À tous les passeurs et passeuses qui jalonnent notre vie…
1
Le soleil, implacable en cette journée de mi-juillet, emplissait la pièce d’une chaleur difficilement supportable. Enzo Fréhel, engoncé dans son costume cravate, suait à grosses gouttes. Sa peluche-thermomètre, posée à côté de son ordinateur, affichait 36 °. Pourtant, il fallait s’attendre à ce qu’il grimpe encore dans les prochains jours… Le jeune commercial enviait ses collègues : elles pouvaient venir au bureau en chemisier léger et décolleté. En cet instant, il maudissait la personne qui avait inventé la cravate. Comment à l’aube du vingt et unième siècle pouvait-on encore imposer aux hommes un accessoire aussi barbare ? Surtout lorsqu’on travaillait comme lui au dernier étage, sous une de ces innombrables toitures de zincs parisiennes. En été, la pièce devenait une fournaise telle que les ventilateurs ne suffisaient pas à rafraîchir suffisamment l’atmosphère.
Occupé à boucler un dossier urgent, Enzo ne pouvait s’empêcher de penser à l’imminence du week-end. Dans un peu plus d’une heure il finirait enfin sa semaine. Elle avait été particulièrement chargée et très stressante, comme les précédentes. À Pressed, start-up parisienne où la moyenne d’âge n’excédait pas les trente ans, Enzo Fréhel, trente-cinq ans tout juste, faisait déjà figure de « vieux ». Le patron, âgé de seulement vingt-six ans, d’origine américaine, appliquait des méthodes de travail drastiques. Peu après son embauche, Enzo Fréhel avait renoncé à écrire le moindre mail personnel au bureau, dès lors qu’il avait appris qu’un commercial avait reçu une note d’avertissement pour avoir envoyé le même jour trois mails de ce type. De toute façon, ce n’était pas la peine d’y penser, tant ses journées étaient devenues une course incessante contre la montre. Enzo quittait rarement le bureau avant vingt heures et ne comptait plus les heures supplémentaires impayées pour faire son quota de dossiers. Les licenciements de commerciaux étaient monnaie courante à Pressed. Saurait-il tenir durant les deux ans de période d’essai du CNE et au-delà ?
En face de lui, sa collègue Véronique, ou plutôt la tête de sa collègue cachée derrière son ordinateur, était silencieuse comme à son accoutumée. En effet, celle-ci, ne supportant la vue d’une autre personne, avait arrangé sa machine de manière à rester protégée derrière son écran. Sur sa droite, son autre collègue, Natacha, quant à elle, travaillait avec des bouchons d’oreille afin, disait-elle, de maintenir sa concentration… Toutes deux, deux jolies jeunes femmes brunes respectivement âgées de 28 et 23 ans, étaient muettes comme des poupées de cire. Étranges personnes ! Lui qui aimait discuter et plaisanter, il était mal tombé !
Peu avant 19 heures, Enzo Fréhel bouclait un dossier urgent commandé par une importante société allemande. À son soulagement car il était pressé de partir en week-end. Sa collègue Véronique venait de quitter la pièce, Natacha par contre ne décollait toujours pas les yeux de son écran. Quelques instants plus tard, dans l’ascenseur, Enzo pensa à l’aspect répétitif et à la vacuité de son quotidien. Sonnerie du réveil mise à 6 heures, dont il n’entendait presque jamais l’alarme stridente car il se réveillait habituellement trop tôt, avant 5 h 30. Sortir du lit, la mine ensommeillée d’une nuit trop courte entrecoupée de réveils intempestifs. Plus personne à côté de lui pour lui sourire. Solange, sa dernière compagne en date, l’avait quitté il y a un peu plus de trois mois. Allumer machinalement la télévision, à peine avait-il pénétré dans le séjour. Pour se tenir informé des nouvelles – rarement réjouissantes – du monde. En fait il n’écoutait les informations que d’une oreille distraite, tout en avalant un bol de café et quelques tartines. Prendre ensuite une rapide douche. Arrivait alors l’éternel problème : quel costume porter aujourd’hui et avec quelle cravate l’assortir ? Pour son poste, en tant que commercial, on attendait en effet de lui une tenue irréprochable, costume-cravate renouvelé tous les jours. Sortir de sa HLM obscure - il vivait au rez-de-chaussée sur cour - à sept heures précises au plus tard. Puis marcher d’un bon pas jusqu’à la station de métro de Cergy le Haut, située à une vingtaine de minutes à pied de son domicile. Encore mal réveillé et compressé par la masse des voyageurs empruntant comme lui quotidiennement le RER A, il ne faisait rien de l’heure de transport qui lui restait à passer avant de franchir le seuil de son entreprise. Officiellement, sa journée commençait à neuf heures et finissait à 17 heures. Pourtant, très vite comme ses collègues commerciaux, Enzo Fréhel avait pris l’habitude de la démarrer dès 8 h 30 et de sortir du bureau passé vingt heures. Le midi, il descendait à la boulangerie située à deux pas de l’entreprise et se dépêchait d’avaler un sandwich devant son poste de travail. Dès le départ le silence de ses deux collègues lui avait paru pesant et Enzo n’arrivait toujours pas à s’y faire. Le travail à Pressed étant particulièrement stressant – les cadences étaient régulièrement revues à la hausse – il aurait apprécié un peu plus de chaleur humaine… La moindre pause cigarette étant comptabilisée, certains de ses collègues avaient réduit sensiblement leur consommation de tabac. Vers vingt heures au plus tôt, il quittait le bureau et avalait un sandwich avant de prendre le métro à Censier Daubenton. Le roulis du train le berçant, habituellement il s'assoupissait au bout de quelques instants. Généralement, il était 22 h 30 passées quand il rentrait à son domicile. Le plus souvent, malgré son envie de bouquiner un moment avant de s’endormir, rattrapé par la fatigue, il songeait qu’une journée de plus venait de s’écouler et il n’avait rien fait, rien vécu d’intéressant…
