Un dernier regard septuagénaire jeté dans l’eau du fleuve, mais il ne pourrait plus s’agir de faire le moindre vœu ; l’heure n’est plus à l’espoir, car dans ma traversée du long pont en bois qui mène à mon antique musée, privé d’avenir, je ne réfléchis qu’au présent et au passé. Je réfléchis à toutes ces années que je n’ai pas vues se lézarder comme les remparts délaissés d’un seigneur seul et sans suite ; je pense à ce que j’ai réussi ou failli devenir avec l’expérience, mais surtout à mon mentor, associé et ami Léo, dont je reviens de l’enterrement, et qui ne tuera plus volontiers le temps aux affaires de comptabilité, de compagnie et d’entretien du musée comme il l’a fait pendant plus de soixante ans. J’avais douze ans quand je l’ai rencontré. Je sortais tout juste d’un traumatisme édifiant : la destruction de ma maison et la mort de mes parents. J’étais par conséquent tout ce qu’il restait de ma petite famille et, sans doute en raison de l’état de choc, je ne me souviens même plus de comment je m’en suis sorti. Le feu avait pris dans le garage, paraît-il, mais je n’ai jamais voulu m’informer davantage sur les circonstances ; j’avais besoin d’un nouveau départ et faire une croix sur mon passé m’était difficile, mais salutaire. Léo m’y a aidé en me recueillant. Ancien explorateur, il avait lui-même changé de vie après une vilaine blessure au pied qui l’avait rendu infirme pendant quelques mois. Pendant son rétablissement, il avait appris la guitare, et à la fin de sa convalescence, il s’est reconverti en conservateur free-lance d’un musée d’un nouveau genre. À cette époque, en effet, cela faisait déjà quelques années que l’on pouvait lire dans les journaux et sur Internet qu’un nouveau type de musée avait fait son apparition en Occident : le Musée Cordial. Ce nouveau concept, importé des États-Unis, proposait de fonder des établissements éclectiques consacrés à l’exposition d’objets qui étaient chers au gérant, et qui l’avaient profondément marqué dans son existence. À l’ère des réseaux sociaux et du culte du moi, ce n’était pas étonnant de les voir pousser comme des champignons et, très vite, les conservateurs ont pris coutume d’installer leur résidence personnelle aux deux ou trois derniers étages. Léo s’était prêté au jeu, passionnément, et avait intitulé son bébé le Ka-musée, en référence à la notion de Ka, qui désigne grossièrement l’âme d’un être humain dans la mythologie égyptienne. Je l’ai rencontré pas bien longtemps après l’incendie. J’avais fui le lieu du drame et je courais sans savoir où j’allais. J’ai fini par arriver sur les abords du fleuve, à quelques centaines de mètres de ma maison. J’ai vu un homme assis sur un banc de métal qui me regardait ; il avait déjà les cheveux blancs d’un sage et le regard perçant, mon Léo. A-t-il au fond jamais connu la jeunesse ? Sur sa peau saignait la lumière orangée du crépuscule et à son cou pendait un appareil photo muni d’un immense objectif. Moi, j’étais encore haletant de peur et ces yeux qui me suivaient ne m’inspiraient pas confiance. Comprenant qu’il m’intimidait, il a dirigé son regard sur l’horizon couchant, et s’apprêtait à parler. C’est comme si c’était hier. Aujourd’hui, en ce dernier dimanche du mois de mai, il fait chaud, les oiseaux chantent, le ciel est d’un bleu régulier et l’eau du fleuve que je regarde en marchant est claire et fluide. Autant dire que le temps ne semble pas vouloir partager ma peine en perturbant les humeurs de la nature. Mais après tout, on ne demande pas au bourreau de pleurer : c’est bien le temps qui a déposé sur les mains de Léo les premières dunes ; c’est lui qui a asséché les terres de son crâne et fendu en virgules celles de sous ses yeux. Au fond, je pense que, comme le disait Léo, le grand horloger dont parlait Voltaire, ce Dieu qui est là sans qu’on le voie, n’est autre que le Temps lui-même.
— Quel beau temps, a-t-il dit, j’adore les couchers de soleil de cette période de l’année.
