Il y a le bout du monde. Mais juste avant il y a un ponton. Un assemblage de bois vermoulu par les embruns et les marées. On y trouve de tout, de vieux morceaux de cordages en chanvre rongés par le temps. Des moules tenaces s'accrochent tant bien que mal, quelques huîtres s'y égarent et des bulots y rêvent de liberté. On y trouve aussi des souvenirs, des soupirs et des sourires. Le tout en vrac dans les wagons lancés sur les rails de l'existence bleu marine des mers du nord. Aujourd'hui on y voit une robe noire, gage du deuil de la silhouette qu'elle abrite du vent cinglant. Une âme en peine qui maudit ce bout d'océan. Hier on pouvait y voir la même ombre, scrutant au loin, par-dessus les vagues, le mât dont elle attend l'apparition. Attendant, sans espoir, que la coque de noix familiale ne daigne revenir à son port. Peut-être un jour, après tout mieux vaut tard que jamais. Demain on verra revenir ce voile endeuillé au rythme du ressac, au rythme de la marée, maudissant cette flotte qui lui a enlevé ses hommes. Cette flotte qui lui a tout volé, d'un coup de lame. Comme ça, sans raison, parce que la mer fait pas d'exception, elle embrasse ses visiteurs à la manière un peu brutale d'une catin franche et sans gants. Quand la vieille rentrera à la maison, seule, le ponton du bout du monde restera présent, inébranlable en attendant le lendemain et le retour de la robe noire à défaut de l'objet de son attente.
De l'autre côté de l'océan il y a l'autre bout du monde. L'autre monde, celui qu'on ne voit pas. Il est l'opposé, l'obscur, il boucle la boucle, de l'autre côté du rideau. Si l'on fermait les yeux, on pourrait l'atteindre d'une enjambée. En un instant. Il suffirait de se pencher. Il suffirait de se laisser porter par les flots dans les brumes nordiques. Pour le rejoindre il faudrait mettre le cap au large. Il faudrait quitter le ponton, sauter sur le pont. Il faudrait larguer les amarres, déployer la voilure, faire siffler le vent dans les gréements. Et puis il faudrait suivre la course des étoiles et quand la nuit se finirait peut-être toucher au but. On débarque sur l'autre bout du monde au petit matin. Quelle que soit l'heure du départ, c'est quand les rayons du soleil tirent les ombres des hauts bâtiments que l'on jette enfin le paquetage. On accoste alors sur un quai comme il en existe des milliers. Comme tous les autres, en bois, avec des crustacés accrochés. Des bouts de plastiques collés au-dessous. Des cordes rongées par le sel sur des bittes rouillées. Derrière le ponton se déroule un décor familier. On se retrouve derrière le rideau, dans les coulisses étranges du monde. C'est un miroir déformant, l'autre bout de la lorgnette. En vrac, il y a des immeubles, de grandes tours carrées et vitrées. Un phare pour orienter les marins perdus. Pour les attirer dans les filets de l'autre réalité. Une tour ronde aussi avec un disque qui tourne sur une vis sans fin pour hypnotiser les débarqués. Sur les hauteurs, comme toujours, un château domine le port. Un peu en retrait, des centrales énergétiques et de grands réacteurs qui trempent leurs tuyauteries nonchalamment au bord de l'eau. L'eau est omniprésente, tout autour de nous, tout autour de l'autre bout du monde. Au milieu de tout ce foutoir, des rues, plein de rues qui serpentent entre tout ça. Et dans ces rues plein de gens, des messieurs Tout-le-monde et des inconnus. Tous disparus mais jamais oubliés. Ils sont ceux que l'on attend de l'autre côté. Ceux vers qui les regards lointains sont tournés. Ceux pour qui les bougies sont allumées. Ceux aussi qui ne sont plus qu'une photo sur la commode, plus qu'une tache au fond de la mémoire mais toujours là, quelque part dans nos souvenirs. Car ici les souvenirs d'hier se croisent aux coins de la rue, ils se saluent. Ils marchent et ils courent, ils sont là, bien vivants, bien réels. Ils sont simplement à l'autre bout du monde.
