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Aventure/Epopée
xuanvincent : Un cœur pur
 Publié le 06/09/08  -  10 commentaires  -  76070 caractères  -  40 lectures    Autres textes du même auteur

Un vieil homme tombe sous le charme de la photo d'un jeune homme et veut se l'approprier à tout prix. Mais sa propriétaire refuse de se défaire de cette photo, celle-ci lui rappelant un ami de jeunesse...


Un cœur pur


1


La nouvelle s’était répandue tel le téléphone arabe au sein de la bande. Fabiola, un jour où elle ne supportait plus de se voir envahie par les livres, avait décidé de se séparer d’une bonne partie des ouvrages qui avaient jalonné son existence et fini par encombrer son petit appartement. Un samedi de juin, elle organisa une grande fête dans le parc de son quartier, où chacun était invité à choisir les livres qui lui plaisaient.


Nombreux repartirent avec plusieurs ouvrages, qui avaient marqué leur jeunesse ou qu’ils avaient un jour voulu découvrir... Des passants, intrigués par cet étalage insolite, s’arrêtèrent à l’étal improvisé garni d’une profusion de bouquins en tous genres. Une partie d’entre eux poursuivirent leur route, emportant avec eux un ou plusieurs écrits qui avaient attiré leur regard. À la satisfaction de Fabiola, heureuse d’être allégée d’autant d’ouvrages et de faire le bonheur d’autres personnes. À plusieurs reprises, une personne tomba sur un livre dédicacé. Certaines, voyant qu’il était chargé d’une histoire personnelle lui demandèrent si elle voulait bien s’en défaire. Son envie de se séparer de sa trop volumineuse bibliothèque était telle qu’à chaque fois elle fit comprendre à son interlocuteur, ami de plus ou moins longue date ou simple passant, que cela lui était égal et l’encourageait à repartir avec l’ouvrage dédicacé.


La journée tirait vers sa fin et bientôt le parc allait refermer ses portes. Les quelque huit cents livres disposés sur un étal ou rangés dans des caisses en carton s’étaient réduits à peau de chagrin. Tout au plus en restait-il à vue d’œil environ deux cents, qu’elle pensait déposer dans la rue le lendemain matin, dans l’espoir que des passants en prendraient encore quelques-uns qui échapperaient ainsi à la collecte des éboueurs. Au fur et à mesure que ses ouvrages disparaissaient, Fabiola se disait qu’elle allait enfin bientôt pouvoir respirer davantage dans son appartement. Il y a encore peu, jamais elle n’aurait pensé être capable de se séparer d’un seul de ces écrits, chacun d’entre eux lui rappelant une période de sa jeunesse. Voilà qui était fait !


- « Les Hauts de Hurlevent », mon livre préféré ! D’une ancienne collection de plus… Je peux le prendre, madame ?

- Avec plaisir, monsieur. Il me vient d’une grand-tante, c’est un de mes romans favoris mais aujourd’hui je veux faire le ménage dans ma bibliothèque !


Le passant, un homme à l’allure distinguée dans la soixantaine, manifestement féru de lecture, attiré par la qualité des ouvrages, en avait déjà feuilleté méthodiquement un bon nombre, sans hâte. Soudain, son visage s’éclaira et il s’exclama :


- Il y a une photo dans ce livre… Quel visage angélique, j’aimerais l’avoir pour faire le portrait de ce jeune homme !

- Si cela ne vous dérange pas, prenez le livre, monsieur, mais j’aimerais garder la photo. C’est celle d’un ami qui m’est cher.

- Je comprends, dommage, j’aurais bien voulu l’emporter… Je suis peintre et j’ai rarement vu une telle expression de pureté se dégager d’un visage… Pourrais-je vous l’emprunter un moment ?

- Je ne sais pas, laissez-moi le temps de réfléchir… Je dois tout d’abord remballer tous les livres dont je n’ai pas pu aujourd’hui me défaire…

- Je ne suis pas pressé, madame. Voici ma carte de visite. Je suis Xavier Derrien, peintre. N’hésitez pas à me contacter, je suis prêt à vous donner un bon prix pour cette photo.

- L’amitié n’a pas de prix, Monsieur. Il m’est impossible de me séparer de cette photo. Au revoir.


La jeune femme, quelque peu agacée par le ton pressant du vieil homme, prononça ces derniers mots sur un ton qui signifiait que la discussion était close. L’homme passa son chemin, quelque peu dépité mais gardant l’espoir de réussir à mettre la main sur cette photo qui l’avait tant touché. Le roman, qui l’avait pourtant fait vibrer lorsqu’il était encore un adolescent sensible aux traits délicats, très loin de l’homme désabusé qu’il était devenu, était bien fade à côté du cliché qui lui était passé sous le nez. Cette photo, dont la signature au bas du document indiquait la marque d’un photographe qui avait su capter la beauté fascinante de cet adolescent, il fallait qu’il l’obtienne, de gré ou de force ! Elle lui rappelait sa jeunesse perdue, sa beauté qui s’en était allée irrémédiablement.


2


La jeune femme finit par plier bagages, aidée de quelques amis qui s’étaient proposés pour emporter ses livres et les déposer dans la rue au pas de sa porte. Elle pensait en se débarrassant de ses ouvrages se délivrer de nombreuses pages de son passé. Voilà que ce vieil homme lui faisait ressurgir un épisode heureux de son passé, qu’elle pensait avoir oublié.


- Il voulait vraiment l’avoir cette photo le vieux, Fabiola ! Je crois qu’il était prêt à te donner pas mal d’argent pour se la procurer !


Tirée de sa rêverie, la jeune femme répondit à son amie, Carine, sa confidente de toujours, seule restée à l’appartement de Fabiola après le départ des autres amis :


- Je n’avais aucune envie de lui donner cette photo, elle me rappelle un garçon qui m’a marquée quand j’étais plus jeune…

- Un amoureux ? répondit d’un ton enthousiaste Carine, avide de confidences.

- Pas vraiment.

- J’ai vu un prénom sur la photo, il s’appelle Gaël ? Tu ne m’as encore jamais parlé de ce mec… Il est pourtant super mignon !

- Si tu veux, reste dîner à la maison, je te raconterai.


Carine acquiesça avec plaisir. Elle appréciait la compagnie de son amie, sa personnalité fantasque et son caractère passionné qui la faisaient osciller de l’humeur la plus allègre à la mélancolie la plus profonde. La discussion s’engagea à bâtons rompus autour d’un dîner improvisé, sans que Fabiola se décide à parler du garçon de la photo. Si elle affichait un air enjoué, dans son for intérieur, elle se sentait remuée, à la fois désireuse de faire partager un morceau de son passé et inquiète de ne savoir trouver les mots justes pour faire partager le ressenti de ce moment privilégié de sa jeunesse.


- Alors, tu ne m’as toujours pas parlé de ce Gaël ! Je meurs d’envie de savoir qui il est !

- Ne t’inquiète pas, je vais t’en parler. Mais ce n’est pas facile, je ne sais pas trop par où commencer…

- Allez, accouche ! C’était quand ? Où tu l’as connu ? Je ne sais pas, merde alors, tu as perdu ta langue ?! Cela ne te ressemble pas !


Voyant que son amie n’allait pas la lâcher avant qu’elle ne se décide à parler, Fabiola poussa un soupir et lui répondit :


- Attends, il n’y a pas le feu au lac ! Tu sais, ce Gaël, ce n’est pas n’importe qui alors je ne voudrais pas dénaturer les moments que j’ai vécus en sa compagnie. Tu sais pourtant quelle image j’ai des hommes…

- Pour ça, oui, tu es une vraie tigresse, l’homme qui saura te retenir dans ses filets n’est pas encore né, je crois !

- Justement, je mets à part ce mec…

- Raconte, tu me mets l’eau à la bouche !

- Je vais chercher sa photo dans la chambre, cela m’aidera à parler de lui.


Fabiola revint quelques instants après en tenant la photo du bel adolescent. Un instant, elle la regarda, resta songeuse. En la regardant, dans sa tête se bousculaient toutes sortes d’images, de paroles et d’odeurs du passé.


- Je vais te raconter mon histoire. J’étais encore toute jeune à l’époque, je ne sais pas si elle t’intéressera…

- Tu sais si bien raconter les histoires, allez vas-y !

- D’accord, mais à une condition. Cette histoire, elle me revient comme un très beau rêve éveillé et elle ne supportera pas la lumière trop crue du plein jour…

- Je ne te suis pas…

- Voilà, je vais tâcher de rassembler mes souvenirs. Mais pour cela, je te demanderai de rester sur ce fauteuil, près de la fenêtre, tandis que moi je serai assise sur mon lit avec la photo. Je baisserai le store et laisserai une lumière douce entrer dans la pièce, comme celle du petit matin. Je te demanderai toute ton attention, tu devras éviter mon regard et m’écouter sans m’interrompre.

- Quelle mise en scène, tu joues ta comédienne !

- C’est ça ou pas d’histoire !

- Bon, je me tais.


Carine suivit du regard Fabiola faire l’obscurité dans la pièce, jusqu’à ce que pénètre dans la chambre une lumière tamisée. Quelque peu intriguée par tant de précautions, elle accepta néanmoins les conditions posées par son amie et se cala contre le fauteuil.


« Tu es prête à m’écouter, Carine ? C’était une matinée de printemps ensoleillée comme celle-ci. Je venais de fêter mes vingt ans. Mes parents me disaient que c’était le plus bel âge de la vie mais moi à cette époque je broyais du noir. J’avais le sentiment désagréable d’être invisible aux yeux de tous. Pourtant, j’étais la seule adolescente d’origine asiatique de ma petite ville de province. J’étais une fille sans histoire, une élève moyenne qui ne brillait pas aux yeux de la famille comme mon frère aîné, une fille un peu boulotte et introvertie qui n’avait encore jamais été aimée d’un garçon. Il est vrai, je m’étais amourachée l’année précédente d’un camarade de fac, mais celui-ci m’avait fait vite comprendre sans ménagement qu’avec mon physique et mon air renfrogné, je n’étais pas son genre et que d’ailleurs avec les autres mecs ce serait pareil. Amère désillusion ! À partir de ce jour, je me suis réfugiée à corps perdu dans les études. Ma bande de copines de fac seule m’empêchait de trop me replier sur moi-même, telle une bouée contre la solitude. Mon avenir, je le voyais tout tracé, je serais fonctionnaire dans l’administration comme ma mère. Pourtant, il me prenait de rêver à un avenir meilleur : un jour, je finirais bien par trouver le grand amour et fonder une famille. N’était-ce pas pour cela que j’étais venue sur cette terre ? Mais vite, la réalité reprenait le dessus. J’entendais de ma chambre les sempiternelles jérémiades de mes parents qui menaçaient une fois de plus de demander le divorce, les fanfaronnades de mon frère, mon aîné de cinq ans, qui venait de décrocher une bourse pour partir étudier aux États-Unis. Tout cela me pesait, aussi je mettais la radio en fond sonore pour ne pas les entendre et tâcher d’avancer mes révisions.


