demandais si sa patronne s’était montrée désagréable ou si elle souhaitait changer la décoration de la salle de bains… Non, rien de cela. Un jour, Doris me dit que sa terre natale lui manquait, il lui tardait de la retrouver. Bien que sensible à sa demande, je lui répondis que j’étais très pris par mes répétitions et que sa région était si froide en hiver… ne pouvions-nous pas attendre le redoux, afin de profiter de belles balades en forêt ? Doris n’insista pas mais je sentis à son regard comme un air de reproche.
Les jours suivants, elle ne revint pas sur sa demande, j’en conclus qu’elle avait renoncé à son projet de rejoindre les siens au plein cœur de l’hiver. Rassuré, je me consacrai à mon opéra de Mozart, jusque tard le soir. Doris semblait apprécier cette musique, toutefois par moments il me semblait qu’elle était ailleurs. L’instant d’après, elle me souriait et c’est le cœur heureux que je me remettais au violon. Pourtant, le plus souvent, lorsqu’elle revenait du travail, elle reprenait cet incompréhensible air maussade. C’est tout juste si son long séjour dans la salle de bains durant la soirée parvenait à lui rendre la bonne humeur que je lui avais toujours connue. Les jours s’écoulaient et je ne savais comment lui parler. Elle, si gaie, semblait s’être muée en une sorte de somnambule.
Il est parfois difficile de sonder le cœur des êtres qui nous sont chers. Durant ces journées, je m’évertuai à trouver ce qui tourmentait mon amie. J’en vins à penser qu’elle s’était amourachée en secret d’un homme ; ne m’avait-elle pas parlé il y a quelque temps d’un jeune homme qui se rendait fréquemment chez la fleuriste et avec qui elle appréciait discuter ? Il était, affirmait Doris, en admiration devant les compositions florales de mon amie, mais n’était-il pas plutôt épris d’elle ? Cette pensée s’insinua alors, tel un serpent venimeux, et il me fut impossible de la chasser. Il me fallait savoir, à tout prix. J’écartais l’idée de surveiller Doris sur son lieu de travail, le risque me paraissait trop grand d’éveiller rapidement ses soupçons, dans cette petite ville où tout le monde se connaît. Un matin, peu après le départ de Doris pour le travail je songeai que mon allié le plus sûr se trouvait tout près de moi, à portée de main : mon amie tenait chaque jour, avec une régularité sans faille, son journal intime. Bientôt, j’en avais la certitude, mes doutes seraient levés. Après un instant d’hésitation, je pris la pièce à conviction et l’ouvris, à la première page.
Le seul journal intime que j’avais eu l’occasion de parcourir, c’était celui de ma jeune sœur, à l’époque où nous étions encore très liés, le jour où elle avait bien voulu me lire des extraits du journal qu’elle tenait depuis l’âge de ses douze ans. Je me souviens encore de ces lignes, où elle parlait ainsi des tenues ridicules de notre mère (comment à bientôt quarante-cinq ans pouvait-elle s’habiller comme une gamine ?) ou encore de son admiration pour une camarade de classe, un vrai puits de science, avec qui elle aimait discuter lors de son intercours du jeudi, au salon de thé proche de son lycée. Son journal se présentait ainsi, à ce que j’avais compris, depuis que ma sœur avait entrepris de le tenir : tous les jours, enfin presque, elle s’attelait à l’écriture et racontait par le détail les événements qui avaient ponctué sa journée. Moi qui pensais alors n’avoir rien vécu d’intéressant à raconter, j’avais été surpris de découvrir combien foisonnant pouvait être le journal d’une fille, en l’occurrence ma propre sœur.
Le journal que je tenais ce jour-là entre mes mains ne ressemblait cependant en rien à celui de ma sœur : aucun fait relaté sur les pages que je tournais avec nervosité… Était-ce vraiment un journal intime ? Au lieu de cela, figurait sur chaque page un poème, le plus souvent daté, parfois signé « DV », les initiales de Doris. Un signet tomba, je le remis à sa place. Je reconnus les neuf premiers textes, c’étaient précisément ceux que m’avait offerts Doris, ceux qu’elle avait joints peu après notre rencontre dans ses bouquets de fleurs en papier, de tendres mots d’amour. Les autres poèmes m’étaient inconnus, leur nombre me surprit, le dernier était daté de la semaine précédente ; mon amie avait donc continué sans me le dire à composer de la poésie ? Toutefois, telle n’était pas à cet instant ma préoccupation ; je me mis à scruter ses poèmes dans l’espoir de découvrir des indices qui la dévoileraient, mettraient à jour des amours coupables. Tous étaient empreints – cela me toucha – d’une grande fraîcheur – ils chantaient la beauté des lacs, la vie des bêtes peuplant les eaux vives et les forêts, des êtres fantastiques tels que nymphes, ondins, elfes… D’amours coupables, je n’en vis pas. Le seul homme dont elle parlait était un violoniste qui l’avait enchantée par sa musique, au moment de leur rencontre sur le bord d’une rivière germanique, et qui plus tard la retenait loin de ses eaux natales par son amour… Ses derniers poèmes étaient empreints de nostalgie, tournés vers ce Rhin qui avait bercé son enfance et que, éprise de ce musicien, elle ne pouvait rejoindre. J’avais enfin la certitude que Doris ne m’avait pas trompé : elle n’aimait que moi, ses poèmes le prouvaient de manière éclatante. Pourtant elle souffrait, par ma faute, du mal du pays. Je m’en voulus de ne pas avoir su me montrer suffisamment à son écoute. Il n’était que temps de réparer ma négligence, ce soir j’allais lui parler et lui proposer de faire un séjour en amoureux dans sa région natale.
