Saint-Pierre-sur-Lauzon, bourg somnolent de la Normandie profonde, ne s'animait vraiment qu'une fois toutes les trois semaines, quand s'y tenait un gros marché fort achalandé. Le reste du temps, le pays n'offrait que les séductions du désert. Toutefois, un autre événement, considéré comme très important et apprécié par la population locale, avait lieu tous les quatre ans : le concours agricole. Toute la région s'y rendait. C'était l'occasion de retrouver des amis perdus de vue ou des membres de la famille, l'intense activité des travaux des champs ne permettant que rarement de s'éloigner des fermes pour aller rendre visite aux uns et aux autres.
Le père Lecacheur, ayant largement dépassé les soixante-dix printemps, veuf depuis quelques mois et riche éleveur de vaches laitières, s'y était longuement préparé à ce fameux concours ! Voilà quarante ans qu'il y participait, visant toujours le premier prix mais sans aucun succès. C'était peut-être sa dernière chance de le remporter. Quarante ans qu'il attendait cette occasion, bon sang ! Les échecs précédents l'avaient profondément déçu et humilié. Il s'était juré, cette fois, de faire tout ce qui était en son pouvoir pour être le meilleur.
Durant des mois, il entretint une correspondance assidue avec les plus éminents spécialistes nationaux des bovins afin de bénéficier de leurs conseils avisés. D'un naturel sauvage et bourru, il fit pourtant des efforts considérables pour se lier d'amitié avec les membres les plus connus des jurys de concours régionaux, n'hésitant pas à les inviter à de luxueux banquets. Malgré son avarice, des sommes considérables furent dépensées pour faire appel aux services du taureau Mercure, l'un des reproducteurs les plus réputés du Calvados. Ce performant animal engendra un spécimen exceptionnel qui devint une superbe génisse. On lui attribua le nom d'Aglaé, en souvenir d'une grand-tante connue pour sa plantureuse beauté.
Le père Lecacheur suivit avec une attention soutenue la croissance de sa bête préférée. Elle possédait, selon lui, les bonnes caractéristiques des plus belles femelles de la race normande : une tête expressive portant des cornes fines et blanches, recourbées en avant, un front large, de gros yeux saillants cernés de noir, un mufle retroussé, une face ni trop longue ni trop courte, une gorge dégagée, une ligne de dos rectiligne et horizontale, des hanches larges, une culotte assez fournie, et des cuisses bien descendues. Lorsqu'elle vêla pour la première fois, son pis, particulièrement développé, recouvert d'une peau fine et douce, laissait apparaître à sa surface de fortes et sinueuses veines. Le vieil homme ne cessait plus de répéter : "C'te bestiau-là, c'est la merveille de toutes les merveilles !" Tous les soirs, il allait la voir pour lui souhaiter une bonne nuit, lui caresser tendrement le cou et déposer des petits baisers sur ses joues comme s'il s'agissait de sa propre enfant. Ses valets de ferme, qui avaient maintes fois surpris ces démonstrations affectueuses, se gaussaient de lui et affirmaient en riant à se tenir les côtes que leur maître avait perdu la raison.
Un seul petit détail agaçait le père Lecacheur mais il avait son importance : la robe, dite caille, d'Aglaé, manquait selon lui de taches. Elle lui paraissait un peu pâlotte par rapport à la majorité des autres membres de l'espèce. Il craignait que cela puisse influencer inconsciemment la décision des juges. Le jour du concours, il se leva discrètement avant l'aube, à l'insu de tous. À la lueur d'une lanterne, muni d'un pinceau, il rajouta avec le plus grand soin, sur les flancs de sa bête, de larges taches d'une peinture marron que l'une de ses connaissances lui avait secrètement procurée. Le résultat le satisfit pleinement. Aglaé avait désormais atteint le summum de la beauté bovine !