Il a pris son Canon en main, et l’a porté à son visage. Quelques oiseaux s’échappaient au loin, comme prêts à percer les nuages aux nuances ocre, et le vieillard les suivait attentivement d’un œil accroché. Il a pris la photo et a doucement déposé son appareil contre son torse avant de le lâcher. Il n’a rien dit, n’a rien fait paraître. Avait-il capturé un beau cliché ? Je n’en avais aucune idée. Il m’a de nouveau regardé, mais cette fois-ci avec une complicité telle que cela m’apaisait.
— Comment t’appelles-tu ?
J’ai répondu.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
Je me suis longuement confié.
— Bon, allons-y, a-t-il conclu.
J’arrive maintenant sur le domaine du musée sur lequel débouche le pont : c’est un grand terrain. L’établissement, haut comme un immeuble, renferme dix étages et est entouré d’un parc où sont plantés çà et là quelques arbres. C’est d’ailleurs à l’ombre de l’un d’eux que j’ai reçu mon premier baiser un soir d’hiver, mais passons... Les oiseaux, eux, continuent de chanter, et, de part et d’autre de la route de pavés de devant l’entrée, les fleurs sont joyeuses : les jonquilles et les soucis ne se sont jamais aussi bien portés. Je sens sur mon visage le feu, le poids et les railleries du printemps qui frappent fort. Je passe les portes automatiques qui s’ouvrent sur la salle d’accueil au bout de laquelle se tient l’ascenseur. Il n’y a personne, ici, hormis un employé zélé qui me salue depuis l’accueil. Malgré tout, je vois des fantômes, et plus que jamais, j’ai une envie soudaine de les enlacer et d’observer les pièces de mon musée avec une attention absolue, comme s’il s’agissait de la dernière fois. La toute première fois que je suis rentré dans le musée, une étrange sensation s’est emparée de moi. À peine a-t-on accordé la tutelle à Léo qu’il m’a emmené visiter son musée… Je n’avais jamais été au musée, moi, si ce n’est une fois, avec l’école. Mais tout me disait que celui dans lequel je venais de mettre les pieds était unique : des murs de marbre violacés, un sol en béton poli d’une propreté presque suspecte, des bancs blancs, un comptoir noir. Je ne saurais même pas dire aujourd’hui s’il s’agissait de couleurs qui s’accordaient bien ou pas, mais quelque chose de surréaliste s’en dégageait. C’était un drôle de rez-de-chaussée pour le dire sans trop descendre dans les détails. Je monte les marches. Elles se sont fissurées avec le temps, mais ont globalement tenu. Le niveau un, aux murs et au sol complètement noirs, est consacré aux photographies de Léo, bien protégées sous des vitrines rectangulaires. Sa dizaine d’appareils photo et sa vingtaine d’objectifs y sont aussi exposées. Il faut dire que, lorsqu’il était encore grand voyageur, il ne manquait pas une occasion de « saisir l’instant ». Il y a toujours eu un certain cliché qui m’intriguait : un polaroid flou, où l’on distinguait quelques touches jaune orangé. Pendant longtemps, Léo a réussi à me faire croire qu’il s’agissait d’un scarabée d’or immortel qu’il avait très maladroitement photographié en Égypte, et qui l’avait suivi jusqu’ici pour, depuis, veiller sur le musée. C’est le seul étage qui appartienne encore à Léo. À mes dix-huit ans, j’ai hérité du musée et on a échangé les rôles : il est devenu mon assistant (mais ça ne l’a pas empêché de continuer à m’interdire de me rendre dans le grenier, dont il m’avait toujours refusé l’accès). Il m’a laissé refaire toute la disposition du musée comme je l’entendais, avec mes propres souvenirs, et j’ai tenu à ce qu’un pan lui reste consacré à lui seul. Les murs, donc, ont gardé leur ardoise d’antan et servent encore aux visiteurs d’immense tableau où inscrire tout ce qui leur passe par la tête. Aujourd’hui, je pose ma main sur la vitre qui abrite des photos du temple d’Abou Simbel et du quartier Kabukichō. Je les contemple attentivement et m’imagine comme je peux les souvenirs de Léo (imaginer un souvenir…) : quel était son état