C’est avec ces pensées que je quittai le domicile. La douceur, inhabituelle pour une après-midi de janvier, me donna envie de me balader en forêt. Je me plus à écouter le souffle léger du vent dans les feuilles, à essayer de deviner la présence des rares petits animaux que je croisais sur mon chemin… Arrivé au bord du lac, je m’assis un moment sur une souche. Si Doris avait été là, en dépit de la froideur hivernale, elle se serait empressée de nager au milieu des eaux, et je l’aurais suivie du regard. J’avais si hâte à la retrouver, ce soir !
Je revins de ma balade en début de soirée, fourbu de ma longue marche mais le cœur heureux. Doris à cette heure-ci devait être rentrée depuis un moment du travail et se délasser dans son bain. Cet espace, c’était son domaine, et je me serais bien gardé de la déranger, aussi décidai-je de patienter. Je l’imaginais sortir, si belle avec sa longue chevelure blonde, ses yeux clairs comme l’eau, son corps souple et parfumé… Pour l’accueillir, je décidai de me vêtir de mon plus beau costume. Un détail attira alors mon attention : sur la table de chevet voisine, il me sembla qu’il manquait quelque chose. L’instant d’après, je réalisai que le journal intime de Doris était absent. J’en fus étonné car depuis que nous nous connaissions, elle l’avait toujours posé là. En examinant la table plus attentivement, je trouvai simplement un signet, celui-là même que j’avais fait tomber par mégarde ce midi en lisant le journal de Doris. Intrigué, je me dirigeai vers la salle de bains, située au fond de l’appartement, et me risquai à frapper doucement à la porte, lui demandant si je pouvais entrer. Silence, la voix aimée de Doris ne se fit pas entendre. Alarmé, j’ouvris la porte : tout était en ordre mais mon amie n’était pas dans la pièce. Un détail me revint alors à l’esprit : Doris avait l’habitude de ranger soigneusement ses souliers à l’entrée, dans le petit meuble disposé à cet effet. Or, je le vis bientôt, eux aussi étaient absents du lieu. Je restai un moment perplexe : où donc pouvait se trouver mon amie ?
Je passai une nuit peuplée de cauchemars. Dans un de mes rêves, j’imaginais que mon amie lors d’une balade plongeait dans un lac et ne remontait pas à la surface. Fou d’inquiétude, moi qui suis un piètre nageur, j’étais parti à sa rencontre. La froideur de l’eau m’avait saisi, je suffoquais et crus ma dernière heure arrivée ; c’est alors que je vis Doris, resplendissante, sa longue chevelure blonde flottant au fil de l’onde. « Tu viens enfin me rejoindre ? Cela fait si longtemps que je t’attends, Florian… » À côté d’elle se tenait un petit groupe d’hommes et de femmes, tous aussi blonds qu’elle. Un homme âgé s’approcha de moi : il me fallait, pour devenir un « fils de l’onde », faire couler mon sang d’homme. De frayeur, j’ai toujours eu peur du sang, je reculai, et me réveillai en sursaut, le cœur battant.
Le matin, Doris n’était toujours pas rentrée. J’allais lancer un avis de recherche, auprès de nos proches et de la police, lorsqu’un détail insolite attira mon regard. Au moment de faire couler l’eau de mon bain, je vis au milieu de la baignoire une enveloppe. Je l’ouvris et découvris un billet portant une écriture fine, mais inhabituellement tourmentée, celle de Doris.
« Florian, pourquoi avoir trahi ma confiance ? Je t’aime mais il me faut rejoindre les miens. Je te laisse sur la table de chevet ce signet, celui que tu m’avais offert ce jour où nous étions si heureux. Si tu savais quelle a été ma peine lorsque j’ai compris que tu avais ouvert ce journal intime qui m’est si cher… Tu m’aimes, je le sais, mais il n’est pas facile de retenir une fille de l’onde. Les miens me manquent, je ne peux attendre plus longtemps. Ma vie – ton cœur d’homme ne l’a pas compris – c’est celle d’une ondine au milieu de ses frères ondins et de toute la faune aquatique, non celle d’une femme. Ici, dans cette terre, loin de mes eaux natales, malgré tout l’amour que tu me portes, je sens mes forces progressivement m’abandonner. Ne m’en veux pas trop, Florian, je t’aime et ne t’oublierai pas. Peut-être aurai-je la joie d’entendre un jour ta belle musique sur le Rhin ? Doris »
Il me fallut du temps pour me remettre de la lecture de cette lettre, et pour bien comprendre le message de Doris.