Un jour, Gaël, un ami de mon frère, vint à la maison passer les vacances de Pâques. Yannick et lui s’étaient connus au club d’échecs de la ville, cinq ans auparavant. Depuis, bien qu’ayant pris des chemins divergents, ils restaient en contact et se voyaient lors des passages de Gaël chez sa grand-mère, qui vivait dans un petit village dans l’intérieur des terres, à une quinzaine de kilomètres de chez nous. Mon frère m’avait déjà parlé à plusieurs reprises de cet ami mais c’était la première fois qu’il mettait les pieds à la maison. Tout à coup, c’était comme si un rayon de soleil avait pénétré dans notre demeure, où les cris et les silences pesants étaient bien plus fréquents que les rires. Gaël était gai comme un pinson, il babillait comme un jeune enfant et riait à tout propos. Sa présence détonnait dans ce foyer où au fil des années mes parents avaient installé une atmosphère pesante. D’humeur taciturne, mon père avait fini par déteindre sur ma mère et sur la famille tout entière. Ma mère en retour explosait par moments, protestant que ce n’était pas une vie que de manger devant le poste de télévision sans se dire un mot, qu’elle en avait assez de l’entendre pester sur les malheurs qui s’abattaient sur le pays et qui ne manqueraient pas de l’atteindre. Mon père, cadre moyen bientôt quinquagénaire, avait hantise de voir les jeunes de sa boîte lui prendre sa place et le laisser sur le carreau après vingt-cinq ans de bons et loyaux services. Face à ce climat pesant, mon frère se réjouissait de bientôt partir pour l’Amérique et moi je restais là, témoin impuissant de ces querelles insensées, qui se finissaient habituellement par un silence mortel s’abattant dans la maison, chaque membre de la famille dispersé aux quatre vents de la maisonnée. Tel était le climat dans lequel j’évoluais depuis mon enfance. Gaël, quant à lui, semblait faire fi de tout cela, il riait de tout et en sa présence, mon frère, pourtant d’ordinaire si réservé et pondéré, était transformé, je le reconnaissais à peine. Le repas fini, je les voyais prendre le large et rire comme deux gamins qui viennent d’avoir fait un tour pendable.


Les jours passèrent et Gaël commençait à faire partie de la maisonnée. Mes parents l’adoraient. Ma mère aurait aimé avoir un garçon aussi gai et charmant, mon père appréciait sa bonne éducation et l’encourageait à réussir ses études d’ingénieur agronome. Quant à moi, je l’observais par instants à la dérobée. C’était comme si un nouveau frère, ô combien charmant, m’était tombé du ciel et je savourais chaque moment passé en sa compagnie. Certes, je n’avais encore jamais eu l’occasion de me trouver en tête-à-tête avec lui. Mon frère et lui étaient inséparables. J’aurais bien voulu les suivre lors de leurs sorties mais jamais je n’avais osé leur demander de les accompagner.


Un samedi comme celui-ci, je me souviens très bien, il faisait très beau, le soleil illuminait la ville tout entière et remplissait mon cœur d’un bonheur vague, mon frère dut se rendre à la ville voisine pour une opération de l’appendicite. Cette fois, Gaël ne se proposa pas pour l’accompagner. Comme souvent, je lisais dans le séjour – un ancien grenier très lumineux où j’aimais me réfugier, confortablement assise dans un fauteuil situé sous le vasistas. J’avais commencé à me replonger dans l’histoire poignante des « Hauts de Hurlevent », un roman qui m’avait passionnée au lycée à l’âge de quinze ans. Soudain, j’entendis une voix près de moi. Immergée comme j’étais dans ma lecture, je n’avais pas entendu les pas dans l’escalier, c’était Gaël qui se tenait à côté de moi, toujours aussi gai. Un rayon de soleil tombait sur son visage, dans mon for intérieur je ne pus m’empêcher de songer à quel point il était beau, d’une beauté androgyne qui devait en émouvoir plus d’une. Troublée, j’ai certainement dû rougir. Je ne sais pas s’il s’en aperçut.


- Quel beau temps, j’ai envie de sortir faire une balade ! Veux-tu m’accompagner, Fabiola ?

- Avec plaisir, répondis-je timidement.


J’abandonnais donc mon bouquin sur un bras du fauteuil et le suivis. En descendant l’escalier, je crois que mes jambes me trahirent soudain et que pour un peu j’aurais chancelé sous l’effet de l’émotion. Cela te paraîtra peut-être bizarre, Carine, mais il y a quinze ans, à l’âge de vingt ans, il ne m’était encore jamais arrivé de sortir seule avec un garçon. Et je dois t’avouer que je n’en menais pas large…


- Où veux-tu aller, Fabiola ?

- Où tu veux, cela m’est égal.

- On va sur le chemin de halage ? J’ai repéré hier de la route qu’il y avait tout plein de fleurs qui y poussaient.

- D’accord !


Sur le chemin, Gaël faisait la conversation quasiment à lui tout seul. Il avait des tas de choses à raconter, sur la vie animée qu’il menait sur le campus avec ses camarades de fac, sur ce qui le surprenait dans la vie, sur la nature qui, me disait-il, était sa passion… Il passait allègrement du coq à l’âne sans prévenir. Il m’était parfois difficile de le suivre dans les cheminements de sa pensée mais c’était un bonheur que d’être en sa compagnie et de l’entendre parler ! Un rien captait son attention. On aurait dit un petit enfant qui ouvrait les yeux sur un monde nouveau où la moindre fleur, le moindre insecte, l’expression fugace d’un passant étaient dignes que l’on s’arrête pour y prêter attention. À ce rythme-là, songeais-je, on allait mettre une éternité pour atteindre le chemin de halage, pourtant situé à moins d’un kilomètre de là… Moi qui aimais marcher d’un pas alerte, j’avais l’impression qu’on avançait à la vitesse d’une tortue. Mais, subjuguée par la volubilité de Gaël, cela n’avait en fait guère d’importance. Mon frère s’éloignait de mes pensées. Pour un peu j’en oubliais que bientôt il serait de retour et que ce tête-à-tête avec Gaël ne se reproduirait sans doute pas de sitôt.


Au bout d’un moment qui en temps ordinaire m’aurait paru très long mais qui en fait passa rapidement sans que j’aie eu le temps de m’ennuyer un instant, nous arrivâmes enfin à un accès du chemin de halage, face à la place principale. Là, à l’écart du bitume de la ville, Gaël était dans son élément. Il s’arrêtait fréquemment, attiré irrésistiblement par une fleur sauvage qu’il se plaisait à me montrer en me citant selon l’inspiration son nom français ou le latin, ou par une petite bête que son œil exercé avait tout de suite remarquée. Au milieu des plantes et des animaux, il était à l’aise comme un poisson dans l’eau et il prenait plaisir à me faire partager ses menues découvertes – sans grand intérêt pour un adulte ordinaire, mais combien excitantes pour le jeune naturaliste en herbe qu’il était alors. Quant à moi, je ne voyais qu’une infime partie de tout ce qui avait attiré son regard et m’efforçais de partager son enthousiasme. Mais à côté de lui, j’avais l’impression frustrante d’être aveugle ou pour le moins mal voyante. Et d’un sérieux mortel de surcroît, en décalage avec la fraîcheur que ce jeune homme dégageait. À mesure que le temps passait et que la distance nous séparait du domicile familial augmentait, un sentiment étrange s’empara de moi. Gaël, sans le savoir, me faisait percevoir un monde nouveau. Non, la ville qui m’entourait et que je croyais connaître comme ma poche, j’étais loin d’avoir percé ses mystères, ses beautés secrètes ! Si, il était possible d’être heureux comme un petit enfant avec bien peu de choses, il suffisait d’ouvrir grand ses yeux et de tenir ses sens à l’écoute du monde qui nous entoure. Gaël parlait et me montrait ses nouvelles découvertes, le visage réjoui. Je l’écoutais fascinée, je crois bien que je n’étais plus tout à fait dans mon état normal. Comme en transe, je le suivais.


- Je commence à avoir faim, Fabiola, veux-tu qu’on fasse une pause ?

- Volontiers, je commence à en avoir plein les pattes !


Nous nous arrêtâmes dans une clairière. De deux souches nous fîmes des bancs rustiques tout à fait convenables.


- Quel joli champ ! Tu as vu ces fleurs mauves et jaunes ? Un vrai tapis de fleurs ! Dommage que je n’aie pas pris mon appareil photo ! Il y a tant de belles choses à regarder… J’ai des albums photo remplis de fleurs chez moi. Cela surprend parfois la première fois quand je montre mes photos de vacances. Les gens s’attendent à ce que je leur montre des clichés de paysages ou de mes amis. Alors souvent ils sont surpris. Parfois je sens même que ces photos les ennuient vite. Pourtant, se rendent-ils compte à quel point ils passent à côté de beaucoup de beauté et qu’il n’est pas nécessaire de partir bien loin pour ramener des trésors ?

- Je ne suis pas attirée spécialement par la nature… Je suis une fille de la ville. Et c’est surtout les visages ou les magasins qui attirent mon attention. Mais j’aimerais bien partager ton émerveillement face aux beautés secrètes de la nature… J’ai l’impression d’avoir perdu depuis longtemps déjà cette faculté qu’ont les enfants de s’étonner et se réjouir d’un rien. Cela doit aider à être plus heureux dans la vie… Les adultes sont si tristes. J’aimerais être gaie mais la vie qu’on nous propose, à nous les jeunes, n’est pas très joyeuse…


En prononçant ces mots, mon regard dut se voiler de tristesse. Gaël le sentit. Pour la première fois certainement depuis que nous avions commencé notre balade, il s’arrêta un moment de parler. Un silence inhabituel s’installa et il me regarda, l’air soudain grave :


- Es-tu triste ? Je suis trop bavard, je n’ai pas arrêté de te bassiner durant le chemin avec mes histoires de fleurs des champs et d’animaux. Peut-être que je t’ennuie, je ne t’ai pas laissée parler. N’hésite pas à m’interrompre et à me parler de ce qui t’intéresse.

- Tu ne m’ennuies pas du tout et je ne suis pas très bavarde…

- Qu’est-ce que tu aimes dans la vie ?


À ce moment, quelque chose se brisa en moi. À cette question essentielle, que répondre ? Tout d’abord, je fus tentée d’éluder la question - à cette époque je répugnais à parler de moi. Pourtant, mise en confiance par les moments passés en sa présence, après une légère hésitation, je me lançai. Soudainement, je sentis le besoin en présence de ce garçon si sympathique de m’épancher, de mieux le connaître.


- Je ne sais pas trop… Quand j’étais plus jeune, il m’arrivait d’écrire des poèmes et de courtes nouvelles. Mais un jour ma mère a découvert en mon absence mes écrits et s’est moquée de moi. Elle les trouvait sans intérêt. Elle m’a dit que je ferais mieux comme mon frère d’avoir de meilleures notes en classe, plutôt que d’écrire de telles bêtises. Cela m’a coupé l’envie d’écrire. J’ai l’impression parfois d’être très vieille et désabusée. Alors qu’on doit avoir à peu près le même âge…

- Tu as quel âge ? Je crois que tu es un peu plus jeune que Yannick…

- J’ai fêté mes vingt ans en début d’année. Et toi, tu es plus jeune que mon frère ? Cela lui fait du bien de te voir, tu es si gai ! À la maison, ce n’est pas toujours marrant avec les parents, j’aimerais bien pouvoir partir comme mon frère… Laissai-je échapper.

- Tu sais, je vais bientôt fêter mes vingt-six ans… répondit, l’air amusé, Gaël.

- Vraiment, on ne dirait pas !