d’esprit à l’époque ? Comment voyait-il les choses ? A-t-il assez profité ? M’étais-je aussi bien occupé de lui dans sa vieillesse qu’il s’était occupé de moi dans ma jeunesse ? Il a déjà répondu à toutes ces questions, pendant les soirées que nous avons passées ensemble devant la télévision, autour d’un jeu de société ou dans la salle de projection du dernier étage, sous l’intrigante trappe, mais aujourd’hui, j’ai comme l’impression que les souvenirs s’effritent, et que je les perds. Je gagne le deuxième étage : avant, c’est ici que Léo partageait ses œuvres musicales préférées avec, à chaque fois, une note apposée où il donnait son avis. Il avait vraiment vécu avec son temps : il adorait autant Maurice Chevalier que Charles Aznavour, Johnny Cash, David Bowie, ou encore Therapie Taxi. Et autant dire qu’il ne laissait aucun genre en reste : variété française, jazz, rock, hip-hop, country ; tout lui plaisait. Aujourd’hui, c’est dans cette même salle que j’expose des objets de mon enfance en tous genres, dont certains albums, justement. Il y a entre autres des lettres, billets d’entrée (musées, parcs d’attractions, concerts…), livres, bulletins, journaux de classe, tous accrochés aux murs dans des cadres et accompagnés d’une fiche explicative. Chaque page peut être consultée. Dans les vitrines, il y a quelques piles de jeux vidéo, des jeux de société, de vieilles bottines. Bien sûr, rien de tout cela ne date d’avant mes douze ans. De ce temps-là, rien ne subsiste… et c’est étrange, cette sensation qu’il en sera bientôt de même pour tout le reste.
— Qu’est-ce que vous avez fait aujourd’hui, à l’école ? m’a demandé Léo tandis qu’il venait de poser le journal qu’il lisait assis dans le canapé. — J’ai eu un échec en math, ai-je répondu avec les larmes aux yeux. Je suis désolé…
Il est venu vers moi et m’a pris dans ses bras pour me réconforter comme un père. Il a ensuite pris sa guitare et a tissé quelques notes tandis qu’une araignée se reposait sur sa toile, en écoutant son arpège : « I’m on your side/ Oh, when times get rough /And friends just can’t be found/ Like a bridge over troubled water/ I will lay me down. » En haut, au troisième niveau, une seule œuvre est présentée et elle l’est en mémoire d’un événement charnière dans l’histoire du musée et de ma vie : une nuit que Léo dormait profondément, j’ai fait un tour du musée, comme il m’arrivait de le faire occasionnellement, pendant mes rares insomnies. Quand je suis arrivé au troisième étage, j’ai vu cette énorme fissure dans le mur, qui serpentait d’un coin à l’autre. Devant cette cruelle métaphore de l’inéluctabilité du temps qui passe, qui s’ajoutait à mes divers problèmes de harcèlements scolaires et à une crise existentielle, je suis devenu fou et j’ai voulu foutre le feu au musée. Oui, c’est bête, pour si peu. J’ai remonté les étages avec les yeux bestiaux et les ai redescendus, un Zippo à la main. J’ai pris le premier objet inflammable que j’ai vu ; comme c’était la bibliothèque publique de Léo, j’ai eu l’embarras du choix et les conséquences ne pouvaient qu’être dramatiques et irréversibles. Heureusement, Léo m’avait entendu pleurer dans ma course jusqu’au briquet, et m’avait suivi. Il m’a empêché de faire la plus grosse bêtise de ma vie. Depuis ce jour, par défense, je me suis promis d’éviter autant que possible de penser au temps qui passe. J’ai eu du mal à me pardonner ce que j’avais pensé faire et Léo, évidemment, est resté méfiant un moment. Je l’avais trahi dans mon égoïsme, mais avec mes piètres qualités de bricoleur et les conseils de quelques professionnels généreux, j’ai sculpté dans le bois un grand scarabée pour m’excuser. Pour je ne sais quelle raison, ce cadeau a permis à Léo de comprendre qu’il pouvait me refaire confiance et, depuis le réagencement du musée, c’est le seul objet exposé au troisième étage, au milieu du calme, et devant la fissure qui n’a fait que se creuser davantage. Le quatrième