La sonnerie de l’ascenseur le tira de ces sombres pensées. Enzo Fréhel se dépêcha de gagner le métro Censier et se réjouit à l’idée d’être enfin en week-end. Dans un peu plus d’une heure et demie, il serait chez lui. Arrivé à l’approche de la station de métro, une pensée lui traversa l’esprit, avec une force qui le surprit. Si seulement il pouvait changer de vie, quitter le stress de Pressed, prendre le temps de vivre… L’envie lui vint de rentrer par le chemin des écoliers, regarder Paris défiler tranquillement au fil de l’eau, comme ces touristes insouciants… D’un coup, sans plus réfléchir, pour la première fois depuis son embauche il y a quatre mois à Pressed, il se décida à changer son itinéraire quotidien : au lieu de s’engouffrer vers la bouche de métro de Censier Daubenton, il dirigea ses pas vers la Seine. Là se trouvait l’arrêt le plus proche du Batobus, l’arrêt « Jardin des Plantes ». Arrivé sur l’embarcadère, il fut un peu déçu de voir qu’il avait manqué de peu le bateau et que la prochaine navette n’arriverait que dans une demi-heure, à 20 h 15. Il serait donc déjà près de 20 h 45 lorsqu’il descendrait à la station « Champs-Élysées », avant de poursuivre sa route en train. Le jeune homme faillit se décourager. C’est alors qu’il aperçut, tout près du quai d’embarcation, une barque ressemblant à une petite navette fluviale, nommée « La navette des isles », pouvant contenir une vingtaine de passagers. Le pont était déjà quasiment rempli. Enzo se renseigna auprès du capitaine, un homme au visage anguleux et au regard vif. Ce dernier lui répondit que le départ était imminent et lui demanda s’il avait le laissez-passer. Déconcerté et pourtant désireux de ne pas attendre la prochaine navette, il chercha un moyen d’être admis parmi les passagers. Son regard croisa celui d’une jeune femme aux cheveux roux, debout à côté du capitaine. Enzo Fréhel ne put s’empêcher d’adresser à la passagère un regard interrogateur, une muette supplique. L’instant d’après, rompant le silence et répondit, d’une voix douce :
- Je connais ce jeune homme, capitaine, vous pouvez le laisser monter à bord.
2
Le bateau quitta l’embarcadère, en direction de l’ouest de Paris. Enzo Fréhel, touché par le geste de la jeune femme, s’assit à côté d’elle, à la poupe du bateau. Remis de sa surprise, il tint à la remercier et prit le temps de la regarder plus attentivement. C’était une jolie femme, au visage enfantin semé de taches de rousseur, aux cheveux blonds tirant vers le roux et aux yeux d’un surprenant bleu vert. Elle était toute menue dans sa robe blanche et tenait dans ses mains, entrouvert, un texte d’Italo Calvino, « Il Barone rampante », en version originale remarqua-t-il.
- Merci beaucoup, Mademoiselle… dit-il en lui adressant un franc sourire. - C’est naturel. - En fait, je voulais prendre le Batobus. Comme il y avait une demi-heure d’attente, j’avais pensé que j’aurais pu emprunter ce bateau… Il faut donc un laissez-passer, ce n’est pas une navette ordinaire ? - Non, cette embarcation appartient à un de mes amis. Je peux l’utiliser quand je veux. - C’est une chance… Ce doit être extraordinaire de naviguer comme cela sur la Seine… Au fait, nous pouvons nous arrêter un peu avant la station des Champs-Élysées ? - Oui, il suffit de dire au capitaine où nous voulons accoster et il nous y conduira. - Et les autres passagers, où vont-ils ? - Un peu partout dans Paris… Ils connaissent le capitaine et il les fait débarquer là où ils le demandent. Vous voulez vous rendre aux Champs-Élysées ? interrogea la jeune femme en levant le regard, qu’elle avait profond et très beau. - Oui, après je rentrerai par le métro et le RER. Je vis à Paris depuis dix ans pourtant c’est la première fois que je prends le bateau… Je suis commercial dans une boîte près de Censier Daubenton. C’est drôle… Normalement, je suis pressé de rentrer chez moi après le travail et ce soir, j’ai voulu faire un détour par le fleuve… - Je comprends, se déplacer sur l’eau, c’est adopter un autre rythme, plus lent… Peut-être souhaitiez-vous prendre davantage votre temps pour rentrer chez vous ? - Sans doute… Au fait, je ne vous ai pas dit mon nom : je m’appelle Enzo Fréhel. Comment vous appelez-vous ? - Agate Saulnier, répondit la jeune femme en lui adressant un charmant sourire.
À peine le pied posé sur le bateau, Enzo sentit un calme inhabituel l’envahir. Lui qui était constamment stressé, fatigué, mécontent de ses journées, se trouvait soudainement heureux de discuter sur cette embarcation avec la jeune femme. Ses yeux étaient le plus souvent baissés mais quand elle les levait vers lui, son regard, d’un bleu vert magnétique rare, était d’une beauté déconcertante. Curieusement, en sa présence, Enzo sentait sa langue se délier. C’était comme si Agate avait le don de le faire parler de ce qui lui était le plus cher et enfoui au fond de lui… À son étonnement - tandis que la jeune femme l’écoutait avec une attention soutenue - ses passions anciennes, ses blessures secrètes jaillirent de ses lèvres… Un peu plus tard, curieux de mieux la connaître, il l’interrogea sur le livre qu’elle lisait.