Puis avant de partir, alors que ses employés dormaient encore, il s'occupa enfin de lui. Il fallait qu'il soit aussi parfait que sa favorite. Il revêtit un somptueux costume noir : veste longue, gilet et pantalon droit, commandé pour la circonstance, coupé sur mesure et confectionné par le meilleur maître tailleur de Caen. Un haut-de-forme tout neuf compléta l'ensemble. Plus tard, dans la matinée, ces détails ne passèrent pas inaperçus. Ses trois fils, sa fille ainsi que leurs conjoints respectifs, présents ce jour-là, ne manquèrent pas de déplorer, entre eux, les dépenses excessives de ces derniers temps car ils songeaient déjà à leur héritage.
Vers onze heures, la foule glapissante, massée le long de la rue principale du village, put admirer le défilé bruyant d'une clinquante fanfare de cuivres, de tambours et de grosses caisses. Suivirent les notables locaux, tous les participants et le bétail meuglant, toiletté à grande eau, brossé et décrotté pour l'occasion. Le long de la voie, flottait une appétissante et délicieuse odeur, échappée de quelques roulottes proposant aux amateurs de charcuterie des grosses saucisses grésillantes, du boudin à l'oignon ou du porcelet rôti à la broche accompagnés de pommes de terre bien chaudes.
Une cohue de badauds se pressait maintenant vers la place de Saint-Pierre où avait lieu le concours. Les femmes portaient leurs plus belles robes, des coiffes ou des bonnets blancs, des châles flamboyants et bigarrés et leurs compagnons des redingotes ou des blouses bleues ou noires avec des foulards rouges noués autour du cou, des casquettes en soie ou de hauts chapeaux à longs poils.
À la fin d'un discours éloquent, le maire du village, notaire de l'endroit, petit homme mince et jovial, accompagné du jury dont il présenta élogieusement chaque membre, déclara l'ouverture officielle du concours agricole. Puis ils descendirent tous de l'estrade pavoisée, installée au milieu de la grande place, pour se rendre au plus près des candidats.
Les concurrents maintenaient fermement leurs animaux au bout d'une corde reliée au réglementaire licol de présentation, en cuir finement ouvragé. L'attente était particulièrement fébrile.
Le père Lecacheur observait à la dérobée maître Malendeau, vainqueur du dernier concours, qui, lui aussi, le scrutait, plissant ses petits yeux sournois. Ils avaient eu autrefois un différend à propos de l'acquisition d'une pâture et ils étaient restés fâchés, étant tous deux fort rancuniers.
Tour à tour, chaque bovin dut marcher quelques dizaines de mètres et s'arrêter. Aucun détail ne fut épargné par les juges qui notèrent scrupuleusement leurs remarques et leurs observations personnelles sur des petits carnets. Aglaé, la dernière à passer, sembla susciter une attention toute particulière et les discussions à voix basse, autour d'elle, furent très longues et animées.
Après un quart d'heure de délibération, le président du jury monta sur l'estrade afin de communiquer les résultats. D'une voix de stentor, il annonça : "Le grand prix du concours agricole du 25 mars 1882 de Saint-Pierre-sur-Lauzon, dans la catégorie des vaches laitières, est attribué unanimement à… monsieur Lecacheur, propriétaire d'Aglaé ! Nous l'invitons à venir chercher la médaille ainsi que la récompense : une somme de mille francs qu'il a bien méritée !"
Le père Lecacheur fut félicité par ses proches puis, sous les applaudissements fournis et les cris du peuple en liesse, serra longuement la main du président. Rouge d'émotion, il saisit son trophée et le brandit au-dessus de sa tête en l'agitant frénétiquement. Il enfouit rapidement, dans sa poche, la bourse contenant des pièces d'or qu'on lui tendait.
Alors qu'il rejoignait sa bête, une pluie fine qui commençait à tomber se mua rapidement en giboulée. Lorsqu'il arriva près de la vache, l'heureux gagnant blêmit en constatant un changement inattendu : les taches supplémentaires, rajoutées le matin sur les flancs de l'animal, commençaient à couler sous l'effet des précipitations croissantes. La peinture, apparemment, ne résistait pas à l'eau. "Nom de D… !" marmonna-t-il en tremblotant. Il arracha promptement des mains de sa fille étonnée un grand parapluie et tenta de protéger les poils peints, mais en vain. Il était déjà trop tard ! D'affreuses coulures dégoulinantes souillaient à présent la robe d'Aglaé.