- Ce n’est pas étonnant, on me donne souvent moins que mon âge. Et je n’ai pas toujours été si gai, cela n’a pas toujours été drôle dans ma famille aussi. Tu sais, je dois une fière chandelle à ton frère !

- Ah ? Il ne m’en a jamais parlé…

- C’est vrai qu’il est très discret, il parle très peu de son entourage. Il est difficile de le faire sortir de ses centres d’intérêt. En dehors des échecs et des jeux vidéo, il a du mal à s’intéresser à ce qu'on lui raconte. Pourtant, c’est un pote sur qui l’on peut compter et je l’apprécie beaucoup.


Le visage de Gaël devint grave. Mes difficultés actuelles lui rappelaient-elles un passé lourd à porter ? L’heure n’était plus à la légèreté, à l’évocation des beautés de la nature. Il se mit à me raconter son histoire, en toute franchise, sans fausse pudeur :


- Mon père boit depuis que je suis tout petit et je ne supportais pas de le voir frapper ma mère lorsqu’il était saoul, mais je n’étais pas assez fort pour la protéger. Pendant des années, j’ai essayé de raccommoder mes parents. Cela n’a pas marché. Je suis devenu dépressif et un soir de Noël, j’ai menacé mon père de quitter la maison. C’était il y a deux ans. Il a rigolé en me disant que je n’en étais pas capable. Mais je suis parti, j’ai erré longtemps dans la campagne. La vie m’a paru soudain dénuée de sens, j’ai voulu en finir. Tu connais le viaduc de Morlaix ? J’allais sauter du pont mais avant cela j’ai tenu à saluer une dernière fois mon vieux pote, ton frère, à la fac de Brest. Il m’a dissuadé de faire cette connerie. Sans lui, je ne serais plus là…


Encore sous le coup de ces confidences inattendues et si dures, je restai un moment sans voix. Que répondre à cela, jamais encore quelqu’un ne m’avait fait une pareille confidence… Je me décidai finalement à balbutier :


- Je ne savais pas tout cela… Jamais je n’aurais pu imaginer que tu avais pu tant souffrir…

- C’est du passé maintenant, répondit Gaël. Je suis heureux d’être à la fac avec mes potes. J’ai compris que je ne pouvais pas changer mes parents et qu’il valait mieux que je me consacre à la réussite de mes études.

- Et tes parents, tu les as revus depuis ?

- Ma mère est venue peu après ma tentative de suicide me voir dans ma chambre d’étudiant à Brest. Je m’étais confiée à elle, mais en lui disant qu’il était hors de question de revoir mon père. Elle comprenait mon geste mais elle a tâché de me faire comprendre que sous ses airs bourrus et malgré ses accès de violence lorsqu’il était pris par l’alcool, il nous aimait. Cela m’a pris du temps, mais j’ai fini par lui pardonner. Depuis, il m’arrive de revenir à la maison. Mais je ne reste jamais longtemps car mes relations avec mon père restent tendues et cela m’attriste de voir ma mère toujours soumise à la violence de mon père.

- Je comprends. Ce ne doit pas être facile pour toi de les revoir. Je ne sais pas si j’aurais été capable de pardonner à mes parents si j’avais été chassée de la maison…

- Tu sais, Fabiola, on n’a qu’une vie et moi j’aime rire, être avec mes copains. Merci de m’avoir écouté. Cela faisait longtemps que je n’avais pas parlé de tout cela. Si on changeait de sujet ?


Au moment où Gaël était venu passer les vacances avec nous, une semaine plus tôt, j’étais loin d’imaginer en le voyant si gai qu’il était passé par des moments aussi difficiles… Je croyais être une adolescente malheureuse. À côté de lui mes misères n’étaient que bien peu de choses ! Comment pouvait-il dégager une telle joie de vivre, après avoir vécu de si durs moments ? Après la gravité des paroles échangées et ne sachant quoi répondre, je hasardai :


- Il commence à se faire tard, on reprend le chemin du retour ?

- D’accord. Merci de m’avoir écouté. Je trouve que tu es une chouette fille. C’est dommage que l’on te remarque si peu. Mais encore faudrait-il que tu t’intéresses davantage à toi, que tu t’ouvres davantage aux autres. As-tu pensé à faire du théâtre ? Je fais partie d’un groupe de théâtre à la fac depuis trois mois et cela me plaît beaucoup. J’aime me glisser dans la peau d’autres personnages. Quand je sors de l’atelier je me sens en général beaucoup mieux qu’en arrivant, j’en oublie tous mes soucis.

- Je crois que je n’oserais jamais faire du théâtre… J’aurais trop peur de monter sur scène…

- Moi aussi je n’étais pas très rassuré au départ, mais enfin, je comprends que tu n’aies pas forcément envie de monter sur les planches… Tu m’as dit cet après-midi que tu écrivais quand tu étais plus jeune. As-tu gardé tes textes ? J’aimerais bien les lire…

- Vraiment ? Ils doivent être dans un coin du grenier, avec mes cahiers de lycée. Mais je ne sais pas s’ils t’intéresseront. En dehors de ma mère, personne ne les a encore jamais vus…


Nous reprîmes donc le chemin du retour. Le soleil commençait à décliner sur l’horizon, teintant la vallée de chaudes couleurs. Ma ville était belle, la vie s’illuminait en compagnie de Gaël ! Nous parlâmes à bâtons rompus, de nous deux, de ce qui attirait notre attention sur la route… Il me semblait être un peu plus attentive à ce qui m’environnait. Par moments, il m’arrivait de signaler tel ou tel détail jalonnant notre parcours qu’en temps ordinaire j’aurais ignoré. Nous finîmes par arriver à la maison. J’aurais aimé prolonger la balade mais l’heure du dîner approchait et sachant combien mes parents étaient ponctuels pour les repas, il était préférable pour le retour de ne pas prendre le chemin des écoliers. À peine étions-nous arrivés qu’immanquablement ma mère nous appela pour passer à table. Gaël, comme à l’accoutumée, anima le repas. Nous apprîmes par ma mère que l’opération de mon frère s’était bien passée et qu’il sortirait de l’hôpital comme prévu demain après-midi.


- Alors, on va les chercher tes textes, Fabiola ?

- D’accord, tu me promets de ne pas te moquer de moi ?

- On verra… Allez, ne fais pas cette tête, je ne suis pas ta mère !


Le dîner fini, nous partîmes donc à la recherche de mes anciens écrits. Au départ, en voyant l’amoncellement des objets disparates dans le grenier – tous les cahiers de mon frère et moi y étaient entreposés depuis notre plus tendre enfance – sur le coup je faillis me décourager. Où pouvaient-ils bien se cacher au milieu de toutes ces caisses, de toutes ces étagères ? Cela faisait une éternité que je ne les avais plus consultés, où se trouvaient-ils à présent ? Mais Gaël m’encouragea à persévérer. Finalement, grâce à la logique de mon rangement – tous mes cahiers et autres documents étaient soigneusement depuis des années entreposés par année scolaire, nous finîmes par mettre la main sur ces textes. C’est avec réelle émotion et à la fois une crainte de décevoir de nouveau, des années plus tard, que je parcourus les premières lignes d’une courte nouvelle intitulée « Dieu a pris le large ! », sous l’œil intéressé de Gaël.


- Tu écrivais déjà très bien au lycée, Fabiola… C’est dommage que tu aies arrêté d’écrire ! Je suis sûr qu’en t’y remettant, tu pourrais intéresser le lectorat.

- Tu es sérieux ? J’ai toujours écrit pour moi seule. Et puis, cela fait déjà quatre ans que j’ai arrêté d’écrire, je ne sais pas si j’arriverai à me remettre à l’écriture…

- Essaie toujours ! Et n’hésite pas à me montrer tes textes, je les lirai avec plaisir !


Sur le coup, je restai songeuse. Gaël pensait-il vraiment ce qu’il avançait ? Comme il commençait à se faire tard, je lui proposai de regagner nos chambres. Touchée par ses paroles, j’emportai l’ensemble des écrits que nous avions exhumés du grenier pour les relire tranquillement dans ma chambre. Gaël me demanda s’il pouvait en garder quelques-uns pour les lire avant de dormir, ce que je lui accordai sans problème. Il partit donc vers la chambre d’ami, tandis que je me dirigeais vers ma chambre. Dans mon lit, je commençais à redécouvrir la plus longue des nouvelles que j’avais écrites, à l’âge de dix-sept ans. Mais mon esprit était ailleurs, il vagabondait quelque part sur le chemin du halage emprunté cet après-midi en compagnie de Gaël. Des moments de cette balade, les uns gais, les autres plus douloureux, mais qui m’avaient tous touchée, me revinrent comme autant de flash-back. Je n’en revenais pas de ce que j’avais vécu en l’espace de si peu de temps. Je crois bien que j’étais troublée par Gaël, alors que rien ne s’était passé entre nous. Avant de m’endormir, je me laissais aller à une douce rêverie, où Gaël était mon Prince charmant, celui que j’attendais depuis longtemps déjà et qui viendrait me tirer de chez mes parents et vivre enfin heureuse la vie de bonheur à laquelle j’aspirais. C’est qu’à vingt ans, j’étais encore très fleur bleue ! »


- Tu as bien changé depuis ! observa Carine

- Oui, mais ne m’interromps pas, s’il te plaît. J’arrive bientôt à la fin de mon histoire.


Fabiola reprit donc son récit :


« Le lendemain après-midi, mon père partit chercher mon frère à l’hôpital. Il allait bien et de retour à la maison, mon frère et Gaël retrouvèrent tout de suite leur complicité. Je me sentis exclue de leur amitié. C’était comme si la promenade d’hier après-midi n’avait pas existé… Tout au plus Gaël dit à mon frère que nous avions fait une agréable balade sur le chemin du halage. Il n’évoqua pas les textes que nous avions découverts hier soir dans le grenier et qui pourtant avaient semblé l’intéresser. Un peu déçue, je ne pris pourtant pas la peine de parler à mon frère de la joie qui avait été la mienne de passer une journée en tête-à-tête avec son ami ni celle d’avoir retrouvé mes anciens écrits. Les deux derniers jours des vacances de Pâques passèrent à une vitesse folle. Je prenais plaisir à écouter Gaël et à le voir rire mais je n’eus plus l’occasion de me retrouver seule avec lui. Le jour du départ de Gaël finit par arriver. Mon frère et moi l’accompagnâmes jusqu’à la gare. Une certaine tristesse me gagnait. J’aurais voulu qu’il reste avec nous encore un moment mais il était temps pour lui de rentrer sur Brest, dans sa chambre d’étudiant. Lui était rayonnant comme souvent. Il était heureux de retrouver ses amis de fac, tout comme il avait été ravi de passer les vacances avec mon frère.


- Au revoir, Gaël, bonne continuation dans tes études ! Lui dis-je un peu avant que la portière de la micheline ne se referme.

- Salut Fabiola, à la prochaine ! On s’appelle bientôt !

- Ça marche !


Je pensais alors que Gaël allait refermer la portière. Mais il ajouta encore en me faisant un clin d’œil :


- Bonne chance aussi pour tes études ! Et n’oublie pas tes textes, tu as déjà un lecteur tout trouvé !