Terre ! Enfin il put s'agripper au ponton, reprendre son souffle et se hisser douloureusement sur le bois humide. Enfin il pouvait relâcher ses efforts. Il ferma les yeux, le soleil cognait dur, pourtant il avait fait si noir… La mer était d'encre. Une nuit sans lune, le ciel dégagé, un tapis d'étoiles comme le plancher des vaches n'en connaît pas. Que s'était-il passé ? Un grain, un gros grain qui s'était invité pour la partie de pêche. Un sacré grain qu'il avait dit le capitaine accroché à la barre. Tout le monde fut balayé à bord. Les vagues successives eurent raison des marins aguerris. Et la Marquise se mit à geindre, à grincer, à craquer. Quand son mât s'effondra, les voiles qui n'avaient pas été ramenées jetèrent comme un linceul sur le reste de l'équipage. À cet instant le sort du rafiot était scellé. Les quelques âmes qui s'accrochaient à la vie profitaient d'un sursis pour prier. Expier, adresser un adieu, une minute pour chacun, une minute bien à soi. Le délai écoulé, un choc brutal vint rompre les messes et la coque de la Marquise. Le navire cessa d'exister en tant que tel dans une explosion d'eau, de bois et de chair. Les hommes et la Marquise volèrent et s'éparpillèrent dans l'océan glouton. Engloutis. Il ne pensa pas, il ne pria pas, il se contenta de saisir un débris flottant. Il s'accrocha au vestige du morutier. Quand la tempête se calma il s'accrochait toujours, éveillé, vivant. Seul dans le désert nocturne d'une mer apaisée. Le silence et la fatigue le firent planer dans les étoiles, bercé par la houle ronronnante. Il croyait dériver vers la mort, en réalité c'est vers un nouveau port que son embarcation de fortune le menait. La nuit s'éclaircissait sur l'horizon, plus au nord, une autre lumière. Une faible lueur intermittente vers laquelle il semblait attiré. Le froid lui endolorissait les jambes et le sommeil commençait à lui grappiller des secondes. Petit à petit. Chaque fois qu'il clignait des yeux la lumière se rapprochait. Elle révélait maintenant sa rotation rassurante. C'était un phare. À mesure qu'il approchait, porté par le courant, le jour se levait. Maintenant il pouvait se reposer, les souvenirs ne s'envoleraient pas. Il allait dormir, et demain il penserait, il serait bien assez tôt pour cela. Maintenant il voulait dormir.
Il s'éveilla brusquement, le sang battant à ses tempes. La sueur sur son corps le fit frissonner. Il s'habilla d'un pull et descendit les escaliers. À tâtons il trouva l'interrupteur et le placard où il rangeait les verres. Il se servit de l'eau et but par petites gorgées. L'eau le rassurait maintenant, il y a quelques instants elle menaçait sa vie. Il ne se rappelait pas avoir déjà rêvé de naufrage. Il décida donc de consigner les faits. Il tira son carnet du tiroir de la table et chercha un stylo parmi les couverts. Il pouvait entreprendre le cheminement à rebours à la recherche de l'origine de ce rêve. De l'eau partout, une tempête, la pêche, des marins, le soleil qui décline… Une femme. Tout semblait débuter par le visage fermé de cette femme. Il lui avait dit au revoir, un baiser, une caresse qui se voulait rassurante. Il avait ensuite détaché la dernière amarre et sauté à bord. On avait hissé les voiles, le bateau sortait du port, laissant dernière lui la terre ferme et le groupe de femmes rassemblées au bout du quai. Les détails de la pêche, la sensation des filets humides, les muscles bandés sous les embruns salés. Tout lui revenait parfaitement. On avait déjà remonté les filets de la veille quand le ciel s'était obscurci à l'horizon. Dans la lumière du soleil couchant, l'ambiance se faisait magique, quelque peu apocalyptique. Le capitaine avait jeté ses ordres, on descendit la voile, on fixa ce qui pouvait l'être, et puis le vent se leva. Les premières grosses gouttes s'écrasèrent, et l'instant d'après la nuit tomba sur eux. Tout autour des murs d'eau se dressaient, son corps réagissait par réflexe, des gestes assurés au milieu du chaos d'eau. La suite se fait plus floue, mélange d'eau et de cris étouffés, le navire avait fini par exploser, et il s'était retrouvé accroché sur un débris, flottant à la dérive. La vue de l'aube avait dû le tirer hors du sommeil. Maintenant le jour se levait sur la ville. Une nuit bien agitée, toutefois une certaine satisfaction l'envahissait. Il aimait cette vie parallèle que lui fournissaient les mondes oniriques. Aujourd'hui il rejoindrait son travail avec l'odeur des embruns, avec une part de son pays d'origine dans un coin de la tête. Peut-être prendrait-il ses prochaines vacances sur les Côtes d'Armor cette année.
