Août 1967, je venais tout juste de fêter mon quinzième anniversaire, mes parents et moi étions en vacances dans un camping situé à la lisière d'un charmant village provençal. Nous avions entrepris ce long périple depuis Lille pour profiter du soleil méridional, bravant les bouchons et la chaleur accablante dans l'habitacle de la Renault 16 flambant neuve. Partis à l'aube, nous atteignîmes notre destination au début de la nuit. Le temps de s'installer, nous tombions dans les bras de Morphée pour un sommeil réparateur et ce n'est que le matin suivant que nous découvrîmes le paysage alentour. Une garrigue semi-désertique, à base de chênes verts tortueux, d'oliviers rabougris, de cistes et de genévriers qui poussaient à grand-peine dans cet univers karstique. De loin en loin, des touffes de thym et de romarin embaumaient l'atmosphère d'une agréable odeur de vacances. À quelques kilomètres du camping, une petite rivière avait creusé une gorge dans le calcaire et glougloutait gaiement au fond de cette réplique miniature du grand canyon. Facile d'accès, l'onde fraîche bordée de plages caillouteuses était très prisée pour la baignade et les promenades en famille.
Notre emplacement était situé au calme, au bout du terrain, à l'écart des lieux de passage, suffisamment vaste pour abriter la caravane et une petite canadienne où je passais mes nuits. J'avais insisté auprès de mes parents, arguant de la promiscuité qui devenait de plus en plus pesante et des ronflements nocturnes de mon père. Pour la première année, je jouissais enfin d'un semblant d'indépendance et de liberté. Le camping était agréablement ombragé, peuplé de platanes centenaires dont les frondaisons abondantes repoussaient vaillamment les assauts du soleil. Malgré ces efforts louables, la chaleur devenait écrasante dès la fin de la matinée et jusqu'à la tombée de la nuit. Fort heureusement, proche de la réception et de la buvette, une piscine providentielle devenait l'épicentre du camping dès que le thermomètre dépassait les trente degrés.
Juste après le déjeuner, une douce torpeur se diffusait dans les allées, les cris des enfants cessaient, les transistors se taisaient, et même les cigales semblaient mettre une sourdine. Beaucoup s'adonnaient alors à la sieste en rêvant d'une brise marine sur leur peau dénudée. Dans un hamac, je me balançais mollement en lisant des romans d'aventure ou des magazines consacrés aux chanteurs yé-yé et aux groupes de rock, attendant la tombée de la nuit et le retour d'une relative fraîcheur. De loin en loin me parvenaient les bruits de la piscine, cris d'effroi surjoués et éclaboussures de rires, je m'y rendais parfois après dix-huit heures quand il y avait moins de monde. Souvent vers le soir le temps semblait tourner à l'orage, le ciel se chargeait de noir, les feuilles des platanes frémissaient puis les nuages consentaient à lâcher quelques gouttes molles et tièdes qui s'écrasaient dans la poussière sans la mouiller.
Si mes parents avaient l'air d'apprécier ces vacances indolentes, pour ma part je m'ennuyais ferme. J'avais remarqué une bande de garçons et de filles de mon âge qui semblaient se retrouver chaque mois d’août dans ce camping depuis des années. Ils passaient leurs journées ensemble, loin de la surveillance des parents, en balade à la rivière, sur le terrain de volley ou autour de la piscine, le soir au bal du camping ou au café sur la place du village. De caractère timide et solitaire, j'observais avec envie ces jeunes gens bronzés et insouciants qui croquaient la vie avec gourmandise. Je les voyais souvent flirter entre eux et surprenais parfois des doigts enlacés, des caresses furtives ou de tendres baisers. Parmi mes camarades de classe, il y avait ceux qui avaient déjà embrassé un garçon ou une fille, et les autres, plutôt rares, dont je faisais partie ; j'aspirais ardemment à rejoindre la première catégorie.
Je mourais d'envie de me mêler à ce groupe et réfléchissais à un stratagème. Un jour, prenant mon courage à deux mains, je décidai de tenter une approche à la piscine. Depuis quelques années, je pratiquais le plongeon en compétition et j'avais acquis un bon niveau et même gagné quelques coupes dans des championnats régionaux. La piscine était munie d'un modeste plongeoir flexible qui avait perdu de son élasticité, mais suffisait largement pour épater la galerie. L'air de rien, je fis une petite démonstration de mes talents, ce qui en impressionna plus d'un. Cette performance me permit d'engager la conversation et je proposai même de leur donner quelques conseils pour améliorer leur technique. En quelques heures j'intégrai la bande. À partir de ce jour, mes vacances débutèrent vraiment. Nous faisions de longues balades à pied ou à bicyclette sur les chemins environnants, pique-niquant à l'ombre des chênes ou des oliviers, passions des heures au bord de la piscine ou à la buvette du camping, à discuter de futilités ou des mérites respectifs de tel ou tel chanteur à la mode. Lorsque l'après-midi allongeait les ombres, nous allions parfois au café du village boire des sirops colorés dans des verres lourds de glaçons et couverts de buée. Les jours passaient, semblables les uns aux autres, mais nous ignorions l'ennui.