Le train commença à se mettre en branle, Gaël regagna sa place. Nous le suivîmes encore un instant du regard, en lui faisant des signes d’au revoir. Depuis ce jour, je ne l’ai plus jamais revu. Tout ce qui me reste de lui c’est cette photo de lui que je tiens à présent, avec un petit mot griffonné au dos. Il me l’avait envoyé au début de l’année suivante, pour me souhaiter la bonne année et me demandait si je m’étais remise à l’écriture. Il avait joint à cette photo une lettre très sympathique que malheureusement j’ai perdue depuis. Ce courrier me toucha. Je regrettai de ne pas lui avoir écrit depuis son départ. Était-ce parce que je n’avais pas trouvé l’inspiration pour composer de nouveaux textes ou par crainte de l’importuner ? Il avait en effet une petite amie. Renouer le contact, n’était-ce pas prendre le risque de m’attacher excessivement à sa personne ?


Son courrier est resté sans réponse et depuis j’ignore ce qu’il est devenu. Mais cette journée m’a marquée. Ses paroles me sont restées en mémoire. Un jour, je venais de fêter mes vingt-cinq ans, je me suis lancée dans l’écriture. J’ai acheté un cahier d’écolier et j’ai décidé que je consacrerais le week-end à écrire. Les débuts ont été très difficiles, je cherchais désespérément une idée de scénario qui se refusait à venir. Je commençais à désespérer lorsqu’un déclic se produisit en moi. Un ancien scénario, écrit au lycée me revint en mémoire. Mes textes de lycée avaient malheureusement tous disparu lors du déménagement de mes parents, trois ans auparavant. Ne pouvais-je pas commencer mon travail d’écriture en m’efforçant de retrouver une des nouvelles que j’avais écrites lorsque j’étais encore au lycée ? C’est ainsi que je me suis remise à l’écriture et que peu à peu m’est venue l’envie de faire connaître mes textes. La suite, tu la connais. J’ai fini par me faire remarquer par une puis plusieurs maisons d’édition. Depuis, j’ai à cœur de sortir un roman par an. J’aime bien mon travail de commerciale mais à présent, je ne pourrais plus me passer de l’écriture. Ni du théâtre, cela je le dois aussi à Gaël. Vers la fin de la fac, surmontant ma timidité, j’ai franchi le pas et ai suivi un atelier de théâtre. Les cours m’ont tout de suite plu et depuis je fais régulièrement du théâtre. Il m’a fallu du temps mais je dois beaucoup à Gaël. D’ailleurs, je me demande ce qu’il est devenu. Est-il toujours aussi charmant ? »


- Sais-tu où il habite à présent ? Interrompit Carine.

- Non, pas du tout. Mon frère est parti aux États-Unis à la rentrée suivant le séjour de Gaël à la maison. Depuis, comme il est resté faire carrière là-bas, Gaël n’a pas eu l’occasion de repasser chez nous.

- Au fait, que vas-tu faire de la photo ? Le vieil homme voulait vraiment l’avoir, ne risque-t-il pas de vouloir la récupérer ?

- J’ai sa carte de visite mais je ne tiens pas à l’appeler. Après tout, il y a des tas d’autres photos de jeunes hommes aussi charmants. Cela lui passera certainement…

- Tu as sans doute raison.

- Je peux te regarder maintenant et te parler normalement ? Ton histoire est finie, je crois…

- Oui, excuse-moi ! Merci pour ta patience… À présent tu connais l’histoire de mon ami Gaël !


3


Cet hiver s'annonçait d'un terrible ennui pour Fabiola. Son dernier ami en date venait de la quitter et, encore éprise de lui, les sorties avec ses amis n'arrivaient pas à combler son absence. Un soir, en rentrant du travail, comme souvent, un volumineux courrier - elle était abonnée à plusieurs revues financières - l'attendait. Elle le dépouilla machinalement. À première vue, il s'agissait essentiellement de courriers administratifs et de publicités. Une enveloppe, de petite taille et de couleur jaune pâle attira pourtant son attention, écrite d'une élégante écriture à l'encre violette. Habituée à correspondre par mails et ayant depuis longtemps perdu l'habitude d'écrire par voie postale, elle ne recevait que peu de courriers de ses amis ou encore de sa famille. L'écriture ne lui était pas familière, qui pouvait bien lui écrire ? Se saisissant d'un coupe-papier, Fabiola ouvrit l'enveloppe. Un message, rédigé de la même écriture distinguée, indiquait :


"Chère Madame,


Mon frère, récemment disparu, a fait de vous un de ses héritiers. Je me tiens à votre disposition, à l'adresse située au dos de l'enveloppe. Je vous prie d'agréer, Madame, l'expression de mes salutations distinguées"


Intriguée par ce courrier insolite, Fabiola chercha l'adresse au dos de l'enveloppe. Il s'agissait d'une certaine Claire de Bressac, qui résidait à Paris dans le seizième arrondissement. Ce nom ne lui disait rien et qui était cet homme dont elle apprenait être une héritière ? Curieuse de connaître son identité, elle décida de rendre visite à cette dame dès le week-end suivant.


Deux jours plus tard, le week-end venu, Fabiola se rendit à l'adresse de Claire de Bressac. Celle-ci, une dame âgée à l'allure distinguée l'invita à prendre un thé dans le salon. Fabiola, qui à l'approche de la quarantaine vivait toujours dans un modeste studio à proximité du métro Alésia, nota la richesse du mobilier et la beauté des poutres antiques restées apparentes. Madame de Bressac, se dit Fabiola en son for intérieur, avait dû être dans sa jeunesse une très belle femme. Aujourd'hui entrée sans doute dans la soixantaine, elle conservait des traits fins et une taille de guêpe. Son maintien aristocratique intimida un instant Fabiola. Claire de Bressac sut pourtant la mettre rapidement à l'aise :


- Asseyez-vous, Madame, je vous en prie.

- Mademoiselle…

- Veuillez excuser ma méprise.

- Ce n'est pas grave, Madame. Comme vous pouvez le deviner, je suis venue suite à votre courrier. Je dois vous avouer qu'il m'a intriguée au plus haut point. En effet, à ma connaissance, je ne suis pas apparentée à la famille de Bressac. Mais du côté de ma mère, je ne connais pas tous mes cousins. Vous êtes peut-être une lointaine cousine ?

- Je ne le crois pas. Mais je comprends vos interrogations. Mon frère aîné vous lègue en premier lieu un tableau qui lui était particulièrement cher. Avant de disparaître, mon frère avait précisé dans ses dernières volontés qu’il souhaitait vous le remettre. C'est pourquoi je vous ai proposé de venir à mon domicile. Prenez ces petits fours, je vais vous raconter cette histoire et vous le donnerai ensuite.


Madame de Bressac commença le récit, d’une voix douce où pointait par moments la tristesse, à l’évocation de son frère disparu :


- Mon frère Xavier a toujours été l’original de la famille. À dix-huit ans, à la fin des années cinquante, alors que notre père le destinait à une brillante carrière de magistrat, il lui annonça sa volonté de devenir artiste peintre et que rien ne le ferait revenir sur sa décision. Une honte pour la famille. Chez les Derrien, c’est le nom de notre père, on se devait de réussir socialement ! Nos deux autres frères ont suivi l’exemple paternel. Moi-même, j’ai épousé un de Bressac et entamé une carrière de médecin. Mon frère, ce jour-là, a quitté en claquant la porte le domicile parental et a commencé une carrière de peintre. Les débuts ont été difficiles. Il vivotait dans une chambre de bonne et trouvait ses revenus surtout en se proposant comme homme à tout faire. Pourtant, il eut la chance inespérée de se faire remarquer d’un mécène qui le lança dans le monde des galeries d’art. Dans les années soixante-dix et quatre-vingt, il connut une petite gloire locale. Mais il est ensuite vite retombé dans l’oubli. Ses tableaux ne correspondaient plus au goût du jour et il ne vendait presque plus de toiles. Ces dernières années, il avait même complètement cessé de peindre et avait dû quitter son grand atelier d’artiste près du parc Montsouris pour se contenter d’un studio dans le quartier. Je crois qu’il passait le plus clair de son temps à se promener dans le parc, il était déjà très malade…

- Il me semble avoir déjà rencontré votre frère dans le quartier, c’était il y a quelques années déjà…


- Oui, j’allais en venir à cette époque. Un soir, je n’oublierai jamais l’expression de son visage, Xavier est venu me voir. Contrastant avec l’expression sombre qui était habituellement la sienne, son regard était à présent brillant et très mobile, et il s’exprimait avec une volubilité inhabituelle. Je lui ai demandé s’il allait bien. Il m’a répondu que « oui » puis aussitôt après que « non ». Cette réponse m’intrigua et m’inquiéta un peu. Finalement il m’expliqua ce qui l’amenait à cette heure si tardive : il venait de découvrir la photo d’un jeune homme et était tombé sous son charme. Cette photo, il voulait l’obtenir à tout prix et faire le portrait de cet adolescent. Après cela seulement, me disait-il, il pourrait mourir en paix. Le problème, c’était que la propriétaire du portrait avait refusé catégoriquement de le lui céder et s’il avait quelques idées de pistes, il doutait d’arriver jusqu’au jeune homme. Car il s’était mis dans la tête qu’il devait trouver cette personne et lui demander de faire son portrait. À bon prix s’il le fallait. J’ai tenté de le raisonner. Peine perdue ! Xavier n’écoutait pas mes objections et me suppliait de l’aider dans ses recherches. C’est que, en cas de coup dur, j’ai toujours été sa confidente et sa conseillère…

- Je comprends cela, Madame. J’ai moi-même un frère qui a fait les quatre cents coups dans sa jeunesse et que je m’efforce de conseiller quand il va mal.

- Ce que je vais vous raconter va sans doute vous surprendre, mais c’est pourtant la vérité. Je ne suis moi-même pas bien fière de moi, mais que ne ferait-on pas pour son frère ? Toujours est-il que ce soir-là, c’était il y a quatre ans de cela si je me souviens bien, Xavier m’a demandé de l’aider à déplacer des livres déposés sur un trottoir. Après un moment, tant son discours était enflammé, j’ai fini par comprendre qu’il s’agissait d’ouvrages déposés par la personne qui lui avait montré cet après-midi cette photo d’adolescent qui l’avait tant ému. Celle-ci venait de se défaire d’un grand nombre de livres et avait déposé les derniers devant la porte de son immeuble. Il espérait arriver au jeune homme de la photo grâce à ces documents…

- Il n’y a plus de doute à présent ! J’ai vu votre frère il y a quatre ans au moment où j’ai voulu me débarrasser d’une bonne partie des livres de ma bibliothèque ! Il avait l’air très intéressé par une photo restée dans un de ces ouvrages… Je me souviens qu’il semblait déçu que je ne la lui laisse pas. Mais comme il s’agissait de la photo d’un ami, je n’ai pas voulu la lui donner. Cette photo l’intéressait donc tant ?

- Oui, mademoiselle… J’ai tenté de le dissuader de se lancer dans cette entreprise, tant ce projet me paraissait insensé. En vain ! Je l’ai donc conduit devant la porte de votre immeuble. Il faisait nuit et bien que sachant que ces livres étaient laissés à la disposition des piétons, je n’en menais pas large. Xavier espérait trouver d’autres écrits qui en diraient plus sur leur ancienne propriétaire ou mieux, sur l’adolescent de la photo. Me saisir de ces objets, c’était en quelque sorte risquer de violer l’intimité d’une inconnue… Pourtant, mon frère tenait tant à ramener ces ouvrages chez lui et je dus surmonter ma réticence.

