1
La matinée tirait à sa fin, le marché commençait à se désemplir. Un homme surgit sur la place. Il se mit à passer en revue les étalages, d’un pas alerte. Un peu plus tard, il n’avait encore rien acheté et semblait déçu. Un accès de nostalgie l’avait conduit à vouloir retrouver le village de son enfance, situé à plusieurs heures de route de son domicile, dans le Perche. Mais il n’avait reconnu personne, il avait eu l’impression désagréable de traverser un décor de carte postale. Il s’apprêtait à revenir lorsqu’une musique étrange le fit sursauter. Se pouvait-il que… ?
Il lui sembla reconnaître un fantôme de son passé. Fabien Vannereau se revit enfant sur cette même place, en compagnie de sa mère. Celle-ci n’aimait guère les bohémiens et lui intimait de ne pas s’apitoyer sur le sort de ce joueur de violon pauvrement vêtu qui affichait pourtant un sourire radieux. Sa venue provoquait toujours un attroupement et à la fin de la journée sa sébile était souvent bien garnie. On le disait de plus un peu sorcier. Une fois l’enfant l’avait surpris en train de chuchoter d’étranges paroles au creux de l’oreille d’une vieille villageoise. Ce n’est donc que de loin qu’il avait entendu ses airs venus d’ailleurs, tantôt si enjoués que la plus sage des demoiselles aurait voulu danser ou alors d’une nostalgie telle qu’il était difficile de se retenir de pleurer.
Le violoniste n’avait que peu changé. Ses cheveux commençaient certes à blanchir mais sa mise restait toujours aussi modeste et son visage sec arborait le même sourire éclatant. En revanche, Fabien Vannereau, resté à quelques pas, se désola de le voir jouer pour un public composé seulement d’un garçonnet. Ce dernier finit par s’en aller, sans mot dire, laissant la sébile du musicien quasiment vide. Le violoniste poursuivit pourtant son air, imperturbablement.
- J’apprécie beaucoup votre musique. - Il s’agit des airs que jouait mon père et avant lui son père et avant lui encore ses ancêtres. Quand le violon chante, je suis gai, quand il pleure, je suis triste. La musique, voilà toute ma vie. - Je vous comprends, je suis romancier et sans l’écriture, il me semble que je ne suis plus vraiment moi-même. (après un moment de silence) Je suis venu ce matin retrouver mon village natal et vous êtes la seule personne que j’ai reconnue. Votre musique m’a enchanté, je ne sais comment vous remercier… - Le plaisir est pour moi, monsieur. Je voudrais vous offrir mes mots.
Le romancier regarda le musicien, interloqué.
- Les hommes de lettres ne sont pas seuls à délivrer des messages, la musique parle aussi à celui qui sait réellement l’écouter. Quels mots vous ont inspirés les mélodies que vous avez entendues ?
Fabien Vannereau resta un moment silencieux. Il n’avait pas l’oreille musicale et exprimer son ressenti lui paraissait un exercice difficile et hasardeux.
- Laissez parler votre cœur, ne cherchez pas du côté de la raison et les pensées viendront tout naturellement.
Le romancier ferma les yeux et se concentra sur les airs que le violoniste avait interprétés depuis sa venue sur la place.
« Espoir » fut son premier mot. « Cavalcade » fut le deuxième. « Silence » arriva un peu plus tard. « Liberté » lui vint ensuite. « Trésor » fut son cinquième mot. « Tendresse » fut le sixième. « Amour » fut son dernier mot.
- Vous voyez, ce n’était pas si difficile que cela… Je suis heureux de vous offrir ces mots. Ne les oubliez pas, ils pourront vous être d’une grande aide un jour. (s’éclaircissant la voix) Naturellement, si vous lestiez la sébile du vieux Zsikajo de quelques piécettes, je vous en serai reconnaissant, ajouta le musicien en lui adressant un large sourire. - Sans façon, lui répondit Fabien Vannereau en lui tendant un billet. Mais en quoi ces mots me serviront ? - Il n’est pas utile de vouloir tout comprendre, jeune homme. Gardez bien en mémoire ces sept mots. Le moment venu, ils viendront à vous et prendront alors tout leur sens.
Sur ces paroles sibyllines, le romancier prit congé du vieil homme, ne sachant trop que penser de cette rencontre.
2
Les jours puis les années passèrent. Fabien Vannereau finit par oublier le violoniste. Ses cheveux commencèrent à son tour à grisonner. À la veille de la quarantaine, il avait déjà écrit son dixième roman, à raison d’un ouvrage publié chaque année depuis l’âge de ses trente ans. Ce qu’il disait moins, c’est qu’il en offrait plus qu’il n’en vendait. Mais l’écriture était sa passion et il ne pouvait s’imaginer vivre autrement que de sa plume.