étage, l’ancienne salle de tennis de table (Léo adorait ce sport), concerne aujourd’hui un de mes loisirs principaux, que j’ai développé dans mon adolescence : les aquarelles. Je m’y suis mis par hasard, pour essayer. En fait, non, pas vraiment. Comme c’est le cas pour beaucoup de lubies, celle-ci m’a été inspirée par une fille… c’était une histoire d’amour qui n’a pas duré longtemps et qui m’a surtout appris à vivre seul, mais la passion, elle, a perduré. J’aimais beaucoup représenter les colibris et les piverts, deux espèces d’oiseaux que j’ai toujours trouvées fascinantes et qui ont élu domicile dans le parc, où je les observais. J’imagine que certains allaient et venaient, tandis que d’autres partaient pour toujours. Je me souviens de ces deux amis. Mes deux seuls amis, en fait. Ils étaient les seuls à me comprendre en plus de Léo. C’est avec eux que je passais mon temps libre l’après-midi, avant de rentrer, à dix-huit heures. Parfois, je les invitais à dormir. On s’est perdus de vue, bien sûr, quand ils ont été contraints de changer d’horizon. L’un a repris le boulot de pilote de bateau de croisière de son père et passe sa vie sur l’océan ; l’autre a repris l’hôtel de ses parents, situé bien loin, tandis que moi, je reste là, dans mon propre autel. Aujourd’hui, quand même, je m’interroge : pourquoi n’avons-nous jamais pris la décision ni le temps de nous retrouver ? Lequel est à blâmer ? J’arrive au cinquième. C’est le pan consacré à une passion que j’ai contractée dans ma quarantaine : le modélisme ferroviaire. Je me souviens que j’avais découvert ce concept dans un magazine et ça m’avait fasciné. J’ai pris plus de vingt ans pour imaginer et créer le chemin de fer d’une petite ville côtière, et le résultat final occupe aujourd’hui toute une pièce. J’importais les éléments directement du Japon, parce qu’ils étaient plus solides qu’en Europe. Ils étaient aussi forcément plus chers, alors je devais souvent économiser. C’est entre autres pour cela que la durée de construction a été si longue. En tout cas, tout ça me rappelle ma première expérience en train : avec l’école, on allait passer un après-midi dans un parc d’attractions et, en y repensant, c’était sans doute l’une des plus belles journées que j’ai vécues. Aujourd’hui, amèrement, je regarde mon œuvre et m’imagine contemplant l’horizon, installé dans le minuscule train miniature enraillé sur le trajet éternel, et, au fond, je comprends que je ne suis pas beaucoup plus grand, et ma vie pas beaucoup moins balisée, si je me fie à l’échelle du monde. Oui ! L’univers est immense, et j’en rendais compte à mes visiteurs au sixième étage rempli d’objets en rapport avec l’astronomie : télescopes, oculaires, photos du ciel, fiches techniques. Quand j’étais jeune, il m’arrivait souvent de regarder les étoiles jusque tard le soir, couché dans l’herbe du parc. C’était un acte à la fois humble et apaisant, de se rendre compte de notre petitesse et du silence de la nuit. Comme pour beaucoup, la première constellation que j’ai repérée était celle d’Orion. J’ai petit à petit appris à me repérer dans le ciel : Sirius dans le prolongement de la ceinture, le Lion sous la Grande Ourse, les Pléiades près du Taureau. Plus tard, j’ai fait des recherches approfondies, notamment relatives à des aspects plus physiques et chimiques. Je m’étais pris d’une véritable sympathie pour ce domaine, au point que l’idée de faire des études en astrophysique m’était passée par la tête, mais j’étais conscient de mes grosses lacunes. Par conséquent, j’ai arrêté l’école à mes dix-huit ans pour reprendre le musée. Je dois dire qu’il m’arrivait de douter : j’aimais Léo comme personne et je ne l’aurais abandonné pour rien au monde, mais, parfois, je rêvais d’autre chose ; voyager comme il l’avait fait, découvrir l’ailleurs ; mais lui était trop vieux, et moi, sans doute trop terre à terre. Le dernier étage ouvert au public est sans doute le plus