- Vous aimez Italo Calvino ? C’est un de mes auteurs préférés… Sa fantaisie me plaît beaucoup. Quand j’étais lycéen, j’ai dévoré ses textes. Je regrette seulement de ne pas connaître la langue italienne… - C’est mon écrivain favori, je me sens proche de lui. Si je ne devais garder qu’un livre dans ma bibliothèque, ce serait « Il barone rampante ». - Je ne me souviens plus en détail de ses ouvrages. Il faudrait que je redécouvre cet écrivain… Mais ces derniers temps, il me faut plus d’un mois pour finir un roman… Pourtant, quand j’ai un livre entre les mains je ne vois pas le temps passer. - Je comprends, il m’arrive souvent de m’asseoir dans un parc d’y rester bouquiner des heures.
À l’allure juvénile de la jeune femme – elle pouvait avoir dans les vingt-cinq ans - ainsi qu’aux paroles échangées, Enzo Fréhel pensa qu’elle était sans doute encore étudiante. Jusqu’à présent, Agate l’avait attentivement écouté mais il ne savait pas grand-chose d’elle. Les stations défilaient tranquillement, des navettes fluviales, plus rapides que leur embarcation, les doublaient par instants. La barque avait franchi depuis un moment l’embarcadère du Louvre et du musée d’Orsay, bientôt elle allait atteindre sa destination, les Champs-Élysées. Enzo n’avait pas vu le temps passer tant il avait pris plaisir à discuter avec la jeune femme… Songeant que dans quelques instants, leurs chemins allaient se séparer, Enzo, se décida à en savoir un peu plus sur elle.
- Vous êtes étudiante ? - J’étudie la flûte traversière au Conservatoire. La musique est ma passion. Après les cours je joue dans le quartier du Jardin des Plantes avec un groupe d’amis. Je ne me déplace jamais sans mon instrument de musique. La musique, c’est ma vie. Je peux en jouer n’importe où, à n’importe quel moment, quand l’envie me prend… - C’est beau d’aimer ainsi la musique… répondit Enzo, songeur, remarquant seulement à cet instant la présence d’un étui à musique. Plus jeune, je voulais devenir musicien dans une formation de jazz… J'ai appris à jouer du saxophone à l’âge de quatorze ans au Conservatoire de Nice et ai composé plusieurs morceaux jazzy qui plaisaient assez à mes amis. Mais mes parents ont préféré que je choisisse un métier plus sûr, où je gagne bien ma vie. C’est comme cela que je suis devenu commercial, à vingt-deux ans. J’ai arrêté le saxophone à la fin du lycée. Depuis, il m’est arrivé de sortir mon saxo de son étui et de rejouer un morceau… Mais le courage m’a manqué de m’y remettre sérieusement… - Je vous comprends… J’ai la chance d’avoir des parents qui m’ont toujours laissée libre de mener les études qui me plaisent. - Vous habitez loin des Champs-Élysées ? - Non, pas trop. J’habite tout près de Saint-Placide. J’arrive dans mon studio en une trentaine de minutes, en marchant tranquillement. - Vous rentrez comme cela tous les jours à pied ? - Oui, répondit la jeune femme en lui souriant. J’aime beaucoup flâner dans les rues de Paris. - Vous avez raison, je devrais me remettre à la marche… Dommage que mon boulot soit si loin de chez moi ! - Vous avez pourtant pris le temps aujourd’hui de prendre le bateau après le travail… Il y a tant de chemins nouveaux à parcourir dans la vie, l’existence est si courte… - Vous avez raison… Pourrais-je vous retrouver à l’occasion, sur ce bateau ou ailleurs ? - Qui sait ? Paris n’est pas si grand !
Sur ces paroles, Enzo Fréhel vit qu'ils n’étaient plus qu’à quelques brasses de l’arrêt des Champs-Élysées. La traversée, d’une durée d’une demi-heure, s’achevait bien trop vite aux yeux du jeune homme. Il commençait à peine à faire connaissance avec Agate que déjà leurs chemins se séparaient… Au moment de débarquer, il lui adressa un sourire intense, auquel elle répondit par ce sourire si beau, si vivant... L’instant suivant, Enzo se retourna une dernière fois en direction de la jeune femme mais celle-ci déjà ne le regardait plus. Encore troublé par les moments qu’il venait de passer avec Agate, il suivit du regard l’embarcation, jusqu’à ce qu’elle disparaisse au loin derrière une grosse navette fluviale. C’est seulement à ce moment qu’il se décida à quitter le quai et à se rapprocher de la station de métro des Champs-Élysées. Une horloge proche du métro le ramena à la réalité de son quotidien : il était bientôt 20 h 30 et une heure le séparait encore de son domicile. Sa première réaction fut de se dépêcher de gagner le métro. Puis, se souvenant des paroles prononcées par Agate, il sourit et se dit qu’il n’avait pas de raison de se presser. Personne ne l’attendait à la maison et la soirée ne faisait que commencer, alors pourquoi se hâter ? Durant le trajet qui lui restait à parcourir, pour une fois, le jeune homme parvint à rester éveillé et à lire à bonne allure son dernier roman, « Suor » de Jorge Amado, débuté il y a deux semaines et qu’il peinait à avancer… Ce texte était de circonstance, se disait-il : une chaleur intenable régnait dans la rame du RER et certains voyageurs dégageaient une odeur de sueur désagréable. Arrivé au terme du voyage, une heure plus tard, à sa surprise, Enzo non seulement ne s’était pas endormi comme cela lui arrivait fréquemment, mais il avait presque fini son livre ! Rentré chez lui un peu après 21 h 30, le jeune homme termina son ouvrage et, chose qu’il prenait rarement le temps de faire après le travail, passa plusieurs appels à des amis qu’il ne contactait habituellement que par de courts mails. Avant de s’endormir, pour une fois, il était content de sa journée ou plutôt de sa soirée, à partir de la rencontre avec Agate. La jeune femme ne l’avait pas laissé indifférent et c’est en pensant à une future rencontre, sur son bateau ou ailleurs dans Paris, qu’il s’assoupit.