- Me voilà ! Elle avance ton histoire ?
À ces paroles, Fabien se rembrunit. La fillette venait de lui poser la question exécrée, celle qui plus que toute autre le mettait mal à l’aise. Son roman n’avançait pas et il ne verrait sans doute jamais le jour. Cela faisait près de cinq ans que l’inspiration l’avait quitté et qu’il se contentait de publier ses œuvres de jeunesse. Au moment où le succès commençait à arriver, il était devenu un auteur qui n’écrivait plus. C’était son drame secret. Il l’avait tu jusqu’à sa propre fille, tant il craignait de décevoir ceux qui avaient cru en son talent.
- Ne t’en fais pas, papa, je suis certaine que ton histoire plaira aux lecteurs !
Le romancier fit mine de croire à ses paroles. Elle était si enjouée, si vive, il ne voulait pas l’inquiéter inutilement. À bientôt douze ans, Jessica ressemblait tant à sa mère, emportée cinq ans plus tôt par un mal fulgurant. Depuis ce jour, il n’avait plus trouvé la force d’écrire et passait le plus clair de ses journées à se promener au bord du fleuve. Pour sa fille, il s’efforçait de ne pas sombrer et de continuer à vivre de la vente de ses anciens romans. Bientôt sans doute, l’huissier de justice viendrait frapper à leur porte et saisir la maison…
Sa fille venait de partir chez sa marraine, le laissant seul face à ses pensées sombres. Ne supportant plus de tourner en rond dans son bureau, l’envie lui vint de marcher sur le chemin de halage. Là, au bord de l’eau, il se sentait bien. Par moments, il lui semblait que des fragments d’histoire s’esquissaient dans sa tête. Pourtant jusqu’à ce jour il n’avait toujours pas réussi à reprendre l’écriture de son dernier roman, resté inachevé.
Espoir
Ce mot incongru, inscrit en lettres d’or sur le trottoir et répété à l’infini sur l’avenue, tira Fabien Vannereau de ses pensées. Ce n’était pas la première fois qu’il passait au niveau de ces inscriptions, apparues mystérieusement une semaine plus tôt, au début du printemps. Le premier jour, il leur avait prêté une attention distraite ; qui diable avait pu s’échiner ainsi à répéter ce mot ? Mais aujourd’hui il se sentait irrésistiblement attiré par ces lettres. Une image s’imposa à lui : un violoniste âgé au sourire éclatant, jouant une musique endiablée. Soudain, la mémoire lui revint. Il y avait de cela plus de cinq ans, cet homme lui avait offert des mots, au nombre de sept si sa mémoire était bonne. « Espoir », il en était à présent certain, était curieusement le premier. Sans réfléchir davantage, le romancier décida de suivre ce chemin de mots, jusqu’au dernier.
3
Autour de lui, quelques passants jetaient un regard intrigué sur ces lettres peintes au sol mais seul Fabien Vannereau avait entrepris de dévider ce mystérieux fil d’Ariane. Peut-être trouverait-il leur auteur ? « Espoir », un bien doux mot, qu’il lui plaisait à présent de suivre comme le cours d’une rivière régénérante.
Il remonta l’avenue, jusqu’à la lisière de la ville. À cette heure-là de la journée, les trottoirs commençaient à être encombrés de passants mais le romancier, captivé par les inscriptions, qui semblaient sans fin, ne leur prêtait pas attention.
À l’entrée d’une prairie, les mots s’interrompirent et Fabien Vannereau s’arrêta, perplexe. Que faisait-il là ? Il avait été fou de croire que ceux-ci le mèneraient jusqu’à leur auteur ! Toutefois, le charme du lieu le retint de revenir sur ses pas : il se trouvait sur un belvédère inconnu, recouvert de plantes étranges hautes comme un homme, surmontées de fleurs aux teintes de l’arc-en-ciel. Un sentier menait à un tertre rocheux, situé au milieu de la prairie. Fabien décida de l’emprunter. Arrivé au sommet, le romancier se réjouit. Une rivière, aux méandres sinueux, miroitait en contrebas. La beauté surgit parfois de manière inattendue sans aller bien loin, songea-t-il. Dans ce paysage printanier baigné de lumière, il se sentait heureux. Sans qu’il n’y prenne garde, une douce torpeur s’empara de lui.
Il était poursuivi. Il courait mais en se retournant il vit que bientôt il serait rejoint par ses ennemis. Allait-il périr dans cette plaine, loin de sa fille adorée ? Faisant face à ses assaillants, il prononça un mot, c’était sa dernière chance. Surgissant comme par enchantement, une multitude de chevaux vint à sa rencontre, dans un grondement du tonnerre. L’un d’eux, une bête splendide d’un blanc immaculé pourvue de grandes ailes, s’arrêta à sa hauteur. À la stupeur de ses ennemis, il s’enfuit sur son dos, les survolant un moment avant de prendre la direction du Nord.