- Excusez-moi, mais je ne saisis pas très bien comment votre frère a pu arriver jusqu’aux livres que j’ai déposés devant mon immeuble…

- Mon frère était dépité de n’avoir pu mettre la main sur la photo de votre ami. Après votre refus, il s’est mis dans la tête de vous emboîter le pas lorsque vous quitteriez le parc avec vos ouvrages…

- Je n’ai pourtant pas eu le sentiment d’être suivie ce jour-là…

- C’est que vous étiez très absorbée dans le parc par la discussion avec vos amis. Xavier m’a raconté que faute de n’avoir pu garer votre voiture près du parc, vous l’aviez stationnée devant chez vous et que vous êtes allée la chercher à pied pour ramener vos derniers livres.

- C’est étonnant, ce que vous me racontez là, Madame. On dirait que vous vous en souvenez comme s’il s’agissait d’hier… Alors que je n’ai plus guère de souvenirs de cette journée. Mais je suis curieuse de savoir comment votre frère a pu se procurer mes ouvrages.

- Vous marchiez très vite… Mon frère, qui avait déjà des problèmes cardiaques, a peiné à vous suivre. Un peu plus tard, il vous a vue vous diriger vers un véhicule et partir en direction du parc. Pour s’assurer qu’il s’agissait bien de votre adresse, il a ensuite poursuivi sa route vers le café faisant l’angle de la rue et s’est installé à la terrasse. De là il voyait très bien toute la rue et il a attendu votre retour. Il vous a vue revenir, au volant de votre voiture, avec vos amis cette fois et déposer avec eux vos livres au seuil de votre immeuble. Lorsque le temps lui parut suffisant pour se présenter sans risquer de vous croiser, mon frère s’est rendu à la porte de votre bâtiment. Par malchance, celle-ci était protégée en permanence par un digicode. C’est que, figurez-vous, mon frère avait décidé de vous retrouver pour vous demander la photo de votre ami ! Un peu plus tard, il s’était dit qu’il pourrait passer à la faveur du passage d’un résident de l’immeuble. Ce qu’il fit. Il arriva dans le hall d'une immense copropriété. Son regard se porta sur une série de boîtes aux lettres disposées dans l’entrée et comportant un nombre impressionnant de noms de résidents. Il n’y avait pas moins de trois bâtiments ! Xavier dut se rendre à l’évidence que, ne connaissant même pas le nom de la propriétaire de la photo, ses chances d’arriver jusqu’à elle étaient bien minces… C’est alors qu’une idée lui traversa la tête : ne pourrait-il pas récupérer l’ensemble des ouvrages restés sur le trottoir. Peut-être qu’ils contenaient d’autres éléments qui lui permettraient d’identifier la personne qui avait refusé de lui céder la photo ? C’est ainsi que je reçus un appel de mon frère. Il me pressait de le conduire jusqu’à ces livres et de les déposer chez lui.


Malgré l’impertinente curiosité de son frère, Fabiola ne put s’empêcher de porter un intérêt croissant à l’histoire de Claire de Bressac. Voyant que son thé était presque fini, cette dernière lui proposa de lui en servir un autre et revint bientôt avec la théière fumante et de nouveaux petits gâteaux que Fabiola goûta distraitement, tant elle était captivée par le récit de sa narratrice.


- Vous reprendrez bien de ces petits fours, mademoiselle ? Vous est-il arrivé de vivre des nuits pas comme les autres ? Je n’oublierai jamais cette nuit-là ! À peine les livres déchargés chez mon frère, je le vis commencer à en ouvrir fiévreusement un, puis un autre, puis encore d’autres… Il devait déjà être près de minuit, je commençais à fatiguer et je lui conseillai de remettre à plus tard la consultation de ces textes. Mais mon frère ne l’entendait pas de cette oreille. Il me supplia même de rester à l’aider à parcourir ces ouvrages, qui, il en était persuadé, contenaient la clé le menant à son bel adolescent ! Je suis donc restée. Les premiers s’étaient révélés décevants, tout à fait ordinaires, sans aucune dédicace. Nous avions déjà ouvert plusieurs dizaines de livres et au grand dépit de Xavier, nous n’avions encore rien trouvé d’intéressant, excepté la grande qualité de ces écrits, qui auraient pu faire la joie de plus d’un collectionneur. Je commençais à trouver cette tâche insensée, autant chercher une aiguille dans une botte de foin ! Pourtant mon frère ne désespérait pas de trouver l’indice qui nous mènerait vers la photo de l’adolescent. Maugréant et tombant de fatigue, je n’eus cependant pas le courage de laisser seul mon frère, tant sa frénésie de recherche m’effrayait. L’heure avançait, lorsque j’entendis à côté de moi Xavier s’exclamer : « Elle s’appelle Fabiola ! » J’étais rompue de fatigue et je dus lui demander de quoi il parlait. Mon frère venait, enfin, de trouver le premier indice : la propriétaire de la photo s’appelait Fabiola, deux livres dédicacés portaient ce prénom, bientôt j’en trouvais un troisième dédicacé avec ce prénom, il ne pouvait donc pas y avoir de doute ! Nous poursuivîmes nos recherches, dans l’espoir que les derniers livres épars dans le séjour nous révéleraient d’autres indices.


Claire de Bressac s’interrompit à cet instant, paraissant gênée :


- Vous voudrez bien m’en excuser, je l’espère, Mademoiselle, j’ai été amenée à connaître malgré moi un pan de votre passé…

- Vous semblez déjà bien me connaître…

- Je m’explique. Au stade des recherches où nous en étions restées, Xavier et moi ne connaissions que votre prénom. Je n’y croyais plus guère et pourtant je suis à l’origine de cette découverte : à ma grande surprise, glissée à l’intérieur d’un livre – il s’agissait de « Jane Eyre » je m’en souviens à présent, je suis tombée sur une lettre. Ne voulant pas causer de fausse joie à mon frère, je l’ai examinée en détail. Elle était adressée à une certaine Fabiola ! Je n’ai pu m’empêcher de penser qu’il s’agissait de la propriétaire de la photo. Je jetai furtivement un coup d’œil en direction de mon frère. Il était absorbé par la consultation d’un ouvrage. Il craignait tant de manquer l’indice qui le mènerait à son adolescent qu’il feuilletait scrupuleusement toutes les pages et ne devait plus bien se rendre compte de ce qui l’entourait. Je lus donc rapidement les feuillets afin de tâcher d’en savoir plus et fus touchée, tant la personne qui l’avait écrite, un jeune homme, avait manifestement un grand cœur. Il me rappelait ma fille aînée, lorsqu’elle était encore à peine entrée dans l’adolescence. La lecture finie, j’expliquai à Xavier, toujours plongé dans un bouquin, que j’avais trouvé un courrier adressé à une personne dénommée Fabiola Ménard - j’avais trouvé son nom de famille dans le corps de la lettre. Comme il ne s’agit pas d’un prénom courant, il y avait de fortes chances que ce fût la personne que nous recherchions.

- Nous l’avons trouvée enfin ! s’exclama mon frère, le regard fiévreux.

- Attends, je n’ai pas fini… Oui, c’est certainement elle. Par contre, qui pourrait être l’expéditeur ? Il s’agit d’un certain Gaël… La lettre est signée Gaël Le Gallou.

- C’est bien lui, j’en suis sûr ! Montre-moi cette lettre !


Un peu surprise par son expression victorieuse, je lui demandai :


- Tu connais ce Gaël ?

- Non, mais j’ai vu son prénom cet après-midi sur la photo ! Je me souviens très bien, il s’appelait Gaël et son nom de famille commençait par « Le », c’est donc l’ami de la personne que nous recherchons ! Il a écrit sa nouvelle adresse à Guipavas au bas de la dernière page. Ce devrait donc être un jeu d’enfant de le retrouver ! Je veux le voir tout de suite !

- À deux heures du matin ?

- Je pars à Guipavas dès demain matin et je compte bien retrouver ce jeune homme !

- Qui te dit qu’il n’a pas changé d’adresse ? Le courrier est daté du 5 janvier mais on ne sait pas de quelle année…

- Arrête de faire ta rabat-joie, je partirai au premier train demain matin !


De guerre lasse, je ne m’opposai pas à ce projet que je continuais à considérer comme étant une folie pouvant être fatale pour son cœur. Mais voyant à quel point ce projet enthousiasmait Xavier et semblait le remplir de bonheur, contrastant avec son état dépressif habituel, je me dis que mieux valait ne pas trop le contrarier.


- Au fait, que faisons-nous des derniers livres ? interrogeais-je. Il en reste encore un demi-carton.

- On les regarde maintenant, on ne sait jamais, peut-être trouverons-nous de nouveaux indices !

- Il est bien tard, cela ne peut pas attendre demain ?

- Tu peux toujours partir, si tu le veux, moi je continue !


Je choisis de rester avec mon frère. Son visage était transformé par la perspective de bientôt partir à la recherche du jeune homme de la photo. Sa hâte de le retrouver était telle que la consultation des derniers ouvrages restants en fut, à mon soulagement, accélérée. Nous trouvâmes quelques nouveaux livres dédicacés à votre prénom, mais rien d’autre d’intéressant. Il pouvait alors être trois heures du matin, je tombais alors littéralement de fatigue. Xavier semblait en revanche encore frais comme un gardon. Notre tâche enfin achevée, je pus enfin prendre congé et lui souhaitait bonne chance dans ses recherches.


Pendant près de deux semaines, je ne reçus aucune nouvelle de Xavier. Un peu inquiète, je le rappelai et tombai comme la fois précédente sur son répondeur. Je me suis donc décidée à passer chez lui mais trouvai la porte close. En désespoir de cause, je frappai à la porte de la concierge, qui m’apprit que mon frère était revenu il y a une dizaine de jours et qu’il était sans doute sorti. Je repartis donc bredouille. Dans mon for intérieur, je me disais qu’il aurait pu me contacter depuis son retour et que bientôt il me donnerait de ses nouvelles. Enfin, deux jours plus tard, j’eus la joie de recevoir un appel de lui.


- Comment vas-tu, Xavier ? Cela fait plus de deux semaines que tu n’as pas donné signe de vie… Je commençais à m’inquiéter !

- Je vais très bien, rassure-toi ! Je peux passer chez toi cet après-midi ? J’ai une bonne nouvelle à t’annoncer !


C’est ainsi que j’appris comment s’étaient déroulées les recherches de mon frère depuis son départ pour Guipavas. Il avait pris le premier train pour Brest et de là un bus pour Guipavas. Là, il se rendit à l’adresse indiquée sur le courrier que nous avions trouvé la veille. C’était une vieille bâtisse de granit, située heureusement pour les occupants assez loin de l’aéroport de Brest. Mon frère sonna à la porte, une dame âgée se présenta. Mon frère lui expliqua la raison de sa visite :


- Gaël Le Gallou ? Ah, c’était un brave garçon ! Mais cela fait longtemps qu’il n’est plus là… Vous prendrez bien un café, Monsieur ? J’ai fait des crêpes ce matin, vous m’en direz des nouvelles ! Vous savez, en Bretagne, le vendredi c’est le jour des crêpes et je ne manquerais pour rien d’en faire ce jour-là !


Xavier accepta l’offre de la vieille dame. Il était très déçu d’apprendre que le jeune homme n’habitait plus là mais peut-être que cette dame saurait le renseigner sur sa nouvelle adresse ?