Aujourd'hui la vieille veuve n'arpente plus les planches du quai. Ce quai n'est plus, la vieille non plus. La mer a eu le temps de baisser et de remonter sa jupe maintes et maintes fois. Les dunes autour du village se sont déplacées. Ces géants à l'air immobile et qui pourtant grignotent les terres quand l'homme tourne le dos. Le village aussi a grandi. Son antique quai de châtaignier a laissé la place à une rade de béton. Les moules et bulots s'y accrochent toujours, rejoints par de nouveaux locataires de plastique. Sur les quais les rafiots se hérissent d'antennes et de radars tournicotant. Les femmes travaillent et confient leurs hommes aux bienfaits technologiques plutôt qu'aux saints locaux. Les veuves sont moins nombreuses, mais les histoires ont traversé les générations comme des noix de coco les océans, germant là où elles échouaient. Dans la maison de retraite du bout du monde une mamie se souvient. Elle se souvient de sa vieille mère qui le soir sortait sur la jetée, guettant l'océan qui lui avait pris ses deux hommes, mari et fils. Elle haïssait cette flotte, ces vagues, cette écume grondante, le ballet incessant des mouettes. Elle avait prié sa fille de fuir au plus vite, de fuir la malédiction de la famille, fuir et tenir au loin ceux qu'elle aimait. Alors mamie était partie bonne à la capitale. Lors d'un bal un contremaître l'avait courtisée. Ils s'étaient mariés et avaient eu un fils. Il y avait eu la sale guerre, et au retour le mari avait changé, d'aimant et attentionné il était devenu aigri et violent. Parfois le soir, ivre, il s'oubliait. Le fils partit sans laisser de traces, laissant le couple vivre au fil des silences et des coups de sang du mari. Puis il mourut, peut-être que la mamie l'y aida un peu, peut-être. Quelques mois plus tard elle avait réuni ses affaires et déménagea pour son village natal. Une petite maison de retraite près du port, au bout du monde. Depuis dix ou quinze ans elle jouait aux cartes, bavardait, regardait l'océan. Le même regard que sa mère, comme si son père et son frère allaient en émerger. Aujourd'hui elle pensait à son fils, il était resté loin de la mer, elle le souhaita. Avait-il des enfants ? Elle regarda une dernière fois par la fenêtre, elle ferma les yeux, prête à rejoindre les siens. Elle était sûre de les retrouver derrière le voile de la mort. Elle se trompait. Enfin elle expira et lâcha les amarres.