Un hennissement le fit sursauter. Désorienté, Fabien Vannereau chercha du regard la colline, celle qu’il venait de dépasser, à plusieurs centaines de pieds du sol. Mais elle avait disparu, tout comme sa monture ailée. Au lieu de cela, un banal cheval au pelage gris galopait dans la prairie. Il avait dû s’assoupir et cet animal l’avait tiré de son rêve.
Cavalcade
Ce terme lui revint. C’était, il en était certain, le deuxième des sept mots que lui avait offerts dans le passé le musicien sur la place de son village natal. Ses dernières chevauchées, lorsqu’il était encore un adolescent fantasque, remontaient à loin mais Fabien Vannereau vit là un signe. Il siffla par trois fois, comme il le faisait autrefois, et la bête vint vers lui. Bientôt il se trouva emporté loin du belvédère. Au départ, le romancier avait voulu revenir vers son domicile. Mais l’animal n’en faisait qu’à sa tête, il avait piqué un galop qui avait manqué le désarçonner puis avait poursuivi sa route à vive allure, toujours plus vers le Sud. Le cavalier finit par renoncer à diriger cette bête rétive. Elle finirait bien par se fatiguer et il serait alors toujours temps de rentrer chez lui par un autre moyen de locomotion.
Le cheval finit par s’arrêter, devant un château situé à l’orée d’un bois. Le romancier mit pied à terre. Il était perdu, fourbu par cette longue chevauchée et désireux de demander l’hospitalité.
- Vous arrivez bien tard, Monsieur… Vous avez un laissez-passer ? - Non, je l’ai oublié chez moi… prétexta le romancier. - Soit ! Saurez-vous me dire ce que fait celui qui ne fait rien ? *
Face à ce cerbère, un colosse roux à la barbe broussailleuse, Fabien Vannereau ne sut d’abord que répondre. Soudain, le troisième mot du musicien de la place de son village natal s’imposa à lui et il se tut.
Quelques instants après, l’homme répondit :
- Vous avez répondu juste, par le silence. Vous pouvez laisser votre cheval à l’entrée, il connaît le chemin de l’écurie. Bientôt, la Comtesse aura le plaisir de vous accueillir dans son salon. Avant cela, il vous faudra toutefois remplir une formalité. Veuillez me suivre.
Intrigué, le romancier emboîta le pas du gardien. Ce dernier le fit entrer dans une antichambre, encombrée d’une quantité incroyable de costumes et de masques en tous genres.
- Faites votre choix ! Lorsque vous aurez endossé votre tenue, faites tinter cette clochette et alors seulement je pourrai vous introduire dans le salon de Diane. N’oubliez pas de porter le masque réglementaire !
Après un moment d’hésitation, le romancier revêtit un habit du magicien Mandrake, un des personnages qui avaient marqué son enfance.
4
Le salon était rempli d’hommes et de femmes assis autour d’une grande table ronde et costumés comme pour un bal masqué. Il y avait là un clown blanc, Peter Pan, Colombine, la fée Clochette, Zorro, le comte Dracula et bien d’autres personnages. Des fresques murales aux teintes vives évoquaient des scènes de la mythologie dont une Diane chasseresse. Un balcon en marbre blanc orné de statuettes de nymphes surplombait la salle. Les discussions allaient bon train, soudain une clochette les fit cesser. Les regards se tournèrent vers le géant roux, accompagné d’un visiteur inconnu. .
- Mesdames et Messieurs, veuillez faire bon accueil à Mandrake.
L’on ajouta un siège pour le nouvel arrivant et Mandrake, alias Fabien Vannereau, fut invité à se présenter. Habitué à vivre reclus, il n’avait pas l’habitude des mondanités, aussi son discours fut-il bref. Se souvenant des recommandations du gardien du château, il veilla à ne pas dévoiler sa véritable identité.
- Voulez-vous un thé, Monsieur ?
Une charmante soubrette, masquée elle aussi, lui servit un thé anglais. Le romancier ne vit pas l’après-midi passer. Il échangea quelques paroles avec ses voisins de tablée, une fée toute menue et Dartagnan, et écouta surtout. Il comprit vite que l’on parlait ici essentiellement de littérature. Nombre des convives manifestement étaient comme lui des écrivains. Par moments, l’on entendait tinter la clochette du majordome, lorsque le débat devenait trop animé ou s’égarait. De temps en temps, le nom de la Comtesse était prononcé. Toutefois, au moment du départ, Fabien Vannereau ne l’avait pas encore vue.