3
Le jour suivant, Enzo Fréhel se réveilla de bonne humeur. La perspective de peut-être retrouver Agate en sortant du bureau rendait plus douce la reprise du travail. Il se sentait heureux de vivre, gai comme un oiseau qui annonce le printemps. Un doux sentiment emplissait son âme, qui avait tout de l’amour balbutiant dont on n’ose encore prononcer le nom… Pourtant, ce soir-là comme pour les jours suivants, il ne vit pas en sortant du travail la jeune femme à l’embarcadère du Jardin des plantes. Était-elle déjà passée ou bien arrivait-il trop tôt ? À partir de ce jour, Enzo prit l’habitude de marcher jusqu’à ce lieu. N’aurait-il pas dû lui demander son téléphone, afin de pouvoir la contacter ? Toujours était-il que les jours passaient et il n’arrivait pas à retrouver la trace de la belle passagère qui avait ravi son cœur et occupait à présent le plus clair de ses pensées, jusqu’au travail…
Enzo, se remémorant les paroles d’Agate, entreprit de partir à la redécouverte de son auteur préféré, Italo Calvino. Un geste lui tenait à cœur : en attendant de la revoir, offrir à la femme qui avait ému son âme le plus beau cadeau qu’il puisse lui faire : son temps. Pour aller à sa rencontre, Enzo voulut trouver en quoi, comme elle le lui avait laissé entendre, ses textes étaient bien plus riches qu’on ne le croyait. Abandonnant le clavier – en l’espace de quinze ans il avait presque perdu son écriture manuscrite - il commença par noter ses passages préférés sur des carnets colorés. Mû par une énergie qu’il ne pensait plus pouvoir posséder, il lut successivement dans le RER – il s’efforçait à présent de ne pas s’endormir afin d’avancer la lecture de son roman – « Le Baron perché », le livre même qu’Agate lisait le jour où il l’avait rencontrée, puis « Le Vicomte pourfendu », « Le Chevalier inexistant », « Marcovaldo », « Le Château des destins croisés »… En l’espace de trois semaines seulement, il avait dévoré une bonne vingtaine de textes – la quasi-intégralité de l’œuvre d’Italo Calvino - alors qu’il n’en avait fini péniblement que trois lors de ses quatre mois précédents… Comment avait-il pu s’éloigner aussi radicalement de l’univers des livres ? pensa-t-il, atterré. Arrivé à épuisement des ouvrages d’Italo Calvino, Enzo Fréhel relut l’ensemble de ses carnets, et l’auteur commença à lui apparaître sous un jour nouveau, déconcertant… Il s’essaya à écrire un court essai sur Italo Calvino, qu’il destinait à Agate, où il voulait lui montrer ce qu’il avait retenu de ses lectures, la richesse de l’auteur. Mais il ne trouva pas les mots justes pour exprimer son ressenti. Au bout d’une semaine, il abandonna son manuscrit, non abouti, dans un coin de tiroir… En revanche, depuis le moment où il avait fini de remplir le premier carnet, il continua à emporter ces carnets tous les jours dans sa serviette dans l’espoir fou de revoir Agate.
Le lendemain après avoir abandonné son manuscrit sur le sens de l’œuvre d’Italo Calvino, il avait fait un songe troublant. Il avait rêvé qu’il venait de retrouver Agate, à l’embarcadère du Jardin des Plantes.
Vêtue de la robe blanche légère du jour de leur rencontre, elle se tenait accoudée à la balustrade de son bateau, « La navette des isles », perdue dans ses pensées, au milieu d’une foule de passagers. L’ayant aperçue, avant que son embarcation ne poursuive sa route, il l’appela par son prénom. Tirée de sa rêverie, elle répondit à son salut par un sourire charmant et vint à sa rencontre. Levant vers lui ses beaux yeux bleu vert, elle lui offrit un épais manuscrit en lui murmurant à l’oreille qu’il contenait le sens secret de l’œuvre d’Italo Calvino. Lui était aux anges et lui annonçait une grande nouvelle : il avait décidé d’abandonner son métier de commercial pour vivre enfin de la musique. Il lui proposait de lui jouer un morceau de saxophone – comme elle il ne se déplaçait plus sans son instrument de musique. Il s’agissait d’une création personnelle qu’il travaillait sans relâche depuis un mois, dénommé « À la recherche de Calvino - hymne pour Agate ». Ce serait la première œuvre qu’il interpréterait depuis qu’il avait arrêté ses cours au Conservatoire de Nice, dix-sept ans auparavant. Agate, enchantée par sa proposition, le fixa, avec ce regard bleu vert si particulier. Elle lui répondit en souriant qu’il venait de trouver la signification de l’œuvre d’Italo Calvino et que sa quête venait de s’achever.