Simon ne fut pas attristé par la mort de sa grand-mère quand le notaire l'appela. Il ne l'avait jamais rencontrée. Son père en parlait rarement, et sa mère ne la connaissait pas. La vie de son père avant son mariage restait un mystère. Pas qu'il cherchait spécialement à la cacher, mais il n'abordait pas souvent le sujet. Il était parti très jeune de chez lui, pour ne jamais revenir. Il avait vécu une vie d'errance faite de petits boulots et de grosses galères. Et puis la rencontre avec sa future épouse avait marqué un tournant. Il avait trouvé un emploi stable autant que fade dans une administration et avait eu son fils unique. Lequel n'en savait pas beaucoup plus sur son père. Depuis toujours Simon vivait une existence tranquille. Il avait un bon emploi, un quotidien calme et pas beaucoup d'amis. Ses seuls vices étaient les rêves. Ils le fascinaient depuis son enfance et il les consignait dans de petits carnets. Grâce à cette double vie, il avait vécu maintes aventures, sur terre comme sur mer. Il considérait qu'à l'aube de ses vingt-neuf ans il avait dormi entre douze et treize années. Cet autre monde lui procurait les clés pour s'évader du quotidien. Ainsi il n'avait jamais voyagé hors de la capitale, préférant le confort douillet de son lit pour réaliser fantasmes et expéditions. Ses parents l'avaient encouragé à rencontrer ses semblables, et en particulier le sexe opposé. Mais depuis leur mort l'an passé, dans un accident de la route, plus personne ne le tourmentait. Il ne savait pas s’il trouverait à se reproduire un jour, il n'y pensait pas. En règle générale il ne pensait pas beaucoup, préférant laisser les choses venir à lui. La nuit en revanche, des ailes lui poussaient et le prédateur qu'il devenait collectionnait les conquêtes. Cela suffisait à le rassurer sur son potentiel érotique. Il aurait vécu cette vie paisible et retirée encore longtemps si un notaire ne l'avait pas enjoint de se présenter à son cabinet, lequel se situait en Bretagne. Pour la première fois il prendrait le train seul pour quitter Paris. Son père lui avait parlé de ses origines lorsque Simon était jeune. Il avait fait cela sans passion ni sentiment, comme pour s'acquitter d'un devoir de transmission. Sa grand-mère avait déserté la terre de ses ancêtres après la mort de son père et de son frère. Tous deux, terre-neuvas, disparus à bord de morutiers avant même d'avoir atteint les bancs. Cela avait beaucoup enrichi l'univers nocturne de Simon. Depuis il arpentait souvent les rochers acérés de la pointe bretonne, ou partait à la conquête des océans depuis les vieux pontons de bois vermoulus. Mais aujourd'hui, un mélange d'excitation et d'inquiétude se disputait en lui. Serait-il déçu par la réalité ? Il finit par s'endormir, un peu plus tard qu'à l'accoutumée.
Bien des années avant que son petit-fils ne souille sa première couche, quelque chose de moche cognait dans la tête de Guy. Un résidu en décomposition lui pourrissait la bouche. Il avait encore trop bu hier soir. Dans quel bar avait-il fini cette fois ? Quelle catastrophe avait-il encore déclenchée ? Quelle femme avait fini la nuit dans ses bras balafrés ? Depuis son naufrage sur cette île paradisiaque, les nuits de débauche se succédaient. Mais depuis quand ? Combien de temps s'était écoulé depuis son accostage catastrophique, le visage brûlé par le sel et le soleil ? Les souvenirs de sa vie d'antan s'effritaient comme des feuilles sèches. Sa mémoire rongée par l'acide atmosphère de l'autre bout du monde. Un zeppelin éclipsa la lumière du jour. Il se redressa tant bien que mal sur ses cannes. De là où il avait atterri cette nuit, il pouvait embrasser la totalité de la baie. Du réacteur nucléaire tout de jaune vêtu, au vieux château perché, la ville s'étendait sous lui, encore endormie sous les effluves d'alcool de la veille. Elle se divisait en quartiers semi-concentriques depuis le vieil édifice moyenâgeux jusqu'à sa source énergétique. Chaque quartier parlait d'une époque. L'endroit, entre ciel et mer, abritait les naufragés depuis des années. Chacun se retrouvant dans le quartier qui lui parlait le mieux. Avec le temps les cultures s'hybridaient, invariablement le sang se mélangeait, immanquablement le sexe trouvait de nouveaux chemins aux coutumes ancestrales. Tous partageaient le même point commun : ils étaient des naufragés. Des naufragés rescapés et aussi amnésiques que des poissons rouges. Perdus dans une tempête, égarés dans les brumes nordiques ou mythiques, d'autres emportés par un triangle tristement célèbre. Ici le temps n'avait pas la même prise qu'ailleurs. À l'autre bout du monde, il n'en faisait qu'à sa tête, ou bien à celle du client. Les uns vieillissaient vite pendant que les autres semblaient sortir d'une cure de jouvence. Ici plus qu'ailleurs la théorie chère à Einstein prenait tout son sens. Quelquefois il arrivait pourtant que la frise chronologique suive le même fil que dans nos salles de classes. Comme ce matin où Guy, de son perchoir, voyait quelques badauds matinaux s'attrouper au bout du quai. Il descendit vers ce qui semblait être un nouvel arrivant. Si c'était le cas, il déballerait sa vie. Comme d'habitude il les saoulerait de souvenirs, de désir d'avenir et de retour. Peut-être repartirait-il comme d'autres pour sombrer sur les récifs de l'oubli. Mais sûrement resterait-il ici jusqu'à ce que son passé s'évanouisse. Quand Guy arriva au bout de ses réflexions et du ponton qui l'avait vu un jour débarquer, le nouveau était là. Les vêtements en haillons, la peau brûlée, le corps et l'âme exténués. La dernière chose à laquelle il s'attendait de la part de cet inconnu, c'était bien qu'il se dresse d'un bond à sa vue, stupéfait et l'appelant "papa".