- Reviendrez-vous bientôt, Mandrake ? - C’est possible, Fabiola, j’ai passé une bien agréable après-midi et il me plairait de revenir.
Sur ces paroles, le romancier prit congé de ses voisins de tablée. Arrivé dans le vestibule, il retrouva Wilfried, le gardien du château. Là, ce dernier lui remit ses habits, en lui recommandant de ne pas s’attarder, afin de maintenir secrète l’identité des dernières personnes restées dans le salon.
- Comment vais-je rentrer chez moi, Wilfried ? Je ne sais pas où je me trouve ni par quel moyen regagner mon domicile… - C’est simple, Aladin, le cheval qui vous a conduit au salon de Diane, saura vous mener à l’endroit d’où vous venez. Pour revenir au château, soufflez par trois fois dans ce sifflet d’argent et bientôt il arrivera.
Le romancier fit ainsi et atteignit, peu avant la tombée de la nuit le belvédère où, quelques heures auparavant, il avait vu cet étrange cheval gris. Retrouver son chemin ensuite fut un jeu d’enfant. Les inscriptions « Espoirs » le menèrent jusqu’à l’orée de la ville et de là, à son domicile.
5
Les jours suivants, plus d’une fois, Fabien Vannereau fut tenté de revenir au salon de Diane. Il lui semblait que là enfin il saurait retrouver l’inspiration qui si longtemps l’avait abandonné. Son humeur s’en ressentit. Jusque-là le plus souvent mélancolique, il retrouva l’allant qui était le sien, avant la disparition de sa chère épouse.
- Et là Jessica, qui j’ai vu ? Le comte Dracula en personne…
La fillette avait tout de suite été enthousiasmée par le récit de son père. Elle aurait bien voulu l’accompagner dans ce mystérieux château où les gens évoluaient masqués. Mais il lui répondit qu’elle était encore bien jeune et qu’elle ferait mieux de soigner son écriture si elle voulait avoir de bonnes notes à l’école.
Un matin, peu après le départ de sa fille chez sa marraine, l’écrivain se décida à retourner au château de la Comtesse. Il marcha d’un bon pas jusqu’aux inscriptions. Les mots « espoirs » étaient toujours bien là et le menèrent sans difficulté jusqu’au belvédère. Là, il souffla par trois fois dans le sifflet d’argent et attendit un bon moment. Aucun cheval ne vint à sa rencontre. Il restait seul dans la prairie, il avait été bien sot de songer faire revenir cette bête par cet artifice !
Alors qu’il commençait à perdre espoir, un hennissement le fit sursauter. Un cheval gris, tout pareil à celui qui l’avait amené au salon de Diane, fit son apparition, au petit trot. Fabien Vannereau l’appela doucement par son nom et Aladin - il s’agissait bien de lui - s’approcha du romancier. Ce dernier, comme la fois précédente, n’eut pas à le diriger : l’animal le conduisit, après une longue chevauchée, au château de la Comtesse.
- Bienvenue, Mandrake. Votre costume vous attend, n’oubliez pas de le revêtir avant d’entrer dans le salon.
Le romancier, vêtu de la tenue du magicien, s’assit à côté du dénommé d’Artagnan. Cette fois, il vit arriver la plupart des hôtes de la Comtesse, tous introduits par le gardien du château. Mis à l’aise par ses voisins de tablée, Fabien Vannereau se mit à parler de son dernier roman, en omettant toutefois de préciser qu’il n’écrivait plus depuis des années. Quelques visages, tous masqués comme lui, lui étaient à présent familiers et c’est avec davantage d’aisance qu’il participa aux débats littéraires du jour.
À un moment, des regards se tournèrent vers le balcon. Fabien Vannereau découvrit une femme vêtue d’une longue robe noire, qui tranchait avec la blondeur de sa chevelure, qu’elle avait fort longue. Son visage, d’un bel ovale, était recouvert au niveau des yeux par un masque de chat. Il était difficile de lui donner un âge mais c’était assurément une belle femme.
- Qui est cette personne ? Interrogea Fabien Vannereau - Cela se voit que vous êtes encore nouveau. Il s’agit de la Comtesse. Elle aime à venir de temps à autre à ce balcon. On dit qu’elle est passionnée de littérature mais jamais je ne l’ai vue descendre discuter avec ses hôtes.
La Comtesse resta là un bon moment. De temps à autre, elle se saisissait d’une lorgnette, qu’elle orientait vers le groupe des auteurs, toujours rassemblés en contrebas autour de la grande table. Plus tard, alors que Fabien Vannereau regardait dans sa direction, il s’aperçut qu’elle avait disparu. L’après-midi passa vite, comme la fois précédente et c’est à regret que l’écrivain se décida à rentrer chez lui.