- Vous êtes peut-être de la famille de Gaël ou un ami ? Excusez mon indiscrétion ! Cela me fait plaisir d’avoir de la visite. Mon fils habite aux Antilles et je ne le vois avec ses enfants qu’à Noël.

- Une de mes amies connaît Gaël. Elle l’a perdu de vue et m’a chargé de retrouver sa trace.

- Ah, vous venez donc de sa part… C’est dommage, vous venez trop tard… Monsieur, Gaël est parti il y a déjà quinze ans si ma mémoire est bonne. Il faisait ses études à Brest et avait pris une chambre chez moi. Je me souviens très bien de lui. Il aimait tant les fleurs, il m’en ramenait souvent de très jolies de ses balades…. Et il était gai comme un pinson. Quand il est parti, j’étais très triste…

- Vous savez où il habite à présent ?

- Je crois qu’il a pris ensuite une chambre d’étudiant à Brest. Mais c’était l’année suivant son départ. Il m’a écrit de fort gentilles cartes de cette ville les premiers temps mais cela fait longtemps que je n’ai plus de nouvelles de lui…

- Vous n’avez pas d’idées sur l’endroit où il pourrait habiter à présent ?

- Aucune, malheureusement, monsieur. Tout ce que je sais, c’est qu’il voulait être ingénieur agronome et que c’était un étudiant sérieux. Ah si… Peut-être pourriez-vous contacter ses parents ? Gaël habitait chez eux avant de venir chez moi. Si vous voulez bien patienter un moment, je vais voir si je ne peux pas retrouver leur adresse…


La vieille dame revint quelques instants plus tard, à pas menus, un calepin à la main, la mine réjouie :


- Je savais bien que je le retrouverais ! Mon fils me reproche souvent quand il vient me voir de trop garder de choses inutiles… Si je l’avais écouté, il n’y aurait plus rien dans cette maison et je n’aurais pas retrouvé ce carnet ! J’ai une bonne nouvelle pour vous : j’ai retrouvé l’adresse des parents de Gaël. Il y a quinze ans, ils habitaient Pont-de-Buis. Ce nom ne vous dira sans doute rien, c’est un petit village proche de Châteaulin. Gaël voulait s’éloigner de ses parents, c’est pourquoi il est venu prendre une chambre chez moi. Vous pouvez toujours tenter de les contacter. Tel que je les connais, j’imagine que les parents de Gaël n’ont pas déménagé. S’ils vous indiquent où il habite à présent, vous penserez à me le dire ? Cela me ferait plaisir de reprendre contact avec Gaël !

- Je n’y manquerai pas madame ! Merci encore pour votre accueil et pour les crêpes, qui étaient délicieuses !


Xavier a donc poursuivi sa route, songeur. Sa recherche s’avérait plus longue que prévu. Plus gênant, d’après le récit de la vieille dame, il devait s’attendre à trouver non pas un bel adolescent de vingt ans mais un homme d’âge mûr, qui pouvait avoir aujourd’hui environ trente-cinq ans… Un moment, Xavier faillit se décourager et m’appeler pour me dire qu’il renonçait à ses recherches. Pourtant, l’envie d’arriver au terme de sa quête fut la plus forte. La piste de la chambre d’étudiant de Gaël lui ayant paru trop aléatoire, il prit une chambre d’hôtel proche de Pont-de-Buis et appela chez les parents de Gaël. Sa mère lui répondit et ne fit pas de problème pour le recevoir le lendemain. Mon frère se rendit le lendemain matin chez les parents de Gaël, à l’heure indiquée. Un homme à l’allure bourrue, sans doute le père, visiblement pris par l’alcool, lui demanda ce qui l’amenait. Surpris par cet accueil, Xavier lui expliqua qu’une de ses amies cherchait à retrouver Gaël et que sa femme avait accepté la veille de le recevoir pour en parler :


- Ma femme ne m’a rien dit, comme d’habitude ! Et puis, qu’est-ce qu’elle lui veut, cette fille-là ? Mon fils a toujours été trop faible avec les femmes ! Et c’est qui d’abord cette amie ?

- Fabiola Ménard, vous la connaissez sans doute ? Elle a connu votre fils il y a quinze ans et elle vit aujourd’hui à Paris. Je viens moi-même de Paris de sa part…

- Jamais entendu parler d’elle ! Au revoir, Monsieur, dites à votre amie que je ne tiens pas à ce qu’on vienne importuner mon fils !

- C’est alors que parut sur le perron une petite femme à la mine fatiguée :

- J’ai invité hier ce monsieur pour le café, il vient de Paris exprès pour nous voir… Tu pourrais être plus poli avec ce Monsieur, Ronan ! Je vous en prie, entrez, Monsieur…


Encore sous la surprise de ce revirement inattendu, Xavier entra donc chez les parents de Gaël. Le père maugréait dans sa barbe et en ours bourru qu’il semblait être, il s’éclipsa bientôt en direction de la remise, prétextant des travaux à avancer. À peine son mari parti, le visage de la mère s’était animé et avait perdu une partie de la tristesse qui l’avait frappé :


- Asseyez-vous donc, Monsieur ! Excusez mon mari, il est un peu bougon mais dans le fond c’est un brave homme ! Que puis-je vous servir, thé, café ? Vous connaissez les palets de Pleyben ? Mon fils en raffole et nous avons gardé l’habitude d’en avoir toujours dans le buffet.

- Un café, s’il vous plaît. Je connais cette spécialité de Pleyben, ces palets sont un délice !

Vous venez donc de la part de Fabiola Ménard ?

- Oui. Votre mari m’a dit qu’il ne la connaissait pas. Ce nom vous est-il familier ?

- Attendez, mon fils a dû me parler d’elle, c’était il y a longtemps… Cela me revient, je crois que c’est la sœur de son grand copain Yannick. Ils étaient comme frères tous les deux. Par contre je n’ai jamais vu la sœur de Yannick. Elle vit aujourd’hui à Paris ? Encore un jeune qui a quitté la région pour la capitale, c’est triste pour le pays… Que devient-elle ?


Un instant, Xavier faillit être désarçonné. Pour faciliter le contact, il avait comme avec la vieille dame de Locronan prétexté être l’ami de Fabiola. Par chance, il se rappela avoir entendu le métier qu’elle exerçait actuellement, la veille lorsqu’il s’était attardé à choisir dans le parc les livres qui l’intéressaient.


- Elle est commerciale dans une entreprise parisienne et écrit à ses heures perdues des romans.

- Elle a beaucoup changé alors on dirait… Il me semble me souvenir que mon fils me l’avait décrite comme une jeune fille timide et qui se destinait à entrer dans la fonction publique. Mais vous souhaitez sans doute connaître l’adresse de notre fils ? Vous avez fait du chemin pour venir jusqu’à nous alors que vous êtes peut-être voisins…

- Votre fils n’habite plus dans la région ?

- Non, malheureusement lui aussi est parti pour la capitale, à la fin de ses études. Il a trouvé du travail là-bas et je crains qu’il ne revienne au pays avant longtemps... J’ai bien cherché à le retenir. Des ingénieurs agronomes, c’est bien utile en Bretagne mais à présent il a fait sa vie à Paris et ne veut plus entendre parler de la Bretagne… Mais je vous ennuie peut-être avec mes soucis… Je vais vous écrire son adresse.


La mère de Gaël revint bientôt avec une feuille et un crayon et écrivit d’une écriture nerveuse l’adresse de son fils. Xavier tenait enfin l’adresse de Gaël ! Ironie du sort, celui-ci habitait à présent dans le quinzième arrondissement, non loin de chez lui, alors qu’il avait traversé la Bretagne tout entière pour le retrouver ! Après avoir remercié la mère de Gaël, Xavier prit congé d’elle et revint sur Paris. Deux jours bien remplis s’étaient écoulés depuis son départ de Paris. Il arrivait au terme de sa recherche, bientôt il pourrait voir Gaël ! Mais il se rappela que quinze longues années s’étaient écoulées depuis le moment où la photo de Gaël avait été prise et qu’il ne retrouverait certainement pas grand-chose de l’adolescent aux traits délicats qu’il avait été à cette époque… Craignant la confrontation avec Gaël devenu adulte, mon frère se lança dans le projet de le peindre de mémoire. Lui qui avait arrêté la peinture depuis plusieurs années, il a ainsi créé toute une série de Gaël, tel qu’il se l’imaginait… À chaque fois, au moment de la réalisation, il avait le sentiment de toucher au bout et de parvenir à le faire sortir de la toile, tel qu’il l’avait vu sur la photo, ce qui le rendait très heureux. Mais une fois le tableau fini, il était terriblement déçu du résultat, pâle copie de la beauté unique de l’adolescent… Les tableaux se sont ainsi entassés dans son petit appartement et, faute de place, furent un jour entreposés dans sa cave. Cet acharnement, ces exaltations suivies de désespoir de mon frère ont fini par m’alarmer. Visiblement, il ne mangeait presque plus. Lui qui était déjà mince devenait d’une maigreur inquiétante. Je l’exhortais à manger davantage, l’invitais de temps en temps autour d’un bon repas et l’encourageais à cesser cette interminable galerie de portraits, qui ne menait à rien. S’il accepta au bout de quelque temps de reprendre une alimentation normale, en revanche, les croquis et tableaux du jeune homme continuèrent à s’empiler dans la cave de mon frère.


Un jour, près de quatre années avaient passé, Xavier était alors déjà bien affaibli par la maladie, m’appela :


- C’est décidé, je n’en peux plus de m’évertuer à peindre ce jeune homme, j’ai renoncé à réussir à trouver ses traits. Je vais lui rendre visite et lui demander de faire son portrait !

- On ne sait pas s’il acceptera ta proposition et il n’a plus vingt ans comme sur la photo…

- Cela ne fait rien, je dois le voir, je saurais bien le convaincre de faire son portrait !


Dans la soirée, Xavier appela donc chez Gaël. Par chance, il était là et après s’être rapidement présenté, mon frère obtint d’être reçu le samedi suivant, pour l’apéritif.


Le moment de l’invitation approchant, je sentis mon frère devenir fébrile. Il attendait manifestement beaucoup de cette rencontre. Il lui avait simplement dit qu’il connaissait son amie Fabiola Ménard et espérait que Gaël accepterait à poser comme modèle. Certes, il devait s’attendre à voir un homme de près de quarante ans. Toutefois, peut-être avait-il encore conservé une partie de la beauté qui l’avait tant touché ?


Ce fut un garçonnet d’environ treize ans qui lui ouvrit la porte le premier. D’aspect encore gracile, le visage fin et le regard clair, il promettait de devenir un très bel adolescent. Sans nul doute, c’était un fils de Gaël dont il tenait la délicatesse des traits et la beauté du regard. Mon frère lui donna son nom et lui expliqua que son père attendait sa venue :


- Entrez, Monsieur, mon père arrive tout de suite !


Bientôt, un homme d’une grande beauté, aux yeux pétillants de malice, l’accueillit. En le voyant, mon frère faillit avoir un choc. Sur le coup, il eut du mal à reconnaître en lui l’adolescent de la photo tant il avait changé… Gaël était devenu un homme aux cheveux grisonnants. L’ovale de son visage était devenu plus massif et de fines rides d’expression commençaient à gagner ses yeux et à sillonner son front. Le regard seul restait inchangé, c’était bien celui de l’adolescent rieur d’autrefois.