À sa sortie du train, Simon fut déçu. Il avait imaginé la Bretagne sous un crachin appuyé, le ciel gris, l'horizon bouché par une brume mystérieuse. Au lieu de cela, un grand soleil lui piquait les yeux. Il sortit de la gare, rêveur quant à l'ironie de la réalité. Dehors, un chauffeur en bras de chemise attendait assis sur le capot de son taxi. Le rendez-vous chez le notaire devait avoir lieu dans deux heures. Il demanda au chauffeur de le conduire à un hôtel sur le port. On était début mars, il n'avait pas réservé. La rade était grise. Le béton avait dévoré les vieux pontons de bois. Dans ses rêves les ports étaient plus pittoresques. Les bateaux de pêche n'étaient pas encore rentrés, mais il reconnut un morutier accosté. Avec ses trois mâts et soixante-dix pieds de longueur il avait fière allure. Un musée local pensa Simon. Le chauffeur n'en avait aucune idée, ce n’était pas vieux selon lui. Il prit une chambre à l'hôtel des pêcheurs, y déposa sa valise et remonta en voiture. Il n'avait jamais mis les pieds dans un cabinet notarial, mais le notaire et son mobilier étaient conformes à ce qu'il en attendait, sobres, austères, propres. On lui adressa des condoléances de rigueur et le fit asseoir pour attendre un certain Le Nerrant. Il n'était donc pas seul légataire. Le vieil homme ne tarda pas. Malgré son âge il dégageait beaucoup d'énergie, il serra fermement la main que lui tendait Simon. Il avait des traits burinés, la peau était noircie par le large, épaisse comme celle d'un cachalot. Il avait été taillé vulgairement par son créateur, sans finesse, sans fioritures. Taillé pour la tempête et le commandement. Son regard filtrait à peine derrière de véritables écoutilles. Pourtant, ses yeux brillaient intensément. Le notaire les présenta et commença sa lecture. À la fin de l'énoncé du testament, Simon flottait dans un autre monde. La pièce tournait, il avait secoué la tête, dégluti, mais c'est la tape du marin qui le ramena. "Ça va p'tit gars ?" Simon sourit, désormais il était riche, mais ça irait.
Il pleuvait. Simon voyait enfin la pluie tomber sur la Bretagne. Il constata que les odeurs, les couleurs et les bruits qu’il imaginait depuis si longtemps étaient bien ceux de la réalité. Il sourit au ciel gris et à la côte déchirée qui s'éloignait lentement dans le sillage d'écume laissé par le morutier. Lui qui n'était jamais sorti de son petit quartier parisien, voilà qu'en l'espace de deux semaines il se retrouvait héritier richissime de sa grand-mère bretonne et embarqué dans une expédition scientifique avec une bande de vieux fous. Il prit un peu de temps à la poupe du voilier pour faire le point. Il se sentait ivre, il se sentait vivre.