6
Fabien Vannereau prit l’habitude de revenir, dès que l’envie lui prenait, au salon de la Diane. Il ne s’en étonnait plus - à chaque fois qu’il soufflait par trois fois dans le sifflet d’argent, où qu’il se trouvât - il voyait bientôt surgir Aladin, le cheval gris. Ce dernier le conduisait invariablement jusqu’au château de la Comtesse.
Au fil des discussions, le romancier avait compris qu’il avait réussi à intégrer, sans y avoir été invité, un cercle très fermé. Tous ses voisins de tablée avaient en effet reçu un carton, signé de la propre main de la Comtesse, les conviant à participer à son salon.
Sans y prendre garde, les jours puis les semaines passant, il en vint à ne plus laisser passer un jour sans se rendre dans ce lieu et à retarder l’heure de son départ. Là, il se sentait bien, redevenir l’écrivain qu’il était encore quelques années auparavant. Il ne savait pas encore ce qu’il allait écrire mais sa tête fourmillait d’idées.
Un jour où des paroles entendues l’avaient mis de bonne humeur, Mandrake se montra prolixe sur ses écrits.
***
- J’aime beaucoup vos histoires, Mandrake. Si seulement la vie pouvait être aussi merveilleuse… Il me plairait d’écrire comme avant des contes où tout finit bien mais le cœur n’y est plus…
Face à un tel aveu, touché par le désespoir de la jeune femme, Fabien Vannereau sentit qu’il ne pouvait plus lui mentir.
- J’ai présenté mes romans comme étant des œuvres récentes, en réalité cela fait des années que je n’écris plus, Fabiola. J’espère ne pas vous décevoir. - Vous auriez pu dire tout simplement la vérité. Vous n’êtes pas le seul ici à être déserté par l’inspiration. - Depuis que je fréquente le salon de la Comtesse, j’ai retrouvé l’envie d’écrire mais je ne sais pas encore ce que je vais raconter. Je vous encourage à persévérer, c’est souvent dans les moments difficiles que l’on écrit ses plus belles pages ! - J’en doute… Un conte qui rend triste le lecteur, qui voudra le lire ?
Le romancier fit son possible pour égayer la jeune femme mais en vain.
- J’aimerais pouvoir vous parler mais pas ici. Soyez prudent, le salon de Diane n’est pas forcément celui que vous croyez.
Sur ces paroles énigmatiques, Fabiola prit congé de Fabien Vannereau. Son regard inquiet quelques instants plus tôt lorsqu’elle avait prononcé le nom de la Comtesse l’avait frappé, il se demanda quel secret douloureux elle pouvait bien lui taire.
7
Quelque temps plus tard, Fabien Vannereau reconnut Fabiola près de l’entrée du domaine du château. Elle était vêtue d’une stricte tenue de guichetière, qui contrastait avec le costume de fée aux teintes azurées qu’il lui connaissait et semblait attendre quelqu’un. Le regard clair de la conteuse, qu’il découvrait pour la première fois non masquée, s’illumina. Passant outre le règlement - nul ne devait se présenter à visage découvert à un hôte de la Comtesse, la jeune femme lui adressa la parole.
- Bonjour Mandrake, je suis heureuse de vous voir. Mes paroles ont dû vous paraître étranges l’autre jour. Si vous le voulez bien, je vais vous dire pourquoi je ne puis plus écrire de contes gais.
Les deux écrivains s’éloignèrent de la grille du domaine de la Comtesse et s’assirent hors de la vue du gardien, sur la souche d’un arbre.
- Voyez-vous, avant d’entrer au salon de Diane, je fréquentais un grand poète, Santiago, c’est lui qui m’a introduite dans ce lieu. Mais il a eu le malheur de s’enivrer au contact de ce cénacle d’auteurs et de vouloir rester toujours plus en leur compagnie. L’hiver dernier, je ne l’ai plus revu mais je suis certaine qu’il est là, quelque part prisonnier dans le château. C’est pour cela que j’ai perdu le goût d’écrire de jolies histoires et que je reviens, dans l’espoir de délivrer mon ami.
Fabien Vannereau, touché par le récit de la jeune femme, lui promit qu’il ferait son possible pour retrouver sa trace.
8
Les jours suivants, le romancier essaya, sans attirer l’attention de la Comtesse, de trouver des indices qui le mèneraient jusqu’au poète Santiago. En vain, il lui semblait qu’il avait disparu dans le néant. Dans le même temps, son attirance pour le salon de Diane allait toujours grandissant. Il était bien à présent souvent parmi le premier arrivé et le dernier à quitter le château. Seule la pensée de sa fille le faisait encore songer revenir à son domicile avant la tombée de la nuit.