- Bonjour, Monsieur Derrien, asseyez-vous ! Vous allez bien ? Vous me paraissez tout pâle…

- Ce n’est rien, un instant de fatigue sans doute… J’ai le cœur fragile.

- Je suis curieux d’avoir des nouvelles de Fabiola. Cela fait une éternité que je n’ai pas eu de ses nouvelles. Que devient-elle ? Cela me ferait plaisir de la revoir !


Xavier s’apprêtait à prétexter qu’il était un ami de Fabiola. Toutefois, face au désir exprimé par Gaël de la revoir, mon frère comprit que mieux valait jouer franc-jeu :


- Écoutez, j’ai rencontré votre amie il y a quatre ans, par pur hasard. Je ne la connais en fait quasiment pas. C’est un concours de circonstances qui m’a amené jusqu’à vous.

- Vous m’intriguez… Racontez-moi donc ce qui vous amène !

- C’est une histoire bien complexe… Je ne sais pas trop par où commencer, enfin je vais essayer de ne pas être trop long.


Xavier lui raconta donc brièvement son histoire, depuis le moment où il avait trouvé sa photo, son désir d’en faire le portrait, ses recherches en Bretagne, jusqu’aux derniers jours où, ayant renoncé à faire son portrait de mémoire, il s’était décidé à le contacter. Gaël l’avait écouté attentivement. Très réactif, son visage renvoya plus d’une fois l’étonnement ou l’amusement.


- Voilà, vous savez tout à présent. Je ne suis en aucun cas un ami de Fabiola. Toutes ces recherches n’ont eu pour but que d’arriver à faire votre portrait. Mais je pensais que vous seriez plus jeune, vous êtes toujours un très bel homme mais en vingt ans, votre visage a sensiblement changé…

- J’ai longtemps fait moins que mon âge mais que voulez-vous, je ne suis plus un jeune homme ! Je vais sur mes quarante-six ans.

- Je pensais que vous n’aviez que vingt ans sur la photo prise il y a dix-neuf ans…

- J’en avais en fait déjà vingt-six. Jusqu’à l’âge de vingt-sept ou vingt-huit ans, il m’est arrivé que l’on me demande ma carte d’identité car j’étais si mince qu’on pouvait douter que j’étais majeur ! Malheureusement, le temps m’a rattrapé depuis… Dès la trentaine, mes premiers cheveux blancs sont arrivés et je crois qu’aujourd’hui je fais bien mon âge ! Je ne vois pas d’inconvénient à ce que vous fassiez mon portrait mais je crains que je ne sois devenu trop vieux !

- En d’autres circonstances, je vous aurais peint… Vous avez un très beau visage qui plairait à beaucoup de peintres ou de cinéastes… Mais ce qui me motive, c’est de vous représenter tel que vous étiez il y a vingt ans…

- Vous me demandez là l’impossible, à moins que vous ne connaissiez un moyen de remonter dans le temps ! Sinon, mon fils, qui vous a reçu tout à l’heure, est mon portrait craché quand j’avais son âge. Il me ressemblera sans doute beaucoup dans quelques années. Mais il vous faudrait vous armer de patience et le convaincre de faire son portrait, ce qui n’est pas gagné d’avance. En effet, j’ai les plus grandes peines de le prendre ne serait-ce qu’en photo ! Sa mère arrive un peu plus à l’apprivoiser mais nous nous sommes séparés il y a deux ans et comme elle vit à Nice, nous ne nous voyons plus que rarement. J’ai aussi une fille de 17 ans. Elle me ressemble beaucoup mais je doute que cela ne suffise pour votre portrait…

- Je vous remercie beaucoup pour toutes ces propositions. Effectivement je me vois mal réaliser le portrait de votre fille, aussi ressemblante vous soit-elle et je crains de ne plus être de ce monde lorsque votre fils atteindra ses vingt ans… Accepteriez-vous plutôt de me prêter une photo de vous, lorsque vous aviez cet âge ? Votre amie Fabiola a gardé une très belle photo de vous, signée d’un photographe…

- Ah oui, je vois de quelle photo il s’agit… J’en avais envoyé à l’époque plusieurs exemplaires à mes amis pour leur souhaiter la bonne année. Malheureusement, elle n’a pas répondu à mon courrier… À l’époque je l’avais encouragée à faire du théâtre et à reprendre l’écriture de nouvelles. Connaissez-vous ses coordonnées ?

- Elle habite tout près du métro Alésia. Par contre, c’est une grande copropriété et je ne sais pas exactement dans quel appartement elle habite… Pour répondre à vos interrogations, je l’ai entendue discuter dans le parc du dernier roman qu’elle avait écrit, elle doit donc être devenue romancière. Elle parlait aussi d’un deuxième métier, de commerciale je crois…

- Ah, elle s’est finalement mise à l’écriture ? Cela me fait plaisir de l’apprendre ! Si elle ne figure pas sur la liste rouge, je devrais pouvoir la trouver ! Je vous disais donc, il est possible que j’aie gardé un exemplaire de cette photo. Voulez-vous patienter un instant ? Je vais tâcher de voir si je peux mettre la main dessus. Vous reprendrez bien de ce whisky ?

- Avec plaisir.


Gaël se dirigea vers l’étage et revint avec un volumineux album photo :


- Je savais bien que j’avais conservé un double de cette photo ! La voilà… C’est fou comme je faisais jeune à l’époque ! Je vais la scanner sur mon ordinateur et pourrai ensuite vous la remettre.

- Merci beaucoup pour votre geste… Que puis-je faire pour vous ?

- Rien, vos recherches m’ont beaucoup touché… Jamais je n’aurais imaginé que cette photo aurait tant pu intéresser un inconnu. Vous m’avez de plus rappelé de bons souvenirs, lorsque j’étais encore étudiant. Surtout, grâce à vous je vais sans doute pouvoir retrouver la sœur de mon meilleur ami de fac… Je reviens tout de suite !

Après avoir emporté la précieuse photo de Gaël adolescent, le vieil homme prit congé de son hôte.


- Encore merci pour votre accueil et pour la photo ! Je ne manquerai pas de vous tenir au courant pour le portrait !


Dès lors que mon frère fut en possession de la photo si ardemment désirée, il se mit à l’œuvre. Trois jours plus tard, Xavier m’appela pour m’annoncer qu’il avait fini le portrait et qu’il m’invitait à le voir. Ce soir-là, je devais me rendre à mon club de bridge du mercredi, je lui proposai donc de passer le lendemain matin. Je trouvai que mon frère avait bien meilleure mine que ces derniers temps. Apparemment le fait de peindre ce tableau lui avait fait du bien. Avant même de me proposer de prendre un verre, Xavier me montra son œuvre. Son visage était à la fois réjoui et un peu inquiet :


- Alors, il te plaît, Claire ? J’ai peint sans relâche depuis dimanche après-midi. J’en suis assez content, qu’en penses-tu ?

- Il est tout simplement magnifique ! Je n’ai pas vu la photo mais le portrait que tu as fait de cette personne est certainement un des tableaux les plus réussis de ta carrière !


Mon frère me servit ensuite une tisane et me montra le cliché qui lui avait servi de modèle. Bien que n’ayant pas la sensibilité de mon frère, je compris alors pourquoi cette photo d’adolescent l’avait tant ému. Le jeune homme avait la beauté fragile d’un éphèbe grec. Xavier avait su dans son tableau restituer avec une grande maîtrise la beauté androgyne de cet adolescent au regard clair si émouvant.


- Bravo pour ton portrait, il est très ressemblant ! Vas-tu le montrer à Gaël Le Gallou ?

- Je n’y manquerai pas, je pense passer chez lui ce week-end. Je lui rendrai en même temps sa photo après en avoir fait une copie chez un photographe.


Xavier n’a pas eu le temps de montrer son œuvre à Gaël… Le lendemain, je devais passer chez mon frère. Je sonnai comme d’habitude à la porte. Comme il ne venait pas ouvrir, je l’appelai. Il ne me répondit pas. Cela ne lui ressemblait pas de tarder pour me recevoir. Je pris donc mon trousseau de clés où je conserve toujours la clé de l’appartement de mon frère et ouvris la porte. Chose curieuse à cette heure avancée de la journée, les rideaux étaient tirés et la table du petit-déjeuner était encore mise. Quelque peu inquiète, j’allai dans les autres pièces. Je trouvai mon frère allongé dans son lit. Dormait-il encore ? J’allai vers lui et lui touchai le front : il était anormalement frais et Xavier ne réagit pas à mon contact… Je lui pris le pouls : son cœur ne battait pas et aucun souffle ne s’échappait de ses narines… Affolée, j’appelai les urgences. Le médecin diagnostiqua le décès par attaque cérébrale foudroyante survenue à l’aube, durant le sommeil. Il n’avait pas souffert et s’était éteint durant son sommeil, m’expliqua le médecin. Mon frère était la personne la plus proche, je ne pus retenir des pleurs. Ensuite, il fallut procéder aux funérailles. L’on trouva d’abord son journal intime, qui me fit comprendre à quel point ce tableau avait pu illuminer la fin de sa vie. Je vis alors combien il sentait sa mort approcher. On découvrit un peu plus tard un testament récent dans sa chambre. Ce document, remontant à moins d’un mois, stipulait notamment que le tableau le plus récent qu’il avait fait de Gaël reviendrait de droit à Fabiola Ménard, ainsi qu’un courrier que Gaël Le Gallou avait adressé à cette même Fabiola Ménard il y a de cela 19 ans.


- Pour le courrier, je comprends qu’il puisse me revenir mais je suis surprise que votre frère n’ait pas plutôt légué le portrait de mon ami à Gaël…

- Ce sont ses dernières volontés. Si vous préférez le lui remettre, cela ne regarde que vous… Je vais à présent vous donner ce tableau et le courrier, en espérant ne pas avoir abusé de votre patience. Excusez-moi, je vais me retirer un instant. Il m’est encore difficile d’évoquer la disparition de mon frère sans que cela ne me fasse pleurer…

- Je vous en prie.


Claire de Bressac revint un peu plus tard. Le moment de faiblesse passé, elle avait repris son maintien aristocratique et lui remit les deux objets promis.


- Merci pour votre accueil, madame. Je saurai prendre soin du tableau de votre frère, qui me rappellera mon ami Gaël au moment où j’ai fait sa connaissance. Je suis heureuse aussi de retrouver le courrier qu’il m’avait adressé en même temps que la photo et que je pensais avoir égaré depuis. Je vais appeler Gaël et lui montrer le tableau de votre frère. Si vous voulez me contacter, n’hésitez pas !


Fabiola prit congé de Madame de Bressac et revint chez elle, avec ses deux précieux objets. Quelle histoire, elle n’en revenait pas ! Quatre ans auparavant, en voulant se débarrasser de livres devenus encombrants, elle pensait se libérer de son passé. Mais l’on n’échappe pas aussi facilement à ce dernier… Voilà que celui-ci la rattrapait sans prévenir, la ramenant près de vingt ans en arrière… Sa rencontre avec Gaël, aussi fugitive fût-elle, avait orienté de manière déterminante sa vie d’adulte. Il y a quatre ans, elle avait hésité un moment à chercher à le retrouver pour rapidement renoncer à retrouver sa trace. Xavier Derrien, ce vieux peintre épris de beauté, s’était au contraire immédiatement lancé à corps perdu dans sa recherche et avait fini par le trouver. Elle n’avait plus d’excuse à présent. Le vieil homme lui avait montré le chemin, il ne lui restait plus qu'à reprendre le contact avec Gaël ! Vingt ans pour se décider à répondre à son courrier, c’est long se dit-elle… Pourtant mieux vaut tard que jamais. Si les années avaient pu passer et marquer leurs traits, à travers le récit que lui avait fait Madame de Bressac, Fabiola sentit qu’elle était désireuse de mieux connaître l’homme qu’il était devenu et lui offrir l’amitié qu’elle avait craint de lui proposer vingt ans plus tôt. À cette idée, son visage s’illumina d’un large sourire.