En sortant de chez le notaire il était rentré à l'hôtel avec le vieux marin. Celui-ci lui parla de l'expédition scientifique qu'il dirigeait ; un voyage vers les bancs de Terre-Neuve dans les conditions de l'époque. Simon planait, héritier d'une fortune, il écoutait surtout les battements de son cœur. Ce soir-là il but comme jamais, il n'avait jamais bu en réalité. Saoul après quelques verres, il pensa à sa vie. Le rythme routinier du métro-boulot-dodo. L'attente quotidienne du soir, l'attente du coucher, l'attente du sommeil et de son cortège d'aventures oniriques. Sa drogue l'avait enfermé entre quatre murs. Le vieux Le Nerrant dut sentir ce vague à l'âme, il proposa au jeune mousse de l’accompagner à bord ; il lui parlerait de la vie que menaient ses ancêtres. Les deux semaines suivantes furent consacrées aux derniers préparatifs de l'expédition, trouver la viande séchée, la saler, l'entreposer, remplir les tonneaux d'eau douce. Simon aidait, pour tromper l'ennui, pour retarder son retour sur Paris. Entre deux chargements le mousse et le vieux loup de mer allaient voir la masure de ses arrière-grands-parents. Et comme Le Nerrant l'avait fait avec la grand-mère il raconta à Simon les histoires de marins du village. Il raconta la vie des marins paysans qui partaient au printemps sur les bancs brumeux vider les morues de leurs entrailles, puis revenaient à l'automne glaner ici ou là du boulot dans les fermes. Des hommes amphibies qui louaient leur vie aux patrons pour échapper à la misère. Chaque jour il égrenait ses histoires : le retour au port, à chaque campagne, les perdus, les noyés, les malades qui ne revenaient pas. Les femmes et les mères résignées au tribut réclamé par la mer, cette maudite putain. Parfois c'était le bateau et son équipage au complet qui ne rentraient pas, perdus. C'était l'histoire de sa famille. Deux fois la mort avait frappé le foyer, l'arrière-grand-mère avait poussé sa fille à fuir le mauvais sort. Naturellement Le Nerrant finit par proposer à Simon de rejoindre sa troupe de vieux fous. Après tout, c'était aussi son histoire. Les pêcheurs avaient toujours emmené de jeunes mousses, fallait respecter la tradition, c'est sacré la tradition. Et aujourd'hui Simon regardait la Bretagne s'éloigner, il pensait la quitter comme il l'avait rejointe, sur les rails, vers l'est. Au lieu de ça c'est par la mer, vers l'ouest qu'il s'éloignait de son ancienne vie. Sous le crachin qu'il avait tant et tant rêvé il sentit un œil se poser sur lui. Le mauvais œil ?
"Hein ?!" En substance c'est à peu près ce qui sortit de la bouche de Guy. Il l'avait pâteuse et le bruit de sa voix résonnait dans sa tête. Ça avait fait rire tout le monde. En général on avait droit aux classiques "je suis mort ?" ou bien des "c'est le paradis ?" Les "papa ?!" c'était pour le moins inhabituel. Loïc, bien que naufragé et en état de choc, avait raison, mais il était le seul à le savoir. On l'emmena dans une baraque du quartier des pêcheurs européens. Guy suivit le mince cortège. Peut-être avait-il eu des enfants, ça le chatouillait un peu dans le coin de la mémoire, celui-là ou un autre, ça l'amusait. Il lui ferait le tour du propriétaire quand il serait sur pied. Ça prit pas loin de 24 heures avant que le gamin n'émerge. Ils sortirent tous les deux prendre l'air. Le nouveau s'appelait donc Loïc, fils d'un Guy, marin pêcheur. Pourquoi pas se dit Guy.
– Tu te souviens pas ? – Non. – Moi je me souviens et bordel pourquoi t'as pas vieilli ? – J'en sais rien, ici certains mûrissent plus vite que d'autres. – Tu me remets pas du tout ? – Non, p'têt bien que j'ai eu un fils… Possible. Les souvenirs on les oublie vite, tu verras. – Pourquoi j'oublierais d'où je viens ? T'as pris un coup sur la tête, c'est tout. – Tais-toi donc. On est tous des naufragés ou des enfants de naufragés sur cette île. C'est comme un bout de bois auquel on s'est rattachés. Me demande pas comment ou pourquoi, j'en sais rien, et personne ne le sait. – Et personne n'essaye de repartir ? – Si. – Je vais te ramener à la maison ! – Quoi ?! Pour aller où ? Tu sais pas où t'es, tu sais pas qui je suis, alors laisse couler. – Foutaises ! Et la mère t'en fais quoi ?! Elle doit mourir de chagrin à cette heure ! – T'oublieras et elle aussi. – Mais non ! – … – Et les autres, ils sont où ? Pourquoi y a que moi ici ? – J'en sais rien. Des vieux d'ici disent que ça doit être les souvenirs qui nous envoient là, les souvenirs de ceux qui sont restés aux ports. – Je comprends rien. – Pas grave.