La scène attira l'attention de maître Malendeau qui s'approcha et constata l'ampleur des dégâts. Il se mit à hurler à la ronde : "Tricheur ! Tricheur ! Il va le payer cher, très cher !" Alertés par les cris, de nombreux curieux accoururent. Évidemment, il prévint immédiatement les juges qui ne tardèrent pas à constater la supercherie. Le père Lecacheur fut disqualifié et on lui interdit définitivement de participer à tous les concours de la région. C'est le teigneux Malendeau, son pire ennemi, qui remporta, à sa place, le premier prix.
Ses enfants le quittèrent à l'instant même, sans lui adresser la parole. Il regagna sa ferme, la tête basse et l'œil larmoyant, sous les injures et les quolibets suivi par Aglaé, sale et méconnaissable. L'événement fit l'objet de toutes les conversations pendant plusieurs semaines et on attribua à Lecacheur, qui devint rapidement la risée du village, le surnom de Letricheur. Au bout de quelques mois, ses affaires périclitèrent. Après avoir renvoyé le dernier de ses employés, il finit par mourir de chagrin, malade et abandonné de tous.
Le facteur le découvrit peu de temps après en faisant sa tournée matinale et sa fille, qui habitait dans les environs, fut immédiatement informée de la douloureuse nouvelle. Le corps commençant à se décomposer, elle dut très rapidement procéder à l'inhumation de son père.
Quelques jours plus tard, le reste de la famille accourut à la propriété pour réclamer sa part d'héritage et, sous l'autorité du notaire, il fallut faire un inventaire minutieux de la totalité des biens. On se répartit le mobilier, la vaisselle, les machines agricoles. Les animaux furent envoyés à l'abattoir, Aglaé en tête. En cherchant dans tous les coins, on découvrit, au fond d'un grand placard, une réserve d'eau-de-vie de cidre. On entreprit de déplacer les bonbonnes dans la cuisine afin de les distribuer équitablement mais l'un des fils fit tomber l'une d'elles qui éclata en mille morceaux sur le carrelage. Il subit les foudres des autres car ce breuvage, vieux de plusieurs décennies, valait bien quatre-vingts francs le litre. Le frère aîné, rassemblant dans de grandes malles les vêtements du vieux, s'étonna de ne pas retrouver le magnifique costume noir porté le jour du concours. Sa sœur fut soupçonnée de l'avoir subtilisé pour le vendre à son profit. Elle affirma, effondrée et en larmes, que ce luxueux habit avait été choisi pour vêtir le défunt lors de la mise en bière mais personne ne la crut. Le notaire fut prévenu et l'affaire réglée par la justice. Humiliation suprême, la maison de la pauvre femme fut fouillée de fond en comble par un gendarme mais sans résultat. Les autres membres de la famille n'en restèrent pas là. Après une courte procédure, ils obtinrent le droit d'exhumer la dépouille paternelle afin de vérifier si le fameux costume était bien à la place indiquée.
Lorsque les représentants des autorités judiciaires procédèrent à l'ouverture du couvercle de la longue boîte en bois de sapin, d'infâmes exhalaisons obligèrent tous les témoins à se couvrir le nez d'un mouchoir. Les fils constatèrent que leur sœur n'avait pas menti mais rien ne put les empêcher de tressaillir d'effroi lorsqu'ils observèrent plus attentivement la face du trépassé. Dans les orbites creuses du long visage gris du cadavre, les paupières baissées laissaient à peine entrevoir le mince liseré clair de ses yeux ternes et sa bouche, aux lèvres écartées et desséchées, s'ouvrait sur des chicots jaunâtres. Du fond de son cercueil, le père Lecacheur, poursuivi jusqu'à sa dernière demeure par la pitoyable mesquinerie de ses enfants, semblait afficher un terrible rictus de mépris !
Le récit de cette affaire, paru à la une des journaux locaux, scandalisa les villageois. Elle alimenta les ragots et fit oublier, quelque temps, le malheureux incident du concours agricole.
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