Au sein de la bande, j'avais tout de suite remarqué Dominique, son regard bleu azur, un sourire enjôleur sublimé par des dents blanches et parfaitement alignées, un corps bronzé qui attirait le soleil. Notre groupe passait de longues heures à la piscine, alternant jeux aquatiques, concours de plongeons ou bousculades joyeuses. Sur ma serviette lézardant au bord du bassin, ou batifolant dans l'eau turquoise, je n'avais d'yeux que pour Dominique et rêvais d'aventure sans trop y croire. Après la piscine, nous passions sous la douche pour débarrasser nos peaux de la morsure du chlore. Proches des vestiaires, une dizaine de cabines rudimentaires s'alignaient, séparées les unes des autres par une mince paroi en plastique qui laissait un espace en haut et en bas pour permettre à l'air de circuler. Un jour, le hasard fit que Dominique entra dans la cabine jouxtant la mienne. Quelques instants après me parvint le bruit de l'eau chutant en pluie sur le sol en béton. Je retins mon souffle, mon regard s’égara sous la paroi de séparation où je pouvais entrevoir ses pieds. Leurs mouvements me permettaient d'imaginer la position de son corps, d'abord face au jet d'eau, la tête penchée vers l'arrière pour mouiller le visage et les cheveux, puis se retournant, le cou légèrement ployé, pour inonder le dos. Le bruit de la douche cessa, je tendis l'oreille pour percevoir l'onctuosité du savon glissant sur la peau. Puis à nouveau l'eau en pluie, s'écoulant par la bonde, d'abord chargée de mousse, enfin transparente, les mêmes mouvements de ses pieds plusieurs fois répétés. Un trouble inconnu et délicieux me saisit, mes jambes envahies par une onde de chaleur se dérobèrent. Il me fallut de longues minutes pour reprendre mes esprits et sortir de la cabine.
Après cet épisode qui me laissa dans un état proche de la sidération, je me résolus à enjamber ma timidité et à tout faire pour que Dominique comprenne clairement mes intentions. Je tentais maladroitement de reproduire des gestes vus dans des films à la télévision, par exemple côte à côte sur les tabourets de la buvette, je laissai discrètement traîner le bout de mon pied nu sur sa cheville ou bien, feignant l'inadvertance je frôlai ses doigts quand d'aventure nos mains se rapprochaient. Je lui adressais fréquemment la parole, cherchant désespérément un sujet de conversation qui pourrait capter son attention. Un après-midi, au bord de la piscine, je lui parlai de l'album Sergent Pepper's qui venait de sortir deux mois auparavant et avait révolutionné la musique pop ; le déclic alors s'opéra. Dominique et moi réalisâmes que nous étions fans des groupes de pop-rock anglais, les Kinks, les Animals, les Who pour ne citer que les plus connus, et bien sûr les Rolling Stones et les Beatles. À la suite de cette révélation, nous passâmes des heures à éprouver inlassablement nos éruditions respectives sur les frasques destructrices de Keith Moon, l'incroyable destin romanesque des frères Davies, les qualités mélodiques de The House of the Rising Sun, la puissance rock de You Really Got Me ou la douce mélancolie de Sunny Afternoon. Dominique, qui habitait Paris, avait eu la chance d'assister au concert des Beatles à l'Olympia en janvier 1964 avec son père et sa mère, groupie absolue des Fab Four, et en particulier du mignon George Harrison. Je cachai ma jalousie à grand-peine, étant moi-même fan des Beatles depuis la sortie de leur tout premier single. Pour sa part, Dominique avait une préférence pour les Stones et le sulfureux Jagger, ce qui suscita de grands débats entre nous, mais nous finîmes par conclure que contrairement aux clichés relayés par la presse people, les deux groupes n’étaient pas rivaux mais plutôt complémentaires.
Au fil des jours, nous nous éloignâmes du groupe pour passer de plus en plus de temps ensemble. Nous fréquentions moins la piscine et son environnement bruyant et préférions les promenades à deux, dans la garrigue ou au bord de la rivière, nous nous tenions la main sur le sentier escarpé qui descendait au fond des gorges. Nous étions désormais très complices et mes parents semblaient heureux de voir que je n'étais plus solitaire, tout en jetant des coups d’œil soupçonneux mâtinés d'inquiétude vers la canadienne qui abritait souvent nos longues discussions. Pourtant il ne se passa rien jusqu'à ce soir de septembre, deux jours avant la fin des vacances, où Dominique me rejoignit derrière la piscine. La nuit était tombée, les insectes dansaient en nuées frénétiques autour de l'ampoule de l'unique réverbère. On entendait au loin la rumeur des conversations à la buvette et un juke-box qui jouait All My Loving. Nous ne disions mot, nos doigts enlacés et nos visages tournés l'un vers l'autre. Nos bouches se rapprochaient imperceptiblement, hésitantes, comme effrayées par cette attraction irrépressible. Je sentis son souffle au goût de menthe sur mes lèvres, je voulus lui murmurer un mot tendre mais le temps me manqua.
|