C’est alors qu’Enzo se réveilla. Il croyait fermement à l’importance des rêves pour orienter sa vie. C’est pourquoi il prit le temps de réfléchir au sens du songe qu’il venait de faire. Ces dernières semaines, depuis sa rencontre avec Agate, il avait retrouvé l’énergie de lire, comme il aimait le faire avant d’être embauché cinq mois plus tôt à Pressed. Pour elle, il avait lu, ce qu’il n’avait encore jamais fait de sa vie, à très grande vitesse, l’ensemble de l’œuvre d’Italo Calvino, cet auteur qui avait marqué sa jeunesse fantasque. C’est sans doute pourquoi dans son rêve Agate lui proposait de lui remettre la clé du sens de l’œuvre de Calvino. S’il souffrait par moments de n’avoir pu retrouver la jeune femme, Enzo se dit qu’elle lui avait fait un don précieux : elle lui avait redonné l’envie et la force de reprendre le chemin de la lecture, à commencer par son écrivain favori, Italo Calvino. À présent, comme elle l’y invitait dans son rêve, ne devait-il pas songer à se remettre également au saxophone et composer pour Agate cet hymne ? Puisque par l’écriture il n’avait pu trouver les mots adéquats pour lui offrir son interprétation du sens de l’œuvre d’Italo Calvino, peut-être y parviendrait-il, par le biais de l’écriture musicale ? Quelques instants plus tard, sa décision était prise : dès la fin de sa journée de travail et les jours suivants il consacrerait une partie de son temps libre à la pratique du saxophone. La musique qu’il créerait pour Agate, il ne la connaissait pas encore mais il savait déjà que ce serait un hymne à la joie, à l’amour. Les débuts furent difficiles. Pourtant Enzo persévéra, tant il était désireux de finir son œuvre avant de revoir la jeune femme. Durant le week-end, au lieu de faire la grasse matinée jusqu’à l’heure du déjeuner puis de passer sa journée sur Internet - c’est fou comme les heures passaient lorsqu’il se mettait à faire des recherches ou à « chatter » sur le net, Enzo consacra l’essentiel de son week-end à la recherche de la musique qu’il rêvait d’offrir à sa belle. Le dimanche, une ébauche de morceau, où l’on sentait vibrer l’amour de son compositeur, se dessina. Encouragé par ce premier résultat, le jeune homme était plus décidé que jamais à aller jusqu’au bout de son projet de création.
Peu à peu, à mesure qu’Enzo se remettait à vivre des journées plus riches, son moral redevint meilleur. Il ne ruminait plus comme avant de sombres pensées, sur la vacuité de ses journées. Celles-ci étaient à présent bien remplies, entre la lecture dans les transports en commun et la pratique du saxophone en soirée et pendant les week-ends. Seuls points noirs : son sommeil, déjà fragile, s’était dégradé ces dernières semaines, sans doute du fait de sa soudaine suractivité jusqu’à des heures tardives ; plus préoccupant, il souffrait de n’avoir toujours pas réussi à revoir Agate. Une fois, à la sortie du bureau, il lui avait semblé reconnaître son bateau, « La navette des isles ». Mais l’embarcation était déjà bien loin de lui et il n’était pas sûr que ce fût la sienne. La jeune femme lui manquait terriblement… Il aurait voulu lui dire à quel point elle l’avait marqué et combien il avait envie de la revoir. Pourtant, à qui pouvait-il confier sa détresse ? C’est alors seulement qu’il réalisa sa solitude. D’amis véritables, il en avait bien peu. Ses meilleurs amis, il les avait rencontrés il y a une quinzaine d’années à la fac de Nice, lorsqu’il vivait encore dans sa Provence natale. Depuis son installation à Paris, dix ans plus tôt, il avait certes sympathisé, lors de ses trois précédents postes de commercial, avec certaines de ses collègues féminines mais il ne s’était pas fait de véritables amis. Tout au plus s’était-il constitué un réseau faussement rassurant, constitué de contacts répartis un peu partout sur la planète. Mais d’amis véritables proches, sur Paris, il n’en voyait aucun… Quant à se confier à Devika, sa correspondante guyanaise connue par Internet dix ans plus tôt, la seule qu’il pouvait considérer comme une amie parmi ses contacts Internet, il se disait qu’il valait mieux ne pas lui parler de l’attirance qu’il éprouvait à présent pour Agate. En effet, Devika s’était toujours montrée attachée à lui, et, alors qu’elle allait fêter ses trente et un ans, il ne lui connaissait toujours pas de petit ami. Elle lui avait écrit à plusieurs reprises qu’elle était prête à vivre avec lui, en Guyane française. Toujours, il lui avait répondu qu’il l’aimait bien mais qu’il ne se sentait pas prêt à quitter la Métropole pour la rejoindre. Elle-même ne voulait pas abandonner sa région. Cette situation durait depuis plusieurs années. À présent, Enzo, sept mois après sa précédente rupture avec Solange, se mettait à espérer qu’il pourrait être aimé d’Agate. Si seulement il pouvait la revoir, mais comment la retrouver ?
4
Une soirée de début septembre, Enzo Fréhel n’en crut pas ses yeux. À l’embarcadère du Jardin des Plantes où, tous les jours depuis un mois et demi, il se rendait sans faillir dans l’espoir de retrouver Agate, il aperçut la jeune femme. Assise à la proue de son bateau, « La navette des isles », entourée d’autres passagers, elle lisait. Elle était vêtue d’une longue robe noire qui tranchait avec la couleur feu de ses cheveux, qui ondulaient sous l’effet de la brise. Le cœur battant, Enzo l’appela par son prénom. Comme il l'avait rêvé deux semaines plus tôt, elle leva son beau regard bleu vert, mais contrairement à son rêve ce fut lui qui alla à sa rencontre, d’un pas fiévreux. L’instant d’après, le capitaine levait l’ancre, en direction des Champs-Élysées. Enzo fut tenté, tant sa joie était grande de la revoir, de presser Agate contre sa poitrine. Les mots lui manquaient… mais son regard parlait pour lui. Le jeune homme lui dit simplement :
- Je suis heureux de vous revoir, Agate…. - Moi aussi, Enzo. Vous avez sorti votre saxophone, je vois ! - Oui, je m’y suis remis il y a deux semaines, après un rêve étrange… Depuis, j’en joue tous les soirs et en week-end. Et je l’emporte tous les jours avec moi. Parfois je m’entraîne au bois de Cergy. Pour le simple plaisir de jouer pour les promeneurs. - Bravo… Vous m’épatez ! - Justement… Je n’ai pas oublié ce que vous m'avez dit cet été, sur la richesse des textes d’Italo Calvino…
Joignant le geste à la parole, Enzo tendit à Agate une pochette :
- Voilà, c’est pour vous… Cela faisait un moment que je vous le réservais…
La jeune femme lui adressa un sourire radieux, avant d’ouvrir le paquet.