- Vous êtes bien matinal, Mandrake…
Au son de cette voix féminine inconnue, Fabien Vannereau sursauta. Il se croyait seul dans le salon et fut surpris de reconnaître la Comtesse.
- Je ne voulais pas vous effrayer… J’aime beaucoup vos romans, vous avez le don de faire rêver la grande lectrice que je suis. Pourriez-vous m’écrire une belle histoire d’amour ? Je vous réserverai un bureau dans le château et me chargerai de faire connaître votre ouvrage. Vous pourrez vous y installer en toute tranquillité après le départ de mes hôtes.
L’écrivain, flatté, allait acquiescer lorsqu’il croisa un regard soucieux, celui de Fabiola. Cette dernière s’était introduite sans bruit tel un chat. La Comtesse s’interrompit et adressa un sourire à la jeune femme.
- Voilà notre gentille fée, dommage que vos contes soient devenus si tristes…
La conteuse se retint de lui adresser un regard noir et s’assit à la grande table ronde du salon, à côté de Fabien Vannereau. Peu après, la Comtesse s’éclipsa, on ne la vit pas reparaître de l’après-midi. Ce jour-là, le temps parut long au romancier, il lui tardait de se mettre à l’ouvrage et de commencer, enfin, ce roman qu’il espérait tant écrire depuis des années.
- Je suis inquiète pour vous, Mandrake. D’ordinaire la Comtesse ne descend jamais de son balcon, je crains que cela ne présage rien de bon pour vous. Je ne voudrais pas que vous subissiez le même sort que mon ami…
Le romancier la rassura, lui assurant qu’il n’était pas un novice et qu’il saurait se montrer prudent.
9
Autour de lui, le silence. De la fenêtre, située sous les combles, il voyait en contrebas le domaine du château et le bois environnant. Le romancier s’était tout d’abord réjoui, il avait pensé que ce lieu lui serait propice pour trouver l’inspiration. Il s’était mis à l’écritoire, où un grand nombre de feuillets blancs étaient posés, et avait commencé à griffonner l’ébauche d’une histoire. Petit à petit, à sa grande satisfaction celle-ci commençait à prendre forme.
- Votre repas est servi, Mandrake.
Pris par l’écriture, Fabien Vannereau n’avait pas entendu frapper. Un majordome trapu, masqué comme tous les hôtes du château, se tenait à la porte, portant un plateau encore fumant. Bien qu’appétissant, l’écrivain avala son dîner en vitesse, il était pressé de poursuivre son récit ! Ce dernier l’amena jusqu’à une heure avancée de la nuit. Fatigué, il s’allongea sur le lit disposé à côté de son écritoire et s’endormit peu après.
Le lendemain, un rayon de soleil estival le réveilla. Sa première pensée fut de relire les dernières lignes de son roman, ensuite il serait bien temps de se mettre en chemin et de regagner son domicile. Au moment où il voulut sortir de sa chambre, le romancier se heurta à une porte close. Inquiet, il se mit à la tambouriner, dans l’espoir d’être entendu.
- Bonjour Monsieur. Par mesure de sécurité, votre chambre n’a pas encore été ouverte. La prochaine fois, utilisez la clochette posée sur votre table de chevet et j’arriverai de sitôt. Que puis-je pour vous, voulez-vous prendre votre petit-déjeuner ? - Non merci, je suis pressé de rentrer chez moi. - Vous n’y songez pas. N’oubliez pas le contrat, il stipule que vous écrirez au château jusqu’à ce que votre texte soit publié. Ne m’obligez pas à fermer le restant de la journée votre chambre. - Ce n’est pas ainsi que j’avais compris les paroles de la Comtesse…
Les protestations du romancier furent vaines. Le majordome se montra inflexible et Fabien Vannereau se résigna à se remettre à son écritoire. Il ne voyait plus qu’une issue pour rejoindre au plus vite sa chère fille : finir au plus vite ce roman.
10
Les jours passèrent. Plus d’une fois, Fabien Vannereau se mit à espérer qu’un des mots du violoniste de la place de son village viendrait à son secours mais ceux-ci ne lui furent d’aucune aide. Son roman toutefois, écrit avec l’énergie du désespoir, avançait à grande vitesse. Pris par son texte, le romancier resta dans son bureau, ne voyant que le majordome, le temps de recevoir son plateau-repas, et plus rarement la Comtesse. Celle-ci venait à l’occasion lui rendre visite, le temps d’échanger quelques paroles, avant de repartir vers un autre endroit du château.