Passée une période de désespoir, où je me claustrai à mon domicile solognot, je retrouvai peu à peu goût à la vie. À la fin du printemps, je fis la rencontre d’une jeune femme, professeur d’arts plastiques portant le joli prénom de Fleur. Sa douceur, ses beaux yeux gris me touchèrent. À la fin de la semaine, nous nous retrouvions, chez elle dans sa résidence angevine ou chez moi dans mon appartement solognot. Toutefois, le visage de Doris continuait à me hanter, bientôt je ne pus résister au désir de partir à sa recherche. Cela fait partie du pacte que nous avons scellé, Fleur et moi : tous les étés, un 15 juillet, j’embarque sur ce bateau dans la cabine 9 (ce chiffre me rappelle les neuf poèmes que m’avait offerts Doris) pour une semaine de croisière sur le Rhin, dans l’espoir de retrouver ma chère amie ondine.
– L’avez-vous revue depuis ? se risqua à interrompre Lucille.
Florian Delorme adressa à la jeune femme un regard où pointait la surprise, on eût dit qu’il sortait d’un songe éveillé.
– Oui, répondit le musicien d’une voix colorée par l’émotion. Les ondines, peut-être le savez-vous, aiment à sortir au grand jour l’été et affectionnent tout particulièrement les fontaines. Doris m’avait toutefois, c’est ainsi que je l’avais compris dans son mot, invité à la revoir, non près de la margelle d’une de ces fontaines, mais sur le Rhin. Je pris par conséquent la décision de naviguer sur le Rhin à la belle saison, sur ce fleuve où elle avait certainement depuis son départ de Sologne réélu domicile.
Lors de ma première croisière, un matin où je jouais un de ses airs favoris, j’entendis une voix cristalline prononcer : « Ta musique est toujours aussi belle, Florian. » Lorsque je me retournai, je vis un groupe de jeunes filles aux cheveux d’or nageant tout près du bateau. Avec ravissement, je reconnus parmi elles mon aimée, je m’exclamai : « Doris ! » Ma phrase resta en suspens, l’instant d’après toutes les créatures s’étaient enfuies sous les eaux, seule resta mon amie ondine. Je compris, en plongeant mes yeux dans son regard, que les mots étaient superflus. Je continuai donc à jouer mon air de musique, en la regardant, le cœur fou de joie. Doris m’accompagna ainsi jusqu’à la fin du morceau, puis plongea à son tour dans les profondeurs mystérieuses du Rhin. J’étais partagé entre le bonheur et la peine de la voir déjà partie. Je me retrouvai seul, au milieu des passagers, aucun ne semblait s’être aperçu de la rencontre merveilleuse qui venait de se produire.
Depuis cet été, j’ai eu la joie de retrouver tous les ans mon amie ondine, à la faveur d’un morceau de musique qui avait eu l’heur de la toucher. C’est pour elle seule que, tous les matins, je sors mon violon. Les autres passagers seraient bien en peine de le deviner, car rares sont les êtres humains à avoir vu un ondin.
Les années ont passé et mes tempes ont commencé à grisonner, et mon visage à se marquer sous le poids des années ; le temps semble au contraire n’avoir pas ou si peu de prise sur Doris : sa chevelure reste aussi blonde et son visage garde la fraîcheur de l’adolescence. Comme une promesse d’éternité, tant que ce bateau remontera le Rhin, l’été venu je serai là et jouerai pour Doris, ma belle ondine.
Le musicien resta un moment coi, le regard perdu dans le vague. Lucille et Quentin respectèrent son silence. Au loin, les cris stridents d’une bande de mouettes se firent entendre. On approchait de la ville de Mannheim, déjà les passagers se faisaient nombreux sur le ponton, prêts pour certains à débarquer.
– Vous allez bientôt descendre pour la visite, je ne vais pas vous retenir plus longtemps jeunes gens…
Après avoir salué chaleureusement le violoniste, le jeune couple se dirigea vers la passerelle. Avant de la franchir, Lucille ralentit le pas, s’accouda au bastingage, à la proue du navire et se mit à égrener les premières notes de « Tristan et Iseult » de Wagner, cet air que le violoniste avait exhumé de sa mémoire. Soudain un rire cristallin se fit entendre. Elle se retourna et eut la surprise de voir, nageant tout près de la coque du ferry, une jeune femme à la longue chevelure d’or lui sourire. Lucille fit un signe de la main à l’ondine et l’appela par son prénom, à l’étonnement de Quentin. « Mais que fais-tu, chérie ? » interrogea-t-il, inquiet que les propos du musicien aient perturbé son aimée à l’imagination si vive. En guise de réponse, Lucille continua à fredonner l’air de Wagner, sous le regard enchanté de l’ondine.
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