- Des carnets… Vous avez écrit tout cela ? - Oui, acquiesça le jeune homme, en baissant pour une fois son regard brun. Ce sont des extraits des œuvres d’Italo Calvino, je les ai lues le mois dernier. Tu peux me tutoyer, si tu veux… J’espère qu’ils te plairont… - Je ne manquerai pas de les lire ! Merci beaucoup… - J’avais aussi voulu t’écrire un texte pour te dire mon ressenti sur l’œuvre de Calvino mais je n’ai pas réussi à le faire… Par contre, j’ai une surprise pour toi… Peux-tu fermer un instant les yeux, le temps de compter jusqu’à cinquante ?
L’air surpris, Agate opina de la tête et ferma ses beaux yeux. L’instant d’après, une musique aérienne emplit l’espace. Quelques passagers tournèrent le regard en direction du musicien mais celui-ci, qui n’avait d’yeux que pour sa belle, ne s’en soucia pas. Sa musique chantait le mystère, celui de la grandeur de Calvino, un mystère qui, à mesure que les notes de musique s’égrenaient, devenait clarté et amour. Passion pour la beauté du texte de l’auteur italien, mais avant tout amour frémissant pour la jeune femme qui se tenait devant lui, l’air ravie, captivée, le regard grand ouvert perdu dans le vague… Quand le jeune homme eut fini son morceau, Agate le regarda en le fixant un instant de ses yeux magnétiques :
- Merci, Enzo… C’est magnifique… - Merci surtout à toi, Agate, répondit le jeune homme en soutenant son regard bleu vert. Je voulais te dire… - Je devine ce que tu ressens, Enzo, tes yeux parlent pour toi. Tu m’aimes, du moins, tu crois m’aimer… Mais sais-tu qui je suis vraiment ? Je ne suis pas celle que tu crois… Tu ne vois en fait en moi que ton miroir, un reflet du meilleur de toi-même…
À ces paroles sibyllines, Enzo leva des yeux interrogateurs vers Agate.
- Je ne comprends pas, Agate… C’est vrai que je ne te connais encore que peu… Mais je t’aime vraiment… répondit, la voix troublée, Enzo, tout en continuant à soutenir le regard envoûtant d’Agate. - Je ne peux pas t’aimer, cela ne m’est pas possible… Je t’en prie, ne me fixe pas ainsi…
Mais le jeune homme ne parvenait pas à quitter le regard d’Agate. Il était comme hypnotisé…
- Je sais que cela te fera de la peine, Enzo… Mais l’heure est venue pour moi de te quitter, à présent que ma mission est remplie. - …..
Le jeune homme, comme pétrifié, lui lança un regard rempli d'incompréhension, douloureux.
- S'il te plaît, ne me regarde pas ainsi… J'ai peur pour toi… expliqua Agate, l'air soudain grave, en détournant la tête ; mais sous le charme, le jeune homme la suivit du regard.
La jeune femme poursuivit :
- Je comprends ton chagrin mais nos chemins se séparent ici… Écoute-moi bien, avant qu'il ne soit trop tard, Enzo… Si je baissais si souvent les yeux, ce n’était pas comme tu le croyais par timidité mais par crainte de t’emprisonner par mon regard… Si nous n’arrivions plus à détacher nos yeux, il te resterait encore une chance de retrouver ta liberté de mouvement : il s’agirait de penser très fort à la femme qui t'aime vraiment, elle seule pourrait te sauver de l'enchantement… Je vais te raconter mon histoire et tu comprendras pourquoi je ne peux pas t’aimer… - Je n'aime que toi, Agate… Mais qui es-tu vraiment ?