Ils marchaient vers la colline où était posé le vieux château. Il était calé dans les rochers de l'île depuis le début de l'histoire. Il était les racines de la ville en-dessous, l'essence de la vie qui s'agitait dans les rues. D'après la légende, il y avait eu deux naufragés. Ils avaient construit une première cabane sur la colline, bien en vue. Ils avaient joué les Robinson, attendant qu'on leur jette une bouée. Elle n’était jamais venue. Ils auraient alors sombré dans un long sommeil, un long rêve d'où l'île tire son énergie, l'énergie du bout du monde. Le seul vestige direct reste une vieille barque sur l'une des plages de l'île. La barque du passeur comme on dit. Personne n'y touche, allez savoir pourquoi. Personne ne met les pieds au château non plus, personne ne sait si les deux pionniers sont toujours là, personne ne sait si la légende dit vrai mais tout le monde s'en contente. Certaines choses sont du domaine de l'inné, les origines de l'île en font partie, c'est la tradition, et la tradition c'est sacré.
– Guy ? Au village on racontait qu'une vieille pie nous avait jeté un sort. Tu l'aurais engrossée… Tu te rappelles pas ? – Non… Mais si elle voulait me punir c'est râpé, parce que des femmes à aimer, ici il y en a partout !
"L'Aimable Sophie", énorme trois-mâts armé à la pêche arriva sur les bancs de Terre-Neuve après trois semaines de navigation. La traversée se déroula sans encombre et dans les conditions de la grande époque des morutiers. Pour les quelques marins aguerris composant l'équipage elle fut pénible. Ils étaient habitués aux moyens de navigation moderne, embarquer sur une antiquité inconfortable semblait une punition. Pour les autres, le gros des troupes, c'était l'aventure de leur vie. Historiens, étudiants, retraités, ils suivaient les traces de leurs aïeux. La difficulté était leur manière de transcender leur vie, un tribut à payer aux ancêtres, l'affirmation de leur virilité, un chemin vers l'illumination. Simon avait débarqué là par hasard. En l'espace d'un mois sa vie avait basculé dans l'inconnu. Il était riche et embarqué vers les lieux de perdition de ses ancêtres. Il avait considérablement réduit ses phases de sommeil, et celui-ci était passé d'un statut de loisir à celui de repos. Le mal de mer l'avait un peu agité au départ et puis le temps faisant, il s'y était fait. En revanche l'étrange sensation d'être sous surveillance ne l'avait pas quitté. Le Nerrant était devenu plus distant, il prenait l'expédition au sérieux, de lui dépendait la réussite. Ses fonctions de commandant lui laissaient peu de temps pour le jeune mousse. Pourtant quand ils furent enfin arrivés à destination, c'est lui qu'il vint trouver en premier. La pêche fut longtemps pratiquée à bord des chaloupes. Après la grande traversée, le bateau dérivait avec le banc de morues et les marins descendaient dans les petites embarcations pour mouiller des lignes de fond parées de centaines d'hameçons. Cette technique était dangereuse et quelques chaloupes ne revenaient pas. Les jours de brume, le chemin du retour était parfois bien difficile à retrouver et semer des cailloux sur l'eau n'est pas chose aisée. Ce jour-là était dégagé, Le Nerrant avait jugé le danger minime. Il voulait être le premier à descendre, il prit Simon avec lui. Ils s'éloignèrent à la force de leurs bras et commencèrent à jeter les lignes.