Xuan, 8 juillet 2004


 
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   David   
8/9/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour Xuanvincent,

Le premier petit paragraphe racontant la décision de l'héroine de distribuer gratuitement ses livres m'a accroché ; je ne connaissais pas cette pratique et j'en ai profité il y a quelque temps, il me semble aussi que cela porte un nom que je ne retrouve pas.

La partie "2" m'a plus aussi particulièrement, c'est là que je me suis rendu compte que le récit est contemporain, en accrochant sur "mec", "ressenti" et "flashback". Je ne sais pas précisément pourquoi mais le style m'avait installé à une époque plus "fleur bleue". Comme l'expression "de guerre lasse" employée par ailleurs, c'est peut-être ce genre de détail qui m'a daté le récit.

Il y a aussi dans les dialogues quelques "si il", "qui il" qui sont maladroits, j'ai eu quelques impressions de drôle de tournure, de passage qui aurait pu être dit plus simplement, mais pas excessivement.

Pas un baiser, pas un meurtre, une histoire un peu absurde de quête du beau, avec des personnages qui m'ont plus, une bonne surprise de découvrir l'intrigue, un bon moment de lecture, j'en garde ce drôle d'anachronisme que je ne sais pas trop à quoi rattacher au final, bravo !

   marogne   
8/9/2008
 a aimé ce texte 
Un peu ↓
Un sentiment un peu mitigé sur cette nouvelle. Une idée intéressante au départ mais que je trouve rendue de manière un peu "simpliste" et "naive". J'avoue n'avoir pas vraiment accroché, et plus noté les petites imperfections que m'etre laisé aller à partager les émois de cette jeune femme qui n'a finis pas d'être adolescente.


Quelques remarques de détails noté au cours de la lecture:

Quelle horreur! Se débarasser des livres que l'on a lus!

Adolescente à 20 ans?

Le départ du frère pour l'opération apparait comme presque trop banal, comme si il allait assiter à une opération d'un tiers, comme si c'était fréquent ... alors que l'on apprends plus tard que c'est de lui qui s'agit.

Quand le frère revient, l'utilisation des mots "hier", "aujourd'hui", fait un peu bizarre, peut être aurait-il fallu parler de "la veille", ...

Dommage que quelques paragraphes présentent des répétitions peut être inutiles: "passé", "écriture", ...

Les cirsconstances de la "récupération" des livres sont confuses, suite à une discussion chez sa soeur, ou à un coup de téléphone?

La scène où la soeur constate que son frère est mort semble un peu irréaliste, comme quand elle demande de l'excuser pour aller pleurer.

------

Bien entendu tout celà c'est mon ressenti...

   Bidis   
11/9/2008
 a aimé ce texte 
Un peu
Le début du texte se lit avec beaucoup de plaisir et d’intérêt. Mon enthousiasme s’est refroidi au moment du dialogue avec le vieux peintre. Tout à coup, je sens que j’ai affaire à un écrivain amateur, mais je n’arrive pas à analyser le pourquoi de mon impression.
Je commence à détailler mes critiques, selon mon habitude :
- « Le roman, qui l’avait pourtant fait vibrer lorsqu’il était encore un adolescent sensible aux traits délicats, très loin de l’homme désabusé qu’il était devenu » : le personnage du vieil homme est à peine esquissé que, sur l’image que pourrait s’en faire le lecteur, on y superpose celle du même homme, adolescent et c’est un peu lourd. En outre, l’amalgame « sensible », « désabusé » (caractéristiques morales) et « traits délicats » (caractéristique physique), accentue encore l’impression de lourdeur dans l’écriture. D’ailleurs, il sera parlé de la beauté passée de l’homme quand il sera question de la photo - une fois suffit.
- « Elle pensait en se débarrassant de ses ouvrages se délivrer de nombreuses pages de son passé. Voilà que ce vieil homme lui faisait ressurgir un épisode heureux de son passé, … » : répétition de « passé »
- « Tu ne m’as encore jamais parlé de ce mec… Il est pourtant super mignon »… « Allez, accouche » : ce « mec », « super », « accouche » voici qui est un peu malvenu dans l’écriture jusqu’ici élégante.
- « Un instant, elle la regarda, resta songeuse. En la regardant,… » : répétition de regarder

Et puis, je cesse de préciser mes remarques. Ce texte est palpitant, on a envie de connaître la suite, mais ce n’est pas très bien écrit et surtout plein de détails superflus. Par moments, je lis en diagonale…
La chute n’est ni prévisible, ni surprenante. En fait, il n’y a pas vraiment de chute.
De ce texte, je retiens qu’il y avait là une très bonne idée mais mal exploitée. De même, le style m’a semblé quelquefois très bon et quelquefois très lourd.
Je lirai avec curiosité une autre production de cet auteur.

Edit : au milieu de la foule des détails, il y en a quelquefois de très bienvenus. Ce sont les folkloriques, toujours intéressants, comme les palets de Pleyben ou les crêpes bretonnes du vendredi...

   Doumia   
15/9/2008
Il y a beaucoup de bonnes choses dans ta nouvelle Xuan, que j'ai enfin réussi à lire, je l'ai fait avec plaisir et je la trouve intéressante et belle Je ne te conseille qu'une chose c'est d'essayer d'enlever toutes les choses inutile qui encombre ton histoire, ainsi débrouillée du superflu et épurée elle n'en sera que plus belle, plus facile à lire pour le lecteur aussi. Quand tu écris pense à faire sobre et à faire court, je t'assure que tu peux raconter la même histoire avec la moitié moins de mots.
Bonne continuation ma gentille.

   leon   
19/9/2008
 a aimé ce texte 
Pas
Je suis d'accord avec Doumia : je trouve ça beaucoup trop long !
Et puis je ne suis pas très convaincu par cette histoire de coeur pur car je n'ai pas une vision si idyllique de l'être humain et de l'amour.

J'imagine que c'est un récit en partie autobiographique et souvent, dans ces circonstances, on est amené à écrire des choses assez personnelles, qui nous plaisent à nous, mais qui n'intéressent pas forcément le lecteur.

J'attends donc des histoires beaucoup plus courtes de ta part car, néanmoins, je trouve que tu écris assez bien dans l'ensemble.

Ou bien alors, lance-toi carrément dans le roman...

   Flupke   
23/10/2008
Bonjour Xuanvincent,
J'ai lu ta nouvelle et je pense qu'elle a plusieurs qualités.
Mes remarques subjectives/J'ai trébuché sur:
Une partie d'entre eux poursuivirent leur route
Je suis Xavier Derrien – pas vraiment fautif mais je préfère « je m'appelle XD »
et que la distance nous séparait du domicile familial augmentait
je sentis le besoin en présence de ce garçon
qui viendrait me tirer de chez mes parents (la formule ne me semble pas très heureuse et en plus ça frise le lapsus)
Gaël regagna sa place (je suis revenu en arrière dans ma lecturepour savoir s'il s'était déjà assis et levé de sa place, bon pas vraiment fautif mais trébuchage visuel quand même)
en lui faisant des signes d'au revoir
comme souvent, un volumineux courrier – bla bla entre tirets – l'attendait. Je trouve qu'ici la mise en tirets coupe le rythme de la phrase. Je procéderais à l'ablation de la phrase en tiret et rejèterait après : un volumineux courrier l'attendait car elle était abonnée ... par exemple
Veuillez excuser ma méprise – un peu fort quand on dit Madame pour Mademoiselle de mon point de vue

Je trouve qu'il y a des longueurs mais surtout celle qui pourrait être la plus facilement écourtée c'est la manière dont le peintre trouve la lettre ; ça pourrait être abrégé en un bon paragraphe. La longueur semble due à une pléthore de justifications pour expliquer et crédibiliser sa trouvaille. Cela est aussi l'occasion de montrer la détermination du peintre et l'intensité de sa volition mais je pense que ceci pourrait être reporté et développé dans d'autres sections.

Voilà, j'espère que tu ne te sentiras pas trop abbatue par ces remarques qui se veulent constructives et surtout suggestives d'un polissage de style aux endroits qui m'ont fait trébuché.
Car je trouve le thème principal intéressant, la quête d'un modèle que l'on veut peindre mais qui vieillit. J'ai trouvé une certaine originalité dans l'intrigue et même si la fin est relativement prévisible ce n'est pas grave vu qu'elle est ouverte. Une certaine originalité aussi au niveau des sous-intrigues (?) (subplots). Essayons de nous débarrasser du passé et il revient au galop. L'intrigue générale - à part certaines longueurs pas forcément nécessaires – a bien retenu mon attention et mon désir dans savoir davantage dans ma lecture.

Je trouve qu'il y un peu moins de maturité dans le style (un peu hésitant) si on compare cette nouvelle aux vacanzes romanes ou au scribe d'or. Et sans vouloir te vexer je ne suis pas certain de savoir quel protagoniste possède un coeur pur. Plusieurs candidats possibles. Aucune certitude quant au personnage auquel ce titre était dédié.

Voilà mon point de vue sur cette nouvelle qui a un très bon potentiel mais qu'il m'est difficile d'évaluer telle quelle. Amicalement, Flupke

   Anonyme   
16/11/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
L' idée de ce paradoxe de s'alléger matériellement de son passé ( don des livres sur la place publique ) pour en fait déboucher sur une reprise du temps passé interrompu vingt ans est excellente.

C'est une histoire qui m' a emballé , mais j'ai des prédispositions à être séduit par cette idée du temps jamais maitrisé.
Le style aurait parfois gagné à plus de dénuement à l'approche du
dénouement !

   Anonyme   
17/11/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup
J'ai aimé cette nouvelle malgré sa longueur (ou peut être grâce à ...)

J'aime cette idée de passé qui ressurgit quand on veut l'oublier, j'aime aussi la notion de poids dont on veut se libérer.

Peut être un peu long au milieu (mais la structure des paragraphes alourdit aussi le texte), mais très agréable.

   Papaye   
31/12/2008
Bonsoir Xuanvincent

Je viens simplement te féliciter car j'ai beaucoup aimé ta nouvelle où j'y ai vu de la tendresse doublée d' un petit "suspense", et que j'ai lue jusqu'au bout avec grand plaisir. Peut être, ainsi que l'ont soulignés quelques commentateurs, un ou deux passages un peu longs mais en ce qui me concerne j'ai passé un très bon moment.
Merci pour ce petit partage

Papaye

   rmfl   
20/11/2011
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Je sais, il s'agit d'une nouvelle de 2008 mais dans mes errances je suis tombée dessus et j'en suis forte heureuse. Elle m'a fascinée.
L'ambiance est palpable: un peu de mort à Venise de Visconti et un peu de Zaffon.
pour moi qui écris aussi des nouvelles, ce fut une très bonne lecon et rien que pour cela merci!
Je trouve votre nouvelle bien écrite et qui ne laisse pas retomber l'interet.
J'irai encore fouiller chez vous...


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