La jeune femme commença alors son récit. Toujours amarré à son regard, Enzo l’écouta, en s’efforçant de ne pas l'interrompre. Ces paroles, Enzo les entendit nettement, dans sa tête et nulle part ailleurs. C’était bien la douce voix d’Agate, et pourtant sa bouche restait close… Lui-même entendait sa propre voix, dans son crâne, alors qu’il n’ouvrait pas davantage la bouche… Le jeune homme finit par admettre - aussi incroyable fût-il - que tous deux communiquaient par télépathie…
- Tu te souviens certainement du jour où tu m’as aperçue la première fois, sur « La navette des isles ». En fait, il ne s’agit nullement d’un hasard. J’ai simplement répondu à ton appel. Tu avais envie de rompre avec tes habitudes, en empruntant pour la première fois une route différente de celle que tu prenais invariablement depuis ton embauche à Pressed, quatre mois plus tôt. Tu as eu ensuite l’audace de vouloir monter à bord du bateau où je me trouvais, malgré ton absence de laissez-passer. J’ai bien senti cela quand ton regard a croisé le mien. C’est pourquoi j’ai répondu au capitaine que je te connaissais. Sinon, si tu n’avais pas eu ce courage d'enfreindre le règlement, j’aurais estimé qu’en vérité tu n’étais pas encore prêt pour un réel changement. Le capitaine ne t’aurait pas laissé embarquer et nos chemins se seraient séparés là. - Par quel prodige puis-je lire dans tes pensées et devines-tu les miennes, Agate ? Comment as-tu pu savoir que j’avais besoin d’aide ? - Je m'apprêtais à le dire… Vois-tu, les hommes ici-bas ne savent plus regarder le monde. Ils l’ont bâti à leur image et n’y voient que ce qui les arrange… Cela m’a fait plaisir tout à l'heure de t’entendre jouer l’hymne que tu m’as dédié… Car, enfin, dans cet air de musique, tu avais quitté la gravité qui est habituellement la tienne et retrouvé ta fraîcheur, la vision de l’enfance. Cela te surprendra peut-être mais les seuls êtres qui n’ont pas besoin d’être guidés, ce sont les très jeunes enfants. Malheureusement, les parents, les adultes leur donnent des orientations souvent erronées. Passé un certain âge, c’est trop tard, ils ont pris, plus ou moins consciemment, une voie qui n’est en fait pas la leur et qui ne leur convient pas. C’est là que nous intervenons. Tu aimerais croire par moments que l’univers merveilleux d’Italo Calvino puisse exister… Mais si je t’affirme que celui-ci, comme les mondes de beaucoup d’auteurs de littérature fantastique, sont réels pour ceux qui savent les voir, j’imagine que tu auras peine à me croire... Pourtant, c’est la vérité, une partie de ces auteurs reflètent une réalité qu’ils ont réellement perçue. Néanmoins, comme ces écrivains sont conscients à de la rapidité avec laquelle, souvent bien avant la sortie de l'enfance, les hommes perdent la faculté de croire au merveilleux, ils présentent leurs récits comme étant de simples fables…. Vois-tu, Enzo, je ne suis pas une femme ordinaire… Je fais partie d'un groupement que l'on l’on pourrait nommer dans ta langue des « passeurs ».
Le jeune homme regarda Agate avec stupeur.
- Je vais t'expliquer ce que j'entends par « passeur »… Quand une personne, réellement désireuse de changer le cours de sa vie lance un appel sincère, l’un d’entre nous part à sa rencontre et fait son maximum pour l’inciter à aller de l’avant. Jamais nous ne forçons quelqu'un à aller contre ce qu’il est vraiment. Le plus souvent, comme cela s’est passé pour toi, attiré par un passeur dont elle s’est éprise, la personne se met à changer de manière étonnante aux yeux de son entourage, avant de trouver un nouvel équilibre. L’amour, c’est encore ce que nous avons trouvé de mieux, pour aider les hommes à progresser dans la vie lorsque, seuls, ils n'en trouvent plus la force. Tu comprends pourquoi, maintenant, Enzo, je ne puis pas t’aimer… Je n’ai pas de visage, autre que celui que tu as imaginé… Je ne suis en fait qu’un pur esprit, qui parcourt la terre et de temps à autre s’arrête en chemin lorsque je perçois un appel humain authentique. Tu cours depuis l'adolescence après une femme idéale qui n'existe que dans tes rêves et tu ne t'ouvres pas à la beauté d'un véritable amour qui t'attend. C'est pourquoi tu es si seul, Enzo… - Merci pour tes paroles, Agate… Je ne puis t’appeler autrement… Je te suis reconnaissant pour tout ce que tu as fait pour moi… Je t’aime, même si tu n’es qu’un esprit… Il ne m'est pas possible de te quitter… Existe-t-il un moyen pour rejoindre ceux que tu appelles « les passeurs » ? - Oui, mais normalement nul homme n’est autorisé à le connaître… Quand cela se produit, c'est aux dépens du passeur qui l’a pris sous sa protection… Cela n’est arrivé à ma connaissance qu’une seule fois en l’espace de cette année humaine. Un passeur avait eu le malheur de s’éprendre d’une jeune fille, une adolescente d’une beauté angélique, qu’il avait pour mission de sauver d'une mort prématurée. Pour elle, il s’est sacrifié. Mais, aussi attachant sois-tu, je ne voudrais pas abandonner mon rôle de passeuse… Tu n’as plus besoin de moi. Tu es prêt à aller vers la vraie vie, à t’ouvrir à un amour véritable. D’autres hommes, d’autres femmes m’attendent. Je dois aller à leur rencontre…
Dans la tête enflammée d’Enzo, toujours captif du regard d’Agate, un violent combat se déroulait. Il était déchiré entre le souhait de la laisser s’en aller vers sa nouvelle mission et celle de la rejoindre, quitte à la condamner à être bannie de la communauté des passeurs… Après un instant qui lui parut durer une éternité, son attirance pour la jeune femme fut la plus forte. Il s’approcha d’elle. Agate eut un mouvement de recul mais déjà il était trop tard… Le regard fiévreux du jeune homme eut raison de sa volonté. Il l’attira doucement contre sa poitrine, en la regardant intensément. Mille pensées muettes, d’amour fou, naviguaient entre les deux jeunes gens. Des deux, nul ne sut lequel embrassa le premier l’autre tant leur âme vibrait à l’unisson…
L’instant d’après, ce fut comme un trou noir. Le bateau rempli de passagers sur lequel depuis longtemps ils ne prêtaient plus garde au paysage qui défilait, disparut comme par magie. Enzo se retrouva perdu dans une eau inconnue aux teintes changeantes, Agate serrée contre lui, le regard apeuré. Tous deux se sentaient irrésistiblement aspirés vers le fond. À mesure que leurs yeux s’accoutumaient à l’obscurité, les deux jeunes gens discernèrent, loin en contrebas, une clarté surprenante. Sous les yeux incrédules d’Enzo, un paysage merveilleux, une sorte d’éden marin, se rapprochait d’eux à grande vitesse.