Un matin, le romancier entendit le majordome discuter avec un inconnu. Il avait du mal à percevoir ses paroles mais l’homme semblait furieux. Brusquement, la conversation cessa, Fabien Vannereau perçut les pas lourds du majordome descendre l’escalier. Se pouvait-il, comme le pensait son amie Fabiola, à l’époque encore pas si lointaine où il pouvait encore librement aller et venir au château, qu’il y eût d’autres auteurs prisonniers ? Sans plus attendre, Fabien Vannereau se rendit dans le couloir. Depuis sa venue à l’étage, il n’avait pour ainsi dire pas mis un pied en dehors de sa chambre. Ce soir-là, le romancier reconnut à peine l’endroit et s’aperçut qu’il était encadré d’une série de portes brunes, semblables à la sienne. Si l’inconnu se trouvait derrière l’une d’elles, comment parviendrait-il à le retrouver ? Ne voulant pas attirer l’attention du majordome, il retourna bredouille dans son bureau.
Les jours suivants, à plusieurs reprises, il lui sembla entendre des pas à l’extérieur de sa chambre. Il avait gardé l’habitude de s’y enfermer. Les bruits étaient assourdis par la lourde porte et bien vite, le silence retombait, avant qu’il eût le temps de les localiser. À chaque fois, Fabien Vannereau était revenu à son bureau sans avoir croisé âme qui vive. Toutefois, l’écrivain ne désespérait pas de rencontrer enfin quelqu’un, autre que le majordome ou la Comtesse.
- Alors, vous avez signé le contrat, vous aussi ? Cela fait longtemps que vous êtes ici ?
Cette fois-ci, Fabien Vannereau était sorti immédiatement, dès qu’il avait entendu quelqu’un marcher dans le couloir. Un homme d’une grande élégance aux tempes argentées, sans doute attiré par sa porte pour une fois grande ouverte, lui avait adressé la parole. Peu après, il l’avait invité à discuter plus tranquillement dans sa chambre, située au milieu de l’étage. Elle contenait le même mobilier sommaire : un écritoire, un lit, une table de chevet et un petit cabinet de toilette.
- Mon nom vous est sans doute inconnu, je m’appelle Santiago. Je serais incapable de vous dire depuis combien de temps je suis ici, à écrire ce recueil de poésie pour la Comtesse. À vrai dire, je le dédie à mon amie. Elle doit me croire disparu alors qu’elle est peut-être là tout près, à quelques étages seulement de nous…
Ce pseudonyme ne lui était pas inconnu, Fabien Vannereau comprit immédiatement qu’il se trouvait en présence de l’ami de Fabiola, la jeune conteuse. Les pressentiments de la jeune femme étaient donc justes, la Comtesse devait bien tenir prisonniers sous les combles du château d’autres auteurs, dont ledit Santiago. Le poète lui inspira rapidement confiance.
- Le jour de ma venue à l’étage, j’étais arrivé tard le soir, après avoir longuement discuté avec la Comtesse. Elle m’avait fait miroiter un contrat en or et c’est en toute confiance que j’ai signé le document, après l’avoir à peine lu. - C’est à peu près ce qui m’est arrivé, répondit Santiago.
Les deux hommes se mirent à discuter à bâtons rompus, jusqu’à une heure tardive de la matinée. Fabien Vannereau comprit pourquoi Fabiola était si éprise de ce poète au caractère ombrageux et en sa présence, il se mit à espérer pouvoir s’échapper du château.
- Liberté. - Pardon, vous me parliez, Mandrake ? interrogea Santiago.
Ce mot, le quatrième qu’il avait prononcé après avoir entendu les airs du musicien du village de son enfance, lui avait échappé. Les paroles de Santiago lui devinrent confuses. À la surprise du poète, le romancier se leva brusquement et poursuivit d’une voix claire :
- Sur mes cahiers d'écolier Sur mon pupitre et les arbres Sur le sable sur la neige J'écris ton nom
Sur toutes les pages lues Sur toutes les pages blanches Pierre sang papier ou cendre J'écris ton nom
- Vous allez bien, Mandrake ?
Fabien Vannereau s’interrompit un instant et le regarda, il semblait attendre quelque chose. Soudain, Santiago parut comprendre ce qu’il attendait de lui. Il sortit dans le couloir et poursuivit, d’une voix forte, le poème :
- Sur les images dorées Sur les armes des guerriers Sur la couronne des rois J'écris ton nom
Sur la jungle et le désert Sur les nids sur les genêts Sur l'écho de mon enfance J'écris ton nom
Une des portes du couloir s’ouvrit et une jeune femme parut, son visage s’illumina en voyant les deux hommes. Sans hésiter, elle continua le poème puis s’arrêta. Bientôt, le couloir s’emplit de personnes encore inconnues de Fabien Vannereau quelques instants plus tôt. Chacune dit un morceau du poème.
- C’est quoi, tout ce bazar ?