– C'était le boulot de nos ancêtres petit, de nos ancêtres communs. – Ouais, ils en ont chié les bougres. – Nos ancêtres communs… – Hein ? – On est de la même famille mon gars. – Non ?! Pourquoi tu m’as rien dit avant ? C’est génial ça ! – Ton arrière-grand-père est mon grand-père. Ahahah ! Mais j'suis pas ton père me regarde pas comme ça ! Non, ton arrière-grand-père avait la vie dure, comme tous les hommes à cette époque. Quand il rentrait au port sa seule femme ne lui suffisait pas toujours. – Tu veux dire que… – C'était pas un héros, il a mis enceinte ma grand-mère, et j'ai débarqué plus tard. – Tu es une sorte d'oncle alors, un grand-oncle ? 'Tain j'ai de la famille maintenant ! – T'emballe pas, la famille c'est plus que du sang. Forcément il a nié être le père, ma grand-mère s'est retrouvée seule, fille-mère. Tu sais ce que ça voulait dire à l'époque ?!
Le ton montait d'un cran, Le Nerrant avait cessé de jeter les lignes à l'eau, sur l'horizon, des nuages s’avançaient doucement en glissant sur la mer d'huile.
– Je suis navré… – Ma grand-mère a dû s'enfuir, avec un gamin sous le bras. Fille-mère, tu parles, aucun homme ne voulait d'elle ! Ah si pour la baiser, là il y avait du monde, mais pour l'aimer il n'y avait plus personne ! – Le Ner… – Tais-toi ! Écoute-moi bien, avant de partir pour le bordel à Quimper, une nuit, alors que les bateaux étaient partis, elle a allumé des bougies. Tu connais la magie des simples, petit ?! Elle a maudit tous les hommes de ta famille. Si ce n’était pas la mer qui les prenait, le destin trouverait un chemin, ton père n'y a pas coupé ! – Le Nerrant tu me fous les jetons, j'ai rien à voir là-dedans moi ! – Oh que si gamin ! T'es la dernière génération, sans descendance ta famille peut s'éteindre, la malédiction aussi et moi avec.
Pendant ce temps la brume les avait rejoints, elle les avait engloutis sans crier gare, en quelques minutes. Le trois-mâts avait disparu derrière l'épais rideau. Le chemin du retour serait difficile à retrouver.
– N'imagine pas que tu pourras t'en sortir, cette brume est épaisse, quand elle tombe sur toi ça peut durer plusieurs jours. On va crever ici, et l'histoire sera finie.
Que dire à un être dément, Le Nerrant avait changé de visage. Simon le savait bien, lutter contre lui ne servirait à rien. Ils dérivèrent longtemps, la brume ne se leva pas, comme le vieux l'avait prédit. Ils restèrent tous les deux, le bourreau et sa victime à bord de la même chaloupe. Face à face. C'est peut-être les années de Simon passées dans les rêves qui le sauvèrent, peut-être son détachement naturel vis-à-vis du monde. Toujours est-il qu'après plusieurs jours sans s'adresser la parole, Simon pardonna au vieux fou. Peu après la brume s'ouvrit sur une île et la suite appartient à la légende.
De l'autre côté de la vitre d'une petite maison sur le port, une femme allumait des bougies. Dans un coin de la pièce un nourrisson dormait à poings fermés. Sur la table la jeune femme avait embrasé du charbon et y jetait des plantes, de l'encens et des larmes. Assise sur sa chaise, elle joignit les mains, ferma les yeux pour se concentrer sur l'invocation. Dehors la nuit était calme, les bateaux étaient sortis depuis peu, ils reviendraient dans quatre ou cinq mois, si la mer le voulait bien. Dans les maisons voisines, les autres femmes étaient seules avec la marmaille. Les jeunes garçons, gonflés d'orgueil étaient les maîtres intérimaires des foyers, pourtant, dans la nuit ils dormaient à la manière des enfants, roulés en boule sous les couvertures. Dans la maison aux bougies, la femme pleurait silencieusement, le sort était jeté, elle souffla les bougies, rassembla ses effets, s'attacha le bébé sur le dos et sortit. Préférant quitter son village de nuit, elle s'éloignait lentement. Elle jeta un dernier regard en arrière vers ceux qui l'avaient rejetée. L'ombre rancunière d'une femme blessée s'évanouit dans la nuit.
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