- Ne te fie pas à ce que tu vois, Enzo… Ce n’est qu’une illusion, le produit de ton imagination… Nous sommes à la frontière de la vie et de la mort… Jamais peut-être nous ne serons plus proches l’un de l’autre qu’en cet instant… Il me semble éprouver pour toi ce que vous autres humains appelez « amour »… Pourtant, je t’en conjure… Il est encore temps pour toi de rejoindre ton monde et d’aller à la rencontre de la femme qui t’aime vraiment. - Je ne sais que toi, Agate… - Si tu penses vraiment m’aimer, Enzo, laisse-moi revenir vers les miens… Concentre-toi et tu trouveras celle qui te chérit…
Des noms se pressèrent dans son esprit : Nathalie, Catherine, Fabienne, Valérie… jusqu'à sa dernière amie, Solange. Toutes avaient disparu de sa vie… Seul, il était seul…
- Réfléchis encore… Ouvre ton cœur, Enzo… Tu n'es pas seul…
Devika ! Ce nom jaillit de la tête douloureuse d'Enzo. Elle seule l'avait accompagné fidèlement durant toutes ces dernières années et l'aimait d’un amour sans faille… Elle l'avait toujours soutenu dans les épreuves qu'il avait traversées. Devika : c'était bien la femme qui l'aimait, le comprenait mieux que quiconque. Il avait mis du temps à le reconnaître… À présent, il était prêt à répondre à son amour…
Sans y prendre garde, perdu dans ses pensées, Enzo avait décroché du regard d'Agate. Un cri, celui déchirant de la jeune femme, retentit dans la tête d'Enzo.
- Tu as rompu l'enchantement, Enzo… Adieu, je ne t'oublierai pas… Sois heureux… lui dit-elle en lui adressant un doux sourire mélancolique. - Adieu, Agate… Je ne t'oublierai pas moi non plus…
Un voile obscurcit les yeux d'Enzo. Agate et le féerique paysage marin firent place au noir absolu, puis à une vive lumière. Sa dernière heure était-elle venue ?
Épilogue
Enzo ouvrit les yeux. Une jeune femme aux yeux en amande, une jolie Indienne dont le visage lui était familier, lui souriait. Le décor - une chambre d'hôpital - par contre lui était inconnu.
- Bonjour, Enzo. Tu te réveilles enfin… - Devika… Où suis-je ? lui répondit-il avec un sourire mêlé d'étonnement - À l'hôpital de Cayenne. Je suis si heureuse de t'entendre… Tu as perdu connaissance dans l'avion Paris-Cayenne, peu avant l’atterrissage. Tu es resté deux semaines dans le coma… - Je ne me souviens de rien, Devika… Je me rappelle que j'étais sur un bateau sur la Seine. Ensuite, j'ai dû avoir un accident… Je me revois dans l'eau, entraîné vers le fond. C'était beau et effrayant à la fois… J'ai cru voir ma dernière heure arrivée… - Tu aurais pu mourir… Heureusement, un passant t'a sauvé de la noyade. C'était il y a six semaines. Le soir, tu m'as appelée pour me dire que tu avais démissionné de ta boîte et que tu voulais partir me rejoindre à Cayenne. J'étais si heureuse… Jusqu'à ce qu'on m'apprenne que tu étais hospitalisé ici et que tu étais dans le coma… - Y avait-il d'autres personnes près de moi quand je suis tombé dans la Seine, avant de prendre l’avion ? interrogea le jeune homme, l'air inquiet - Non, il n'y avait que toi. répondit-elle, surprise.
Ces paroles surprirent Enzo : où donc étaient passés Agate, les autres passagers et le capitaine ? Une pensée furtive lui vint à l'esprit : peut-être étaient-ils tous des passeurs comme elle ?
Enzo et Devika discutèrent encore longtemps, jusqu'à ce qu'une infirmière leur rappelle que l'heure des visites était finie. La jeune femme dut regagner son domicile tout en lui promettant de le voir après son travail - elle était enseignante dans un collège de la ville. Enzo la regarda s'en aller. Les paroles de Devika le laissaient songeur. Six semaines de sa vie - reconstituées par son amie - avaient complètement disparu de sa mémoire… Mais l'essentiel n'était-il pas qu'après dix ans d'errances sentimentales, pour la première fois il ait rejoint la femme qui l'attendait depuis toutes ces années ? Devika était encore plus belle que sur les quelques photos qu'elle lui avait envoyées et tellement charmante, si aimante… Une étrange jeune femme, Agate, passeuse de vie, venait de lui permettre de la retrouver. Elle avait raison, pensa-t-il : « Il y a tant de chemins nouveaux à parcourir dans la vie, la vie est si courte ». Il s'était finalement décidé à franchir l'océan pour vivre l'amour qui l'attendait depuis si longtemps… À présent, il ne comptait pas s'arrêter en si bon chemin. Dès qu'il serait remis sur pied, il chercherait du travail à Cayenne. Bientôt Delika allait fêter ses trente et un ans, songea Enzo. Ne pourrait-il pas lui composer une ode pour son anniversaire ? Elle l'avait tellement encouragé à reprendre la pratique musicale et à ne pas abandonner ses rêves de jeunesse… N'était-ce pas là le plus cadeau qu'il pouvait lui faire ?
Quelque part sur cette terre, un être aérien qui avait récemment encore les traits d'Agate, souriait en percevant les paroles du jeune homme : sa mission était à présent accomplie, elle pouvait partir vers d'autres hommes, d'autres femmes réellement désireux comme Enzo de changer leur vie.
Avril 2007
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