Le benjamin des prisonniers, un jeune homme à peine sorti de l’adolescence, adressa au majordome en guise de réponse le couplet final :
- Et par le pouvoir d'un mot Je recommence ma vie Je suis né pour te connaître Pour te nommer Liberté. **
Atterré par cet attroupement, le domestique s’apprêtait à redescendre l’escalier, dans l’espoir de donner l’alerte. Il n’en eut pas le temps. Comme un seul homme, les personnes les plus proches se saisirent de lui et l’obligèrent à leur remettre son trousseau de clés.
Quelques instants plus tard, le petit groupe se trouvait à l’extérieur du domaine du château, dans la clairière voisine. Le soleil était alors à son zénith. Fabien Vannereau souffla par trois fois dans son sifflet d’argent et bientôt Aladin, le cheval gris, fit son apparition, au petit trot. Santiago voulut retrouver son amie Fabiola. Sans doute allait-elle arriver bientôt ? Mais le romancier l’en dissuada, il serait bien temps de revenir en force et de mener une action contre la Comtesse. De la clairière, chacun partit vers la destination qu’il souhaitait regagner, depuis des semaines voire depuis plusieurs années pour les prisonniers qui avaient séjourné le plus longtemps dans le château de la Comtesse.
11
La matinée promettait d’être radieuse, après des journées maussades, les villageois étaient venus en grand nombre. Un homme aux cheveux grisonnants, accompagné d’une ravissante femme brune et d’une adolescente d’une quinzaine d’années, surgit sur la place. L’homme se mit à passer en revue les étalages, d’un pas vif. Un peu plus tard, il n’avait encore rien acheté et semblait déçu. Un accès de nostalgie l’avait conduit à vouloir retrouver le village de son enfance, situé à plusieurs heures de route de leur domicile, dans le Perche. Il s’apprêtait à revenir lorsqu’une musique mélancolique le fit sursauter. Se pouvait-il que… ?
Fabien Vannereau pensa retrouver un fantôme de son passé. Cependant, au lieu du vieux bohémien, il vit un jeune violoniste dont le visage mince et plus encore le regard pétillant lui rappelèrent le vieil homme. Une femme d’âge mûr constituait son unique public. Cette dernière finit par s’en aller, laissant la sébile du musicien remplie de menues piécettes. Le violoniste poursuivit son air, sans perdre le sourire qui éclairait son visage.
- J’apprécie beaucoup ta musique. - Il s’agit des airs que jouait mon grand-père et avant lui tous ses ancêtres. Le violon, c’est toute ma vie ! - Serais-tu de la famille du vieux Zsikajo ? - Oui, je suis son petit-fils. Il est mort malheureusement l’hiver dernier. Mais avant de disparaître, il m’a offert son violon. Quand je joue, c’est un peu comme s’il redevenait vivant… - Je te comprends, mon garçon. Tu joues très bien, comme ton aïeul. J’aurais tant voulu le remercier pour sa musique et les mots qu’il m’a offerts. - Mon grand-père était un peu magicien, je n’ai pas hérité de son don et ne suis qu’un modeste musicien. - Tu m’es sympathique, ton grand-père m’avait fait, à l’époque où j’étais encore jeune, un très beau cadeau. Mon histoire serait trop longue à te raconter… Ses mots m’ont conduit dans un château où une comtesse m’a séquestré. Pourtant je ne lui en veux pas trop. Durant ce mois d'emprisonnement, j’ai en effet retrouvé l’inspiration pour écrire de nouveaux romans. Et peu après, durant le procès de la Comtesse, j’ai rencontré une journaliste qui s’était émue de mon histoire et qui est devenue ma compagne. Il me reste encore trois mots, je te les offre de bon cœur. La vie m’a déjà comblé, tu en auras certainement plus besoin que moi. Les voici, répète-les bien après moi, afin de ne jamais les oublier.
« Trésor » fut le premier mot prononcé par l’adolescent. « Tendresse » fut son deuxième mot « Amour » fut le dernier mot.
Le jeune violoniste, enchanté, offrit au trio sa plus belle musique, celle-là même de son grand-père qui faisait danser la plus timide des demoiselles. En entendant cet air, l’écrivain se mit à songer un instant à Fabiola et à son ami Santiago, enfin à tous les auteurs du château de la Comtesse. Étaient-ils heureux eux aussi, en cet instant ? Mais bientôt, une main fine lui saisit le poignet. C’était sa femme qui l’invitait à danser, suivie par sa fille et plusieurs villageois, rejoints par d’autres. La place du village, en cette matinée de marché prit un air de fête, comme rarement on l’avait vu.
février 2009
* Extrait d’un ouvrage de Christian Bobin ** Extraits du poème Liberté de Paul Eluard
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