important, parce qu’il s’agit de la vidéothèque que nous avons établie ensemble, Léo et moi. Ce niveau nous lie plus que jamais ; le cinéma était notre passion commune. Sur les murs, il y a des posters de nos œuvres cinématographiques préférées, plutôt anciennes pour la plupart, encadrés et alignés parfaitement : Parasite, Shutter island, Donnie Darko, ... Rien qu’à voir ces affiches, j’ai une envie soudaine de regarder un film. Je me tâte ; j’ai l’embarras du choix parmi les près de quatre cents Blue-Rays disponibles. Je consulte quelques-unes des fiches que nous avions faites, comme si ça allait vraiment m’aider à faire mon choix ; c’est finalement plus un prétexte pour revoir la magnifique écriture calligraphiée de Léo, à laquelle je me rappelle avoir essayé en vain de me confronter plus jeune. Je me décide à laisser le hasard choisir : je prends un DVD à l’aveuglette, et j’appelle l’ascenseur pour me rendre directement au dernier étage. Dans l’ascenseur, je me retourne pour me regarder dans le miroir qui reflète une vieille connaissance. Une torpeur m’envahit et je me revois petit garçon : les cheveux blonds ébouriffés semblant danser comme des flammes à chacun de mes mouvements, les lunettes toujours un peu de travers, et les yeux bleus comme deux saphirs propres. Je m’aperçois alors que je n’ai pas pris conscience à temps que l’existence humaine était aussi fugace ni que la porte de l’ascenseur s’est déjà rouverte il y a un bon moment. J’entre alors dans la salle de projection. Le jour où Léo me l’a montrée, il y a plus de cinquante-cinq ans, un élément m’a titillé : la trappe du plafond. Je me demandais ce qu’il y avait dans ce grenier. Plus tard, j’ai interrogé Léo, qui m’a dit qu’il n’y avait rien en particulier et m’a, dans la foulée, formellement interdit d’essayer d’y monter, certifiant que c’était dangereux. Toute ma vie, j’ai combattu cette curiosité latente et pas trop agressive, mais aujourd’hui, mon état d’esprit fait qu’elle s’exacerbe et qu’il me devient difficile de la contenir. Je crois que Léo m’autoriserait à y accéder et, de toute façon, j’ai toujours été têtu. Et puis, je pourrai enfin dire que je connais le moindre recoin de mon musée. Décidé, je déverrouille la trappe en actionnant le levier ; elle se laisse tomber et découvre des escaliers escamotables. Je monte. Je vois des caissons réfrigérés, remplis de ce que les étiquettes qualifient de bobine de nitrate. J’ai l’impression d’avoir trouvé un trésor ; qu’est-ce qui inquiétait Léo ? Je prends un caisson et le descends, aussi rapidement qu’on le peut à septante et un ans ; je rembobine au hasard. Trop vite : une étincelle s’excite ! Surpris, je donne un coup malencontreux dans la bobine qui tombe et va rejoindre les autres pour s’enflammer ensemble. Le feu se propage vite à travers toute la pièce. Je comprends que c’est la fin du film. Acculé, et sans issue, je suis contraint de remonter au grenier, où je m’enferme. À travers le vasistas, je vois la pleine lune et je prends le temps qui me reste pour compter les étoiles comme on compte les moutons, tout en me rappelant ma vie, mon musée, et en espérant secrètement un miracle : mes deux amis d’enfance partis il y a longtemps, peut-être viendraient-ils m’aider à combattre le feu, car moi, je sais… je crois que j’aurais été là pour les faire sortir ou, au moins, pour sauver les meubles. Mais… oui, c’est vrai : moi, je suis cuit et je n’ai plus qu’à espérer qu’on épargne mon passé. Si l’on se souvient assez fort de moi, les flammes s’apaiseront peut-être avant d’avoir tout réduit en cendre. Mais même si ce miracle a lieu, je sais qu’un jour, quand le pont aura trop connu la dégradation du temps et de l’inattention, l’incendie détruira tout, et cette fois-ci, l’ardeur fleurie des cierges funéraires n’épargnera rien ni personne, pas même le scarabée d’or qui veille au grain. Que le destin fasse ce qu’il a à faire ; pour ma part, j’